A ce moment se
produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint dire à Rachel que la
fille de la Berma et son gendre demandaient à lui parler. On a vu que la fille
de la Berma avait résisté au désir qu'avait son mari de faire demander une
invitation à Rachel. Mais après le départ du jeune homme invité, l'ennui du
jeune couple auprès de leur mère s'était accru, la pensée que d'autres s'amusaient,
les tourmentait, bref, profitant d'un moment où la Berma s'était retirée dans
sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre revêtu des
vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient venus chez la
princesse de Guermantes sans être invités. Rachel se doutant de la chose et
secrètement flattée prit un ton arrogant et dit au valet de pied qu'elle ne
pouvait pas se déranger, qu'ils écrivissent un mot pour dire l'objet de leur
démarche insolite. Le valet de pied revint portant une carte où la fille de
la Berma avait griffonné qu'elle et son mari n'avaient pu résister au désir
d'entendre Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de
la niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre
qu'elle était désolée mais qu'elle avait terminé ses récitations. Déjà dans
l'antichambre où l'attente du couple s'était prolongée, les valets de pieds
commençaient à se gausser des deux solliciteurs éconduits. La honte d'une avanie,
le souvenir du rien qu'était Rachel auprès de sa mère, poussèrent la fille
de la Berma à poursuivre à fond une démarche que lui avait fait risquer d'abord
le simple besoin du plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle
ne pas avoir à l'entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel était
en train de causer avec un prince italien qu'on disait séduit par l'attrait
de sa grande fortune dont quelques relations mondaines dissimulaient un peu
l'origine; elle mesura le renversement des situations qui mettait maintenant
les enfants de l'illustre Berma à ses pieds. Après avoir narré à tout le monde
d'une façon plaisante cet incident, elle fit dire au jeune couple d'entrer,
ce qu'il fit sans se faire prier, ruinant d'un seul coup la situation sociale
de la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l'avait compris, et que
son amabilité condescendante donnerait la réputation, à elle de plus de bonté,
au jeune couple de plus de bassesse que n'eût fait son refus. Aussi les reçut-elle
à bras ouverts avecaaffectation; disant d'un air de protectrice en vue et qui
sait oublier sa grandeur; "Mais je crois bien! c'est une joie. La princesse
sera ravie". Ne sachant pas qu'on croyait au Théâtre que c'était elle
qui invitait, peut-être avait-elle craint qu'en refusant l'entrée aux enfants
de la Berma ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût
été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s'éloigna instinctivement,
car au fur et à mesure que quelqu'un avait l'air de rechercher le monde, il
baissait dans l'estime de la duchesse. Elle n'en avait plus en ce moment que
pour la bonté de Rachel et eût tourné le dos aux enfants de la Berma si on
les lui avait présentés. Rachel cependant composait déjà dans sa tête la phrase
gracieuse dont elle accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses: "J'ai
été navrée, désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j'avais compris!
Elle m'envoyait bien cartes sur cartes". Elle était ravie de porter ce
coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un
coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément
dans son tort, et en les laissant vivre. D'ailleurs où était son tort? Elle
devait dire en riant quelques jours plus tard: "c'est un peu fort, j'ai
voulu être plus aimable pour ses enfants qu'elle n'a jamais été pour moi, et
pour un peu on m'accuserait de l'avoir assassinée. Je prends la duchesse à
témoin". Il semble pour les grands artistes que tous les mauvais sentiments
et tout le factice de la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez
eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère; les grandes tragédiennes
meurent souvent victimes de complots domestiques noués autour d'elles, comme
il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu'elles jouaient.
***
Gilberte, nous l'avons vu, avait voulu éviter un conflit avec sa tante au sujet
de Rachel. Elle avait bien fait: il n'était déjà pas facile de prendre devant
Mme de Guermantes la défense de la fille d'Odette, tant son animosité
était grande, et cela parce que la manière nouvelle dont la duchesse m'avait
dit être trompée, était la manière dont le duc la trompait, si extraordinaire
que cela pût paraître à qui savait l'âge d'Odette, avec Mme de Forcheville.
Quand on pensait à l'âge que devait avoir maintenant Mme de Forcheville,
cela semblait en effet, extraordinaire. Mais peut-être Odette avait-elle commencé
la vie de femme galante très jeune. Et puis il y a des femmes qu'à chaque décade
on retrouve, en une nouvelle incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois
alors qu'on les croyait mortes, faisant le désespoir d'une jeune femme, que
pour elles abandonne son mari.
La vie de la duchesse ne laissait pas d'ailleurs d'être très malheureuse et
pour une raison qui par ailleurs avait pour effet de déclasser parallèlement
la société que fréquentait M. de Guermantes. Celui-ci qui depuis longtemps
calmé par son âge avancé, et quoique il fût encore robuste, avait cessé de
tromper Mme de Guermantes, s'était épris de Mme de Forcheville
sans qu'on sût bien les débuts de cette liaison.
Mais celle-ci avait pris des proportions telles que le vieillard, imitant dans
ce dernier amour, la manière de ceux qu'il avait eus autrefois, séquestrait
sa maîtresse au point que si mon amour pour Albertine avait répété avec de
grandes variations, l'amour de Swann pour Odette, l'amour de M. de Guermantes
rappelait celui que j'avais eu pour Albertine. Il fallait qu'elle déjeûnât,
qu'elle dînât avec lui, il était toujours chez elle; elle s'en parait auprès
d'amis qui sans elle n'eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes
et qui venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour
connaître un souverain son amant. Certes, Mme de Forcheville était
depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être entretenue
sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était tout de même chez
elle le personnage important, elle se diminuait à chercher seulement à avoir
les peignoirs qui lui plussent, la cuisine qu'il aimait, à flatter ses amis
en leur disant qu'elle lui avait parlé d'eux, comme elle disait à mon grand
oncle qu'elle avait parlé de lui au Grand-Duc qui lui envoyait des cigarettes,
en un mot elle tendait, malgré tout l'acquis de sa situation mondaine, et par
la force de circonstances nouvelles à redevenir, telle qu'elle était apparue
à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon
oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d'autres personnes
aux anciennes, nous empêche-t-elle de recommencer la même vie? Ces circonstances
nouvelles, elle s'y était prêtée sans doute par cupidité, mais aussi parce
que assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée
de côté dès que Gilberte eut épousé St-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes
qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées
de jouer un tour à leur amie Oriane, et peut-être enfin piquée au jeu par le
mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité
la rendait heureuse de prévaloir. Des neveux fort difficiles du duc de Guermantes,
les Courvoisier, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, allaient
chez Mme de Forcheville dans un espoir d'héritage, sans s'occuper
de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette,
piquée par ses dédains disait tout le mal possible. Cette liaison avec Mme
de Forcheville, liaison qui n'était qu'une imitation de ses liaisons plus anciennes,
venait de faire perdre au duc de Guermantes pour la deuxième fois, la possibilité
de la Présidence du Jockey et un siège de membre libre à l'Académie des Beaux-Arts,
comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien lui
avait fait manquer la présidence de l'Union et celle aussi de la Société des
amis du vieux Paris. Ainsi les deux frères si différents dans leurs goûts étaient
arrivés à la déconsidération à cause d'une même paresse, d'un même manque de
volonté, lequel était sensible mais agréablement chez le duc de Guermantes
leur grand-père, membre de l'Académie française mais qui chez les deux petits
fils, avait permis à un goût naturel et à un autre qui passe pour ne l'être
pas, de les désocialiser.
