La Thébaïde
par Jean Racine
ACTE I , SCENE PREMIERE .
Jocaste.
Ils sont sortis, Olympe?
Ah mortelles douleurs!
Qu'un moment de repos me va coûter de pleurs
!
Mes yeux depuis six mois étoient ouverts aux larmes,
et le sommeil les ferme en de
telles alarmes?
Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,
et m'empêcher de voir le plus noir des forfaits!
Mais en sont-ils aux mains?
Olympe.
Du haut de la muraille
je les ai vus déjà tous rangés en
bataille;
j'ai vu déjà le fer briller de toutes parts;
et pour vous
avertir j'ai quitté les remparts.
J'ai vu, le fer en main, étéocle lui-même;
il marche des premiers, et d'une ardeur extrême
il montre aux plus
hardis à braver le danger.
Jocaste.
N'en doutons plus, Olympe, ils se
vont égorger.
Que l'on coure avertir et hâter la