Le vieux duc ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées chez
Odette. Mais aujourd'hui, comme elle-même s'était rendue à la matinée de la
princesse de Guermantes, il était venu un instant pour la voir, malgré l'ennui
de rencontrer sa femme. Je ne l'eusse sans doute pas reconnu, si la duchesse
quelques instants plus tôt ne me l'eût clairement désigné en allant jusqu'à
lui. Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et plus encore qu'une ruine,
cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée
de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée
montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure effritée comme un bloc
gardait le style, la cambrure que j'avais toujours admirés; elle était rongée
comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes tropheureux
d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque
plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris
de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce que à
l'expression de finesse et d'enjouement, avait succédé une involontaire, une
inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de
résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse
avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le
duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où
l'être comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute semblait
bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa chevelure
moins épaisse, venaient souffleter de leur écume, le promontoire envahi du
visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la
tempête où tout va sombrer, donnent aux roches qui avaient été jusque-là d'une
autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le
gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore
départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles,
trop réelles au contraire, mais fantastiques et empruntées à la palette, de
l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de
la vieillesse, de la proximité de la mort. - Le duc ne resta que quelques instants,
assez pour que je comprise qu'Odette, toute à des soupirants plus jeunes, se
moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était presque ridicule
quand il prenait l'allure d'un roi de théâtre avait pris un aspect véritablement
grand, un peu comme son frère, à qui la vieillesse en le désencombrant de tout
l'accessoire le faisait ressembler. Et comme son frère, lui jadis orgueilleux,
bien que d'une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d'une
autre façon. Car il n'avait pas subi la déchéance de M. de Charlus, réduit
à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu'il eût jadis dédaignés,
mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l'escalier
pour sortir, la vieillesse qui est tout de même l'état le plus misérable pour
les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois
des tragédies grecques, la vieillesse en le forçant à s'arrêter, dans le chemin
de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant,
à tâtonner, en cherchant des yeux une marche qui se dérobait parce qu'il aurait
eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d'un appui, lui
donnait à son insu l'air de l'implorer doucement et timidement des autres,
la vieillesse l'avait fait encore plus qu'auguste, suppliant.
Ainsi, dans le faubourg St-Germain, ces positions en apparence imprenables
du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus avaient perdu leur
inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l'action d'un
principe intérieur auquel on n'avait pas pensé, chez M. de Charlus l'amour
de Charlie qui l'avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement,
chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d'art, chez M. de
Guermantes un amour exclusif comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie
que la faiblesse de l'âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel,
la sévérité de salon de la duchesse où le duc ne paraissait plus et qui d'ailleurs
ne fonctionnait plus guère, n'opposait plus son démenti, son rachat mondain.
Ainsi change la figure des choses de ce monde, ainsi le centre des empires
et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait
définitif est-il perpétuellement remanié et les yeux d'un homme qui a vécu
peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui
paraissait le plus impossible.
Ne pouvant se passer d'Odette, toujours installé chez elle dans le même fauteuil
d'où la vieillesse et la goutte le faisait difficilement lever, M. de Guermantes
la laissait recevoir des amis qui étaient trop contents d'être présentés au
duc, de lui laisser la parole, de l'entendre parler de la vieille société,
de la marquise de Villeparisis, du duc de Chartres.
Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement
de "collectionneur" qui achevait le caractère démodé de cette scène
avec ce duc si "Restauration" et cette cocotte tellement "Second
Empire", dans un des peignoirs qu'il aimait, la dame en rose l'interrompait
d'une jacasserie: il s'arrêtait net, plantait sur elle un regard féroce. Peut-être
s'était-il aperçu qu'elle aussi comme la duchesse disait quelquefois des bêtises;
peut-être dans une hallucination de vieillard croyait-il que c'était un trait
d'esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole
et se croyait-il à l'hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se
figurent un instant être encore libres dans les déserts de l'Afrique. Levant
brusquement la tête, de ses petits yeux jaunes qui avaient l'éclat d'yeux de
fauves, il fixait sur elle un de ces regards qui quelquefois chez Mme
de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m'avaient fait trembler. Ainsi
le duc regardait-il un instant l'audacieuse dame en rose. Mais celle-ci lui
tenait tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui
semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté se rappelant qu'il
était non pas libre chez la duchesse, dans ce Sahara dont le paillasson du
palier marquait l'entrée, mais chez Mme de Forcheville, dans la
cage du jardin des plantes, rentrait dans ses épaules sa tête d'où pendait
encore une épaisse crinière dont on n'aurait pu dire si elle était blonde ou
blanche, et reprenait son récit. Il semblait n'avoir pas compris ce que Mme
de Forcheville avait voulu dire et qui d'ailleurs généralement n'avait pas
grand sens. Il lui permettait d'avoir des amis à dîner avec lui. Par une manie
empruntée à ses anciennes amours, qui n'était pas pour étonner Odette habituée
à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait moi, en me rappelant ma vie
avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure
afin qu'il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu'à peine
était-il parti, elle allait en rejoindre d'autres. Mais le duc ne s'en doutait
pas ou préférait ne pas avoir l'air de s'en douter; la vue des vieillards baisse
comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s'obscurcit, la fatigue
même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c'est en un personnage
de Molière - non pas même en l'Olympien amant d'Alcmène mais en un risible
Géronte - que se change inévitablement Jupiter. D'ailleurs Odette trompait
M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était
médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui
en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer. En attendant
elle jouait celui de recluse. De fait, chaque fois que je voulus la voir dans
la suite je n'y pus réussir, car M. de Guermantes voulant à la fois concilier
les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes
de jour à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion
où elle était tenue, elle me l'avoua avec franchise pour diverses raisons.
La principale est qu'elle s'imaginait, bien que je n'eusse écrit que des articles
ou publié que des études, que j'étais un auteur connu, ce qui lui faisait même
naïvement dire, se rappelant le temps où j'allais avenue des Acacias, pour
la voir passer et plus tard chez elle: "Ah! si j'avais pu deviner que
ce petit serait un jour un grand écrivain!" Or, ayant entendu dire que
les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter
des histoires d'amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour
m'intéresser: "Tenez, une fois il y avait un homme qui s'était toqué de
moi et que j'aimais éperdument aussi. Nous vivions d'une vie divine. Il avait
un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ,
je trouvai que c'était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne
pourrait pas toujours rester à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où
il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j'avais près
de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais
pas. Le matin j'étais allé donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais
pas. Il voulait au moins l'acheter. Je lui répondis: non, vous me rendez un
tel service en me le prenant, je ne veux pas d'argent". Puis c'était une
autre histoire. "Un jour j'étais dans les Champs-Elysées, M. de Bréauté
que je n'avais vu qu'une fois se mit à me regarder avec une telle insistance
que je m'arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme
ça. Il me répondit, "je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule".
C'était vrai. C'était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là
étaient affreuses. Mais j'étais en fureur, je lui dis, "Je ne vous permets
pas de me parler ainsi". Il se mit à pleuvoir. Je lui dis: "Je ne
vous pardonnerais que si vous aviez une voiture". "Hé bien, justement
j'en ai une et je vais vous accompagner". "Non, je veux bien de votre
voiture, mais pas de vous". Je montai dans la voiture, il partit sous
la pluie. Mais lesoir il arriva chez moi. Nous eûmes deux années d'un amour
fou". Elle reprit: "Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous
raconterai comment j'ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond
dit-elle d'un air mélancolique, j'ai passé ma vie cloîtrée parce que je n'ai
eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de
moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car au fond, c'était un médiocre
et je n'ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais voyez-vous,
M. Swann était aussi jaloux que l'est ce pauvre duc; pour celui-ci je me prive
de tout parce que je sais qu'il n'est pas heureux chez lui. Pour M. Swann c'était
parce que je l'aimais follement, et je trouve qu'on peut bien sacrifier
la danse, et le monde, et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement
éviter des soucis à un homme qu'on aime. Pauvre Charles, il était si intelligent,
si séduisant, exactement le genre d'hommes que j'aimais". Et c'était peut-être
vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle
n'était pas "son genre". A vrai dire, "son genre" même
plus tard, elle ne l'avait jamais été. Il l'avait pourtant alors tant et si
douloureusement aimé. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle
ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des
hommes la proportion des souffrances par des femmes "qui n'étaient pas
leur genre". Peut-être cela tient-il à bien des causes; d'abord parce
qu'elles ne sont pas votre genre, on se laisse d'abord aimer sans aimer, par
là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n'aurait pas eu lieu avec
une femme qui eût été votre genre et qui se sentant désirée, se fût disputée,
ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n'eût pas pris dans notre
vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard si l'amour vient
et qu'elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous
laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite
cette habitude est sentimentale parce qu'il n'y a pas grand désir physique
à la base, et si l'amour naît, le cerveau travaille bien davantage: il y a
un roman au lieu d'un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont
pas notre genre, nous les laissons nous aimer et si nous les aimons ensuite
nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d'elles
la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d'autres, le fait
que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas notre
genre, ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre
bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est notre
genre est rarement dangereuse, car elle ne veut pas de nous, nous contente,
nous quitte vite, ne s'installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux
et procréateur de souffrances dans l'amour, ce n'est pas la femme elle-même,
c'est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu'elle fait à tous
moments, ce n'est pas la femme, c'est l'habitude. J'eus la lâcheté d'ajouter
que ce qu'elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais
combien c'était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais
avec effroi au fur et à mesure qu'elle me racontait ses aventures, à tout ce
que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu'il avait fixé
sa sensibilité sur cet être là, et qu'il devinait à en être sûr, rien qu'à
ses regards, quand elle voyait un homme ou une femme, inconnus et qui lui plaisaient.
Au fond elle le faisait seulement pour me donner, ce qu'elle croyait des sujets
de nouvelles! Elle se trompait, non qu'elle n'eût de tout temps abondamment
fourni les réserves de mon imagination, mais d'une façon bien plus involontaire
et par un acte émané de moi-même qui dégageait d'elle à son insu les lois de
sa vie.
M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchessesur les libres
fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait pas d'attirer
l'attention irritée du duc. Aussi la duchesse était-elle fort malheureuse.
Il est vrai que M. de Charlus à qui j'en avais parlé une fois prétendait que
les premiers torts n'avaient pas été du côté de son frère, que la légende de
pureté de la duchesse était faite en réalité d'un nombre incalculable d'aventures
habilement dissimulées. Je n'avais jamais entendu parler de cela. Pour presque
tout le monde Mme de Guermantes était une femme toute différente.
L'idée qu'elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre
ces deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité, cette
vérité que presque toujours les trois quarts des gens ignorent. Je me rappelais
bien certains regards bleus et vagabonds de la duchesse de Guermantes dans
la nef de Combray, mais vraiment aucune des deux idées n'était réfutée par
eux et l'une et l'autre pouvait leur donner un sens différent et aussi acceptable.
Dans ma folie, enfant, je les avais pris un instant pour des regards d'amour,
adressés à moi. Depuis j'avais compris qu'ils n'étaient que des regards bienveillants
d'une suzeraine pareille à celle des vitraux de l'église pour ses vassaux.
Fallait-il maintenant croire que c'était ma première idée qui avait été la
vraie, et que si plus tard jamais la duchesse ne m'avait parlé d'amour, c'est
parce qu'elle avait craint de se compromettre avec un ami de sa tante et de
son neveu plus qu'avec un enfant inconnu rencontré par hasard à Saint-Hilaire
de Combray?
***
La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé plus consistant
parce qu'il était partagé par moi, mais à quelques questions que je lui posai
à nouveau sur le provincialisme de M. de Bréauté, que j'avais à l'époque peu
distingué de M. de Sagan, ou de M. de Guermantes, elle reprit son point de
vue de femme du monde, c'est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en
me parlant la duchesse me faisait visiter l'Hôtel. Dans des salons plus petits
on trouvait des intimes qui pour écouter la musique avaient préféré s'isoler.
Dans un petit salon empire où quelques rares habits noirs écoutaient assis
sur un canapé, on voyait à côté d'une Psyché supportée par une Minerve, une
chaise longue, placée de façon rectiligne, mais à l'intérieur incurvée comme
un berceau et où une jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose que
l'entrée de la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l'éclat
merveilleux de sa robe empire en une soierie nacarat devant laquelle les plus
rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle des insignes
et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps car leur trace y restait
en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina légèrement sa belle tête brune.
Bien qu'il fît grand jour, comme elle avait demandé qu'on fermât les grands
rideaux, en vue de plus de recueillement pour la musique, on avait, pour ne
pas se tordre les pieds, allumé sur un trépied une urne où s'irisait une faible
lueur. En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c'était
Mme de St-Euverte. Alors je voulus savoir ce qu'elle était à la
madame de St-Euverteque j'avais connue. Mme de Guermantes me dit
que c'était la femme d'un de ses petits neveux, parut supporter l'idée qu'elle
était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des St-Euverte.
Je lui rappelai la soirée que je n'avais sue il est vrai que par ouï dire,
où princesse des Laumes elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes
m'affirma n'avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été
un peu menteuse et l'était devenue davantage. Mme de St-Euverte
était pour elle un salon - d'ailleurs assez tombé avec le temps - qu'elle aimait
à renier. Je n'insistai pas. "Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi
parce qu'il avait de l'esprit, c'est le mari de celle dont vous parlez et avec
qui je n'étais pas en relations". "Mais elle n'avait pas de mari".
"Vous vous l'êtes figuré" parce qu'ils étaient séparés, mais il était
bien plus agréable qu'elle." Je finis par comprendre qu'un homme énorme,
extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais
un peu partout et dont je n'avais jamais su le nom était le mari de Mme
St-Euverte. Il était mort l'an passé. Quant à la nièce j'ignore si c'est à
cause d'une maladie d'estomac, de nerfs, d'une phlébite, d'un accouchement
prochain, récent ou manqué, qu'elle écoutait la musique étendue sans se bouger
pour personne. Le plus probable est que fière de ses belles soies rouges, elle
pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait
pas compte qu'elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement
de ce nom St-Euverte, qui à tant d'intervalle marquait la distance et la continuité
du Temps. C'est le Temps qu'elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient
le nom de St-Euverte et le style Empire en soie de fuchsias rouges. Ce style
empire Mme de Guermantes déclarait l'avoir toujours détesté; cela
voulait dire qu'elle le détestait maintenant, ce qui était vrai car elle suivait
la mode bien qu'avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu'elle
connaissait peu, toute jeune fille elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux
des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l'Art nouveau,
jusqu'à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte
à la réprobation importe peu, puisque ce sont là des nuances des goûts que
le critique d'art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures.
Après avoir critiqué le style empire, elles'excusa de m'avoir parlé de gens
aussi insignifiants que les St-Euverte et de niaiseries comme le côté provincial
de Bréauté car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m'intéressait
que Mme de St-Euverte de La Rochefoucauld, cherchant le bien de
son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m'avait
ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je
lui voyais comme une fonction dans cette pièce pleine d'attributs de bercer
le temps. "Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela
peut-il vous intéresser" s'écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase
à mi-voix et personne n'avait pu entendre ce qu'elle disait. Mais un jeune
homme (qui devait m'intéresser dans la suite par un nom bien plus familier
de moi autrefois que celui de St-Euverte) se leva d'un air exaspéré et alla
plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c'était la sonate à
Kreutzer qu'on jouait, mais s'étant trompé sur le programme, il croyait que
c'était un morceau de Ravel qu'on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina,
mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta,
à cause de la demi obscurité, un bonheur-du-jour ce qui n'alla pas sans faire
tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de
regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d'écouter "religieusement"
la sonate à Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, cause de ce petit
scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. "Oui, comment ces riens
là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite? C'est comme tout à l'heure
quand je vous voyais causer avec Gilberte de St-Loup. Ce n'est pas digne de
vous. Pour moi c'est exactement rien, cette femme là, ce n'est même pas une
femme, c'est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au monde
car, même à sa défense de l'actualité, la duchesse mêlait ses préjugés d'aristocrate.
D'ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici. Aujourd'hui encore
je comprends parce qu'il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser.
Mais si belle qu'elle ait été elle ne donne pas devant ce public là. Je vous
ferai déjeuner seule avec elle. Alors vous verrez l'être que c'est . Mais elle
est cent fois supérieur à tout ce qui est ici. Et après déjeuner elle vous
dira du Verlaine. Vous m'en direz des nouvelles." Elle me vanta surtout
ses après-déjeuners où il y avait tous les jours X et Y. Car elle en était
arrivée à cette conception des femmes à "salons" qu'elle méprisait
autrefois (bien qu'elle le niât aujourd'hui) et dont la grande supériorité,
le signe d'élection selon elle, étaient d'avoir chez elle "tous les hommes".
Si je lui disais que telle grande dame à "salons" ne disait pas du
bien, quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de
rire devant ma naïveté "naturellement l'autre avait chez elle tous les
hommes et celle-ci cherchait à les attirer." Elle reprit: "Mais dans
de grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. A moins que
ce ne soit pour faire des études..." ajouta-t-elle d'un air de doute,
de méfiance, et sans trop s'aventurer car elle ne savait pas très exactement
en quoi consistait le genre d'opérations improbables auquel elle faisait allusion.
"Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que ce soit pénible
à Mme de Saint-Loup d'entendre ainsi comme elle vient de le faire
l'ancienne maîtresse de son mari?" Je vis se former dans le visage de
Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des raisonnements
ce qu'on vient d'entendre à des pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés
il est vrai mais toutes les choses graves que nous disons ne reçoivent jamais
de réponse ni verbale, ni écrite. Les sots seuls sollicitent en vain deux fois
de suite une réponse à une lettre qu'ils ont eu le tort d'écrire et qui était
une gaffe; car à ces lettres-là il n'est jamais répondu que par des actes,
et la correspondante qu'on croit inexacte vous dit Monsieur quand elle vous
rencontre au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à la liaison
de Saint-Loup avec Rachel n'avait rien de si grave et ne put mécontenter qu'une
seconde Mme de Guermantes en lui rappelant que j'avais été l'ami
de Robert et peut-être son confident au sujet des déboires qu'avait procurés
à Rachel sa soirée chez la duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses
pensées, la barre orageuse se dissipa, et Mme de Guermantes me répondit
à ma question relative à Mme de Saint-Loup: "Je vous dirai
que je crois que ça lui est d'autant plus égal, que Gilberte n'a jamais aimé
son mari. C'est une petite horreur, Elle a aimé la situation, le nom, être
ma nièce, sortir de sa fange après quoi elle n'a pas eu d'autre idée que d'y
rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre
Robert parce qu'il avait beau ne pas être un aigle, il s'en apercevait très
bien, et d'un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu'elle est malgré
tout ma nièce, je n'ai pas la preuve positive qu'elle le trompait, mais il
y a eu un tas d'histoires. Mais si je vous dis, que je le sais, avec un officier
de Méséglise, Robert a voulu se battre. Mais c'est pour tout ça que Robert
s'est engagé. La guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins
de famille, si vous voulez ma pensée, il n'a pas été tué, il s'est fait tuer.
Elle n'a eu aucune espèce de chagrin, elle m'a même étonné par un rare cynisme
dans l'affectation de son indifférence, ce qui m'a fait beaucoup de chagrin,
parce que j'aimais bien le pauvre Robert. Ça vous étonnera peut-être parce
qu'on me connaît mal, mais il m'arrive encore de penser à lui. Je n'oublie
personne. Il ne m'a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais
tout. Mais voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle
supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont
il a été l'amant éperdu pendant tant d'années, on peut dire toujours, car j'ai
la certitude que ça n'a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui
sauterait à la gorge", s'écria la duchesse, oubliant qu'elle-même en faisant
inviter Rachel et en rendant possible la scène qu'elle jugeait inévitable si
Gilberte eût aimé Robert agissait cruellement. "Non, voyez-vous, conclut-elle,
c'est une cochonne". Une telle expression était rendue possible à Mme
de Guermantes par la pente agréable qu'elle descendait du milieu des Guermantes
à la société des comédiennes, et aussi parce qu'elle greffait cela sur un genre
XVIIIe siècle qu'elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu'elle
se croyait tout permis. Mais cette expression lui était aussi dictée par la
haine qu'elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin, de la frapper, à défaut
de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse pensait justifier
par là toute la conduite qu'elle tenait à l'égard de Gilberte ou plutôt contre
elle, dans le monde, dans la famille, au point de vue même des intérêts et
de la succession de Robert. Mais parfois les jugements qu'on porte reçoivent
des faits qu'on ignore et qu'on n'eût pu supposer une justification apparente.
Gilberte qui tenait sans doute un peu de l'ascendance de sa mère (et c'est
bien cette facilité que j'avais sans m'en rendre compte escomptée, en lui demandant
de me faire connaître de très jeunes filles) tira après réflexion de la demande
que j'avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille,
une conclusion plus hardie que toutes celles que j'avais pu supposer, et revenant
vers moi me dit: "Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille
pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et
d'autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu'elle sera une gentille amie
pour vous". Je lui demandai si Robert avait été content d'avoir une fille:
"Oh! il était tout fier d'elle. Mais naturellement je crois tout de même
qu'étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon."
Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu'elle
épouserait un prince royal et couronnerait toute l'oeuvre ascendante de Swann
et de sa femme, choisit plus tard comme mari, un homme de lettres obscur, car
elle n'avait aucun snobisme et fit redescendre cette famille plus bas que le
niveau d'où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire
croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient
eu une grande situation.
L'étonnement que me causèrent les paroles de Gilberte et le plaisir qu'elles
me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup
s'éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu'elle aussi
à sa manière me rendait et sans même que je l'eusse vue, Mlle de
Saint-Loup. Comme la plupart des êtres d'ailleurs, n'était-elle pas comme sont
dans les forêts les "étoiles" des carrefours où viennent converger
des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents. Elles
étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de
Saint-Loup et qui rayonnaient autour d'elle. Et avant tout venaient aboutir
à elle les deux grands "côtés" où j'avais fait tant de promenades
et de rêves - par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par
Gilberte sa mère, le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. L'un,
par la mère de la jeune fille et les Champs-Elysées, me menait jusqu'à Swann,
à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise, l'autre par son père à mes après-midis
de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux
routes des transversales s'établissaient. Car ce Balbec réel où j'avais connu
Saint-Loup, c'était en grande partie à cause de ce que Swann m'avait dit sur
les églises, sur l'église persane surtout que j'avais tant voulu y aller et
d'autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes,
je rejoignais à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d'autres
points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la Dame
en rose qui était sa grand-mère et que j'avais vue chez mon grand oncle. Nouvelle
transversale ici car le valet de chambre de ce grand oncle et qui m'avait introduit
ce jour-là et qui plus tard m'avait par le don d'une photographie permis d'identifier
la dame en rose, était l'oncle du jeune homme que non seulement M. de Charlus,
mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il
avait rendu sa mère malheureuse. Et n'était-ce pas le grand-père de Mlle
de Saint-Loup Swann qui m'avait le premier parlé de la musique de Vinteuil
de même que Gilberte m'avait la première parlé d'Albertine. Or, c'est en parlant
de la musique de Vinteuil à Albertine que j'avais découvert qui était sa grande
amie et commencé avec elle cette vie qui l'avait conduite à la mort et m'avait
causé tant de chagrins. C'était du reste aussi le père de Mlle de
Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même je revoyais
toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes,
soit tout à l'opposé à Balbec chez les Verdurin faisant ainsi s'aligner à côté
des deux côtés de Combray, les Champs-Elysées, et la belle terrasse de la Raspelière.
D'ailleurs quels êtres avons-nous connus qui pour raconter notre amitié avec
eux, ne nous obligent à les placer nécessairement dans tous les sites les plus
différents de notre vie? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait
dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette
vie où il fut étranger, comme ma grand'mère ou comme Albertine. D'ailleurs
si à l'opposé qu'ils fussent les Verdurin tenaient à Odette par le passé de
celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie, et chez eux quel rôle n'avait
pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait aimé la soeur de Legrandin,
lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille.
Certes s'il s'agit uniquement de nos coeurs le poète a eu raison de parler
des fils mystérieux que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu'elle
en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu'elle entrecroise
ces fils, qu'elle les redouble pour épaissir la trame si bien qu'entre le moindre
point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse
que le choix des communications. On peut dire qu'il n'y avait pas si je cherchais
à ne pas en user inconsciemment, mais à me rappeler ce qu'elle avait été, une
seule des choses qui nous servaient en ce moment qui n'avait été une chose
vivante et vivant d'une vie personnelle pour nous, transformée ensuite à notre
usage en simple matière industrielle. Et ma présentation à Mlle
de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin devenue princesse
de Guermantes! Avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec Albertine
dont j'allais demander à Mlle de Saint-Loup d'être un succédané
- dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin,
cette même Mme Verdurin qui avait noué et rompu avant mon amour
pour Albertine, celui du grand-père et de la grand-mère de Mlle
de Saint-Loup. Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m'avait
présenté à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme
Verdurin tout comme Gilberte avait épousé un Guermantes.
Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même
peu connu sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie.
Ainsi chaque individu - et j'étais moi-même un de ces individus, - mesurait
pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour
de soi-même, mais autour des autres et notamment par les positions qu'il avait
occupé successivement par rapport à moi.
Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps depuis que
je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant
songer que dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user par
opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie
dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections, que ma mémoire
opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire,
en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était
au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension
du Temps suivant laquelle la vie se réalise.
Je vis Gilberte s'avancer. Moi, pour qui le mariage de Saint-Loup, les pensées
qui m'occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin, était d'hier, je
fus étonné de voir à côté d'elle une jeune fille d'environ seize ans, dont
la taille élevée mesurait cette distance que je n'avais pas voulu voir.
Le temps incolore et insaisissable s'était, afin que, pour ainsi dire, je puisse
le voir et le toucher, matérialisé en elle et l'avait pétri comme un chef-d'oeuvre,
tandis que parallèlement sur moi, hélas! il n'avait fait que son oeuvre. Cependant
Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profonds,
nets, forés et perçants. Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron
de celui de sa mère et de sa grand'mère, s'arrêtât juste par cette ligne tout
à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait
aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n'eût-on
vu que ce trait-là, et j'admirais que la nature fût revenue à point nommé pour
la petite fille, comme pour la mère, comme pour la grand'mère, donner en grand
et original sculpteur ce puissant et décisif coup de ciseau. Ce nez charmant,
légèrement avancé en forme de bec, avait la courbe, non point de celui de Swann
mais de celui de Saint-Loup. L'âme de ce Guermantes s'était évanouie; mais
la charmante tête aux yeux perçants de l'oiseau envolé, était venue se poser
sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement
rêver ceux qui avaient connu son père. Je la trouvais bien belle: pleine encore
d'espérances. Riante, formée des années mêmes que j'avais perdues, elle ressemblait
à ma jeunesse.
Enfin cette idée de temps, avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon,
elle me disait qu'il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que
j'avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté
de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis
et qui m'avaient fait considérer la vie comme digne d'être vécue. Combien me
le semblait-elle davantage, maintenant qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie,
elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle
qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait
écrire un tel livre serait heureux, pensais-je; quel labeur devant lui. Pour
en donner une idée, c'est aux arts les plus élevés et les plus différents qu'il
faudrait emprunter des comparaisons; car cet écrivain qui d'ailleurs pour chaque
caractère aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire
sentir son volume comme celui d'un solide, devrait préparer son livre, minutieusement,
avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter
comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église,
le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme
une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans
laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans
d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans
la vie et dans l'art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui
n'ont eu le temps que d'être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais
finies, à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte. Combien de grandes
cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on
fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c'est lui qui grandit,
qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre
l'oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon
livre et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient,
à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l'ai déjà montré, mes lecteurs,
mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces
verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray,
mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De
sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement
de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont
bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant
pas du reste provenir toujours de ce que je me serais trompé mais quelquefois
de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait
pour bien lire en soi-même). Et changeant à chaque instant de comparaison,
selon que je me représentais mieux, et plus matériellement la besogne à laquelle
je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, je travaillerais
à mon oeuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui
vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches et comme j'avais
assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu'elle avait pu
faire contre elle, je travaillerais auprès d'elle, et presque comme elle (du
moins comme elle faisait autrefois: si vieille maintenant elle n'y voyait plus
goutte) car épinglant de ci de là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon
livre, je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement
comme une robe. Quand je n'aurais pas auprès de moi tous mes papiers toutes
mes paperoles, comme disait Françoise, et que me manquerait juste celui dont
j'aurais eu besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait
toujours qu'elle ne pouvait pas coudre si elle n'avait pas le numéro du fil
et les boutons qu'il fallait, et puis, parce que à force de vivre ma vie, elle
s'était faite du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive,
plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que
celle des gens bêtes. Ainsi quand j'avais autrefois fait mon article pour le
Figaro, pendant que le vieux maître d'hôtel, avec une figure de commisération
qui exagère toujours un peu ce qu'a de pénible un labeur qu'on ne pratique
pas, qu'on ne conçoit même pas et même une habitude qu'on n'a pas comme les
gens qui vous disent: "comme ça doit vous fatiguer d'éternuer comme ça",
plaignait sincèrement les écrivains en disant: "quel casse-tête ça doit
être", Françoise, au contraire, devinait mon bonheur et respectait mon
travail. Elle se fâchait seulement que je contasse d'avance mes articles à
Bloch, craignant qu'il me devançât et disant: "Tous ces gens-là, vous
n'avez pas assez de méfiance, c'est des copiateurs". Et Bloch se donnait
en effet un alibi rétrospectif en me disant chaque fois que je lui avais esquissé
quelque chose qu'il trouvait bien: "Tiens, c'est curieux, j'ai fait quelque
chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela." (Il n'aurait
pas pu me le lire encore, mais allait l'écrire le soir même).
A force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes
paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m'aider
à les consolider de la même façon qu'elle mettait des pièces aux parties usées
de ses robes ou qu'à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme
moi l'imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d'un carreau
cassé.
Elle me disait en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l'insecte
s'est mis: "C'est tout mité, regardez, c'est malheureux, voilà un bout
de page qui n'est plus qu'une dentelle, et l'examinant comme un tailleur, je
ne crois pas que je pourrai la refaire, c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être
vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui
s'y connaissent aussi bien comme les mites. Elles se mettent toujours dans
les meilleures étoffes."
D'ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce livre
faites d'impressions nombreuses, qui prises de bien des jeunes filles, de bien
des églises, de bien des sonates, serviraient à faire une seule sonate, une
seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon
que Françoise faisait ce boeuf mode, apprécié par M. de Norpois et dont tant
de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée? Et je réaliserais
ce que j'avais tant désiré dans mes promenades du côté de Guermantes et cru
impossible, comme j'avais cru impossible en rentrant de m'habituer jamais à
me coucher sans embrasser ma mère ou plus tard à l'idée qu'Albertine aimât
les femmes, idée avec laquelle j'avais fini par vivre sans même m'apercevoir
de sa présence, car nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances,
ne sont pas au-dessus de nos forces et nous pouvons finir par dominer les unes
et réaliser les autres. - Oui, à cette oeuvre, cette idée du temps que je venais
de former disait qu'il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela
justifiait l'anxiété qui s'était emparée de moi dès mon entrée dans le salon
quand les visages grimés m'avaient donné la notion du temps perdu; mais était-il
temps encore? L'esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée
qu'un temps. J'avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe
un lac dont un rideau de rochers et d'arbres lui cache la vue. Par une brèche
il l'aperçoit, il l'a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà
vient la nuit où l'on ne peut plus peindre et sur laquelle le jour ne se relèvera
plus!
Une condition de mon oeuvre telle que je l'avais conçue tout à l'heure dans
la bibliothèque était l'approfondissement d'impressions qu'il fallait d'abord
recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée. Puis, du moment que rien n'était
commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi,
à cause de mon âge, quelques années, car mon heure pouvait sonner dans quelques
minutes. Il fallait partir en effet de ceci que j'avais un corps, c'est-à-dire
que j'étais perpétuellement menacé d'un double danger extérieur, intérieur.
Encore ne parlè-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur,
comme celui d'une hémorragie cérébrale est extérieur aussi, étant du corps.
Et avoir un corps c'est la grande menace pour l'esprit. La vie humaine et pensante,
dont il faut sans doute moins dire qu'elle est un miraculeux perfectionnement
de la vie animale et physique, mais plutôt qu'elle est une imperfection encore
aussi rudimentaire qu'est l'existence commune des protozoaires en polypiers,
que le corps de la baleine, etc., dans l'organisation de la vie spirituelle,
est telle que le corps enferme l'esprit dans une forteresse; bientôt la forteresse
est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l'esprit se rende. Mais
pour me contenter de distinguer les deux sortes de danger menaçant l'esprit
et pour commencer par l'extérieur, je me rappelais que souvent déjà dans ma
vie, il m'était arrivé dans les moments d'excitation intellectuelle où quelque
circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand
je quittais en voiture à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à
quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l'objet présent de ma
pensée, et de comprendre qu'il dépendait d'un hasard non seulement que cet
objet n'y fût pas encore entré, mais qu'il fût avec mon corps même anéanti.
Je m'en souciais peu alors. Mon allégresse n'était pas prudente, pas inquiète.
Que cette joie fuît dans une seconde et entrât dans le néant peu m'importait.
Il n'en était plus de même maintenant; c'est que le bonheur que j'éprouvais
ne tenait pas d'une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du
passé, mais au contraire d'un élargissement de mon esprit en qui se reformait,
s'actualisait le passé et me donnait, mais hélas! momentanément, une valeur
d'éternité. J'aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j'aurais pu enrichir
de mon trésor. Certes, ce que j'avais éprouvé dans la bibliothèque et que je
cherchais à protéger, c'était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du
moins d'un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent
selon un mode égoïste, l'altruisme humain qui n'est pas égoïste est stérile,
c'est celui de l'écrivain qui s'interrompt de travailler pour recevoir un ami
malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de
propagande) utilisable pour autrui.
Je n'avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru
de cette oeuvre que je portais en moi (comme de quelque chose de précieux et
de fragile qui m'eût été confié et que j'aurais voulu remettre intact aux mains
auxquelles il était destiné et qui n'étaient pas les miennes). Et dire que
tout à l'heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait d'un choc accidentel
pour que mon corps fût détruit, et que mon esprit, d'où la vie se retirerait
fût obligé de lâcher à jamais les idées qu'en ce moment il enserrait, protégeait
anxieusement de sa pulpe frémissante et qu'il n'avait pas eu le temps de mettre
en sûreté dans un livre. Maintenant, me sentir porteur d'une oeuvre, rendait
pour moi un accident où j'aurais trouvé la mort plus redoutable, même (dans
la mesure où cette oeuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, en contradiction
avec mon désir, avec l'élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela
puisque les accidents étant produits par des causes matérielles peuvent parfaitement
avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu'ils détruisent sans
les connaître, les rendent détestables, comme il arrive chaque jour dans les
incidents les plus simples de la vie où pendant qu'on désire de tout son coeur
ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de
la table tombe et le réveille.
Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait
une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le
temps de les exploiter? J'étais la seule personne capable de le faire. Pour
deux raisons: avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur
capable d'extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même; or, tout
à l'heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l'auto
que je prendrais avec un autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit
fût forcé d'abandonner à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre
coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment
où, depuis peu, l'idée de la mort m'était devenue indifférente. La crainte
de n'être plus moi m'avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour que
j'éprouvais - pour Gilberte, pour Albertine -, parce que je ne pouvais supporter
l'idée qu'un jour l'être qui les aimait n'existerait plus, ce qui serait comme
une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette crainte s'était naturellement
changée en un calme confiant.
Si
l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, ainsi, assombri l'amour, depuis
longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort. Car
je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire
depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période
la moins ancienne, n'avais-je pas tenu à Albertine plus qu'à ma vie? Pouvais-je
alors concevoir ma personne sans qu'y continuât mon amour pour elle? Or je
ne l'aimais plus, j'étais, non plus l'être qui l'aimait, mais un être différent
qui ne l'aimait pas, j'avais cessé de l'aimer quand j'étais devenu un autre.
Or je ne souffrais pas d'être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine;
et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune
façon quelque chose d'aussi triste que m'avait paru jadis de ne plus aimer
un jour Albertine. Et pourtant combien cela m'était égal maintenant de ne plus
l'aimer. Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir,
si indifférentes, si douces, une fois accomplies, et quand celui qui les craignait
n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre
combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort. Or c'était maintenant
qu'elle m'était devenue depuis peu indifférente, que je recommençais de nouveau
à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour
mon livre, à l'éclosion duquel, était au moins pendant quelque temps indispensable
cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit: "Il faut que
l'herbe pousse et que les enfants meurent". Moi je dis que la loi cruelle
de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes
les souffrances pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle,
l'herbe drue des oeuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire
gaiement sans souci de ceux qui dorment en-dessous, leur "déjeuner sur
l'herbe". J'ai dit des dangers extérieurs; des dangers intérieurs aussi.
Si j'étais préservé d'un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais
pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de
moi par quelque catastrophe interne, quelque accident cérébral, avant que fussent
écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre.
L'accident
cérébral n'était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par
un certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais
plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires, on en trouve une
qu'on avait oubliée, qu'on n'avait même pas pensé à chercher, faisaient de
moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure
ses richesses.
Quand
tout à l'heure je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait
que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand'mère, un après-midi
où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle
la dernière, sans qu'elle s'en doutât, dans cette ignorance qui est la nôtre,
que l'aiguille est arrivée sur le point précis où le ressort déclenché de l'horlogerie
va sonner l'heure. Peut-être la crainte d'avoir déjà parcouru presque toute
entière la minute qui précède le premier coup de l'heure, quand déjà, celui-ci
se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s'ébranler
dans mon cerveau, était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait
être, comme un reflet dans la conscience de l'état précaire du cerveau dont
les artères vont céder, ce qui n'est pas plus impossible que cette soudaine
acceptation de la mort qu'ont des blessés, qui, quoiqu'ils aient gardé leur
lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper disent,
voyant ce qui va être: je vais mourir, je suis prêt et écrivent leurs adieux
à leur femme.
Cette
obscure connaissance de ce qui devait être me fut donnée par la chose singulière
qui arriva avant que j'eusse commencé mon livre, et qui m'arriva sous une forme
dont je ne me serais jamais douté. On me trouva un soir où je sortis, meilleure
mine qu'autrefois, on s'étonna que j'eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais
je manquai trois fois de tomber en descendant l'escalier. Ce n'avait été qu'une
sortie de deux heures, mais quand je fus rentré, je sentis que je n'avais plus
ni mémoire ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me
voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m'arrêter, que je me serais
laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints
au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne,
n'esquissent même une résistance si on leur dit qu'on va les jeter à la mer.
Je n'avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n'étais
plus capable de rien comme il arrive à des vieillards alertes la veille et
qui, s'étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une indigestion, peuvent mener
encore quelque temps dans leur lit une existence qui n'est plus qu'une préparation
plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, celui qui
jadis allait dans un de ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville
et où pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les
valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir
accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que
les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que
des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses
à ne pas venir, à condition qu'on ait fait prévenir à temps pour l'invitation
du quatorzième, qu'on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules
et perdu sa mémoire. L'autre moi, celui qui avait conçu son oeuvre, en revanche
se souvenait. J'avais reçu une invitation de Me Molé et appris que
le fils de Mme Sazerat était mort. J'étais résolu à employer une
de ces heures après lesquelles je ne pourrais plus prononcer un mot, la langue
liée comme ma grand'mère pendant son agonie ou avaler du lait, à adresser mes
excuses à Me Molé et mes condoléances à Mme Sazerat.
Mais au bout de quelques instants j'avais oublié que j'avais à le faire. Heureux
oubli car la mémoire de mon oeuvre veillait et allait employer à poser mes
premières fondations l'heure de survivance qui m'était dévolue. Malheureusement
en prenant un cahier pour écrire, la carte d'invitation de Mme Molé
glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux mais qui avait la prééminence
sur l'autre, comme il arrive chez tous les barbares scrupuleux qui ont dîné
en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d'ailleurs
m'eût sans doute fort estimé si elle l'eût appris, d'avoir fait passerma
réponse à son invitation avant mes travaux d'architecte). Brusquement un mot
de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils,
je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l'obligation
factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais
les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes
devoirs inutiles auxquels j'étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout
de quelques minutes de ma tête, l'idée de ma construction ne me quittait pas
un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient
peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d'ensemble,
ou si cela resterait comme un monument druidique au sommet d'une île, quelque
chose d'infréquenté à jamais. Mais j'étais décidé à y consacrer mes forces
qui s'en allaient, comme à regret et comme pour pouvoir me laisser le temps
d'avoir, tout le pourtour terminé, fermé "la porte funéraire". Bientôt
je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui
furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver
dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au "microscope"
quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses
très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance
et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait
fouilleur de détails. D'ailleurs à quoi bon faisais-je cela, j'avais eu de
la facilité jeune et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien "parfaites",
mais au lieu de travailler, j'avais vécu dans la paresse, dans la dissipation
des plaisirs dans la maladie, les soins, les manies, et j'entreprenais mon
ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais
plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs
envers ma pensée et mon oeuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les
premiers l'oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma tâche. La perte
de la mémoire m'aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations, mon
oeuvre les remplaçait. Mais tout d'un coup, au bout d'un mois, l'association
des idées ramenait avec mes remords le souvenir et j'étais accablé du sentiment
de mon impuissance. Je fus étonné d'être indifférent aux critiques qui m'étaient
faites, mais c'est que depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé
en descendant l'escalier, j'étais devenu indifférent à tout, je n'aspirais
plus qu'au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n'était
pas parce que je reportais après ma mort l'admiration qu'on devait, me semblait-il,
avoir pour mon oeuvre, que j'étais indifférent aux suffrages de l'élite actuelle.
Celle d'après ma mort pourrait penser ce qu'elle voudrait. Cela ne me souciait
pas davantage. En réalité, si je pensais à mon oeuvre et point aux lettres
auxquelles je devais répondre, ce n'était plus que je misse entre les deux
choses, comme au temps de ma paresse, et ensuite au temps de mon travail, jusqu'au
jour où j'avais dû me retenir à la rampe de l'escalier, une grande différence
d'importance. L'organisation de ma mémoire, de mes préoccupations était liée
à mon oeuvre, peut-être parce que tandis que les lettres reçues étaient oubliées
l'instant d'après, l'idée de mon oeuvre était dans ma tête, toujours la même,
en perpétuel devenir. Mais elle aussi m'était devenue importune. Elle était
pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s'imposer la fatigue
de s'occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut-être
encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper
de lui. Chez moi les forces de l'écrivain n'étaient plus à la hauteur des exigences
égoïstes de l'oeuvre. Depuis le jour de l'escalier, rien du monde, aucun bonheur,
qu'il vînt de l'amitié des gens, des progrès de mon oeuvre, de l'espérance
de la gloire, ne parvenaient plus à moi que comme un si pâle soleil, qu'il
n'avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un
désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu'il fût, pour
mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il
me semble pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais
avoir un petit sourire infime d'un coin de la bouche quand une dame m'écrivait:
"J'ai été surprise de ne pas avoir de réponse à ma lettre".
Néanmoins, cela me rappelait la lettre et je lui répondais. Je voulais tâcher
pour qu'on ne pût me croire ingrat de mettre ma gentillesse actuelle au niveau
de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j'étais écrasé
d'imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie.
Cette
idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que
j'aimasse la mort, je la détestais. Mais après y avoir songé sans doute de
temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée
adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement, que je ne
pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée
de la mort et même si je ne m'occupais de rien et restais dans un repos complet,
l'idée de la mort me tenait compagnie aussi incessante que l'idée du moi. Je
ne pense pas que le jour où j'étais devenu un demi-mort, c'étaient les accidents
qui avaient caractérisé cela, l'impossibilité de descendre un escalier, de
me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même
inconscient l'idée de la mort, que j'étais déjà à peu près mort, mais plutôt
que c'était venu ensemble, qu'inévitablement ce grand miroir de l'esprit reflétait
une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j'avais
on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais
aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l'hiatus entre leur
maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c'était
seulement parce que je les voyais de l'intérieur (plus encore que par les tromperies
de l'espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels pris, un
à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont les plus persuadés
que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que s'ils ne peuvent
pas prononcer certains mots, cela n'a rien à voir avec une attaque, une crise
d'aphasie, mais vient d'une fatigue de la langue, d'un état nerveux analogue
au bégaiement, de l'épuisement qui a suivi une indigestion.
Moi,
c'était autre chose que les adieux d'un mourant à sa femme, que j'avais à écrire,
de plus long et à plus d'une personne. Long à écrire. Le jour tout au plus
pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit.
Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et
je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins
indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit,
voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la
suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire en quoi que ce fut
les Mille et une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon
écrits eux aussi la nuit, pas plus qu'aucun des livres que j'avais tant aimés
et desquels, dans ma naïveté d'enfant, superstitieusement attaché à eux comme
à mes amours je ne pouvais sans horreur imaginer une oeuvre qui serait différente.
Mais comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant.
Sans doute mes livres, eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour
par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans
dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle
n'est pas plus promise aux oeuvres qu'aux hommes. Ce serait un livre aussi
long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute,
quand on est amoureux d'une oeuvre, on voudrait faire quelque chose de tout
pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, et ne pas penser à son
goût mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend
d'y songer. Et c'est seulement si on la suit qu'on se trouve parfois rencontrer
ce qu'on a abandonné, et avoir écrit en les oubliant les Contes arabes ou les
Mémoires de Saint-Simon d'une autre époque. Mais était-il encore temps pour
moi, n'était-il pas trop tard?
En
tous cas, si j'avais encore la force d'accomplir mon oeuvre, je sentais que
la nature des circonstances qui m'avaient aujourd'hui même au cours de cette
matinée chez la princesse de Guermantes donné à la fois l'idée de mon oeuvre
et la crainte de ne pouvoir la réaliser marquerait certainement avant tout
dans celle-ci la forme que j'avais pressentie autrefois dans l'église de Combray,
au cours de certains jours qui avaient tant influé sur moi et qui nous reste
habituellement invisible, la forme du Temps. Cette dimension du Temps que j'avais
jadis pressentie dans l'église de Combray, je tâcherais de la rendre continuellement
sensible dans une transcription du monde qui serait forcément bien différente
de celle que nous donnent nos sens si mensongers. Certes, il est bien d'autres
erreurs de nos sens, on a vu que divers épisodes de ce récit me l'avaient prouvé,
qui faussent pour nous l'aspect réel de ce monde. Mais enfin je pourrais, à
la rigueur, dans la transcription plus exacte que je m'efforcerais de donner,
ne pas changer la place des sons, m'abstenir de les détacher de leur cause
à côté de laquelle l'intelligence les situe après coup, bien que faire chanter
la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge dans la cour l'ébullition
de notre tisane, ne doit pas être en somme plus déconcertant que ce qu'ont
fait si souvent les peintres quand ils peignent très près ou très loin de nous,
selon que les lois de la perspective, l'intensité des couleurs et la première
illusion du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement
déplacera ensuite de distances quelquefois énormes.
Je
pourrais, bien que l'erreur soit plus grave, continuer comme on fait à mettre
des traits dans le visage d'une passante, alors qu'à la place du nez, des joues
et du menton, il ne devrait y avoir qu'un espace vide sur lequel jouerait tout
au plus le reflet de nos désirs. Et même si je n'avais pas le loisir de préparer,
chose déjà bien plus importante, les cent masques qu'il convient d'attacher
à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où
ils en lisent les traits et pour les mêmes yeux selon l'espérance ou la crainte,
ou au contraire l'amour et l'habitude qui cachent pendant tant d'années les
changements de l'âge, même enfin si je n'entreprenais pas, ce dont ma liaison
avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice
et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au dehors mais en
dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels,
et de faire varier aussi la lumière du ciel moral, selon les différences de
pression de notre sensibilité, ou selon la sérénité de notre certitude sous
laquelle un objet est si petit, alors qu'un simple nuage de risque en multiplie
en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et bien
d'autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel a pu apparaître au
cours de ce récit) dans la transcription d'un univers qui était à redessiner
tout entier, du moins ne manquerais-je pas avant toute chose d'y décrire l'homme
comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant,
tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec
lui quand il se déplace. D'ailleurs, que nous occupions une place sans cesse
accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait
que me réjouir puisque c'est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun que
je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons
une place dans le Temps, mais cette place, le plus simple la mesure approximativement
comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace. Sans doute, on se
trompe souvent dans cette évaluation, mais qu'on ait cru pouvoir la faire,
signifie qu'on concevait l'âge comme quelque chose de mesurable.
Je
me disais aussi: "Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état
d'accomplir mon oeuvre?" La maladie qui, en me faisant comme un rude directeur
de conscience mourir au monde, m'avait rendu service (car si le grain de froment
ne meurt après qu'on l'a semé, il restera seul, mais s'il meurt, il portera
beaucoup de fruits), la maladie qui, après que la paresse m'avait protégé contre
la facilité allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait
usé mes forces et comme je l'avais remarqué depuis longtemps au moment où j'avais
cessé d'aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la
mémoire d'impressions qu'il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer
en équivalents d'intelligence, n'était-elle pas une des conditions, presque
l'essence même de l'oeuvre d'art telle que je l'avais conçue tout à l'heure
dans la bibliothèque? Ah! si j'avais encore eu les forces qui étaient intactes
dans la soirée que j'avais alors évoquée en apercevant François le Champi.
C'était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait avec la mort
lente de ma grand'mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s'était
décidé au moment où ne pouvant plus supporter d'attendre au lendemain pour
poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j'avais pris ma résolution, j'avais
sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m'installer à la fenêtre par
où entrait le clair de lune jusqu'à ce que j'eusse entendu partir M. Swann.
Mes parents l'avaient accompagné, j'avais entendu la porte s'ouvrir, sonner,
se refermer. A ce moment même, dans l'hôtel du prince de Guermantes, ce bruit
de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux,
interminable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait qu'enfin
M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je
les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors,
en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l'instant
où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser
que c'était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse
rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus
bien comment ils s'éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l'écouter, je
dus m'efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques
tenaient autour de moi. Pour tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même
que j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement
y était toujours et aussi, entre lui et l'instant présent, tout ce passé indéfiniment
déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté j'existais
déjà et depuis, pour que j'entendisse encore ce tintement, il fallait qu'il
n'y eût pas eu discontinuité, que je n'eusse pas un instant pris de repos,
cessé d'exister, de penser, d'avoir conscience de moi, puisque cet instant
ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à
lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. C'était cette notion du
temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j'avais maintenant
l'intention de mettre si fort en relief dans mon oeuvre. Et c'est parce qu'ils
contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant
de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs, de
joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple
et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux
jusqu'à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du
corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle
qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui
finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus.
J'éprouvais
un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement
avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma
vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir
attaché à moi, qu'il me supportait, que j'étais juché à son sommet vertigineux,
que je ne pouvais me mouvoir, sans le déplacer avec moi.
La
date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray si
distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension
énorme que je ne savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de
moi et en moi pourtant comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années.
Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré,
en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il
eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé
et avait voulu se tenir debout avait vacillé sur des jambes flageolantes comme
celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix
métallique et vers lesquels s'empressent les jeunes séminaristes, et ne s'était
avancé qu'en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois
années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant
sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre
la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombent. Je m'effrayais
que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas
que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé
qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi!
Si du moins
il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon oeuvre, je ne manquerais
pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l'idée s'imposait à moi avec tant
de force aujourd'hui, et j'y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler
à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable
que celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place, au
contraire, prolongée sans mesure, puisqu'ils touchent simultanément, comme
des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes,
- entre lesquelles tant de jours sont venus se placer - dans le Temps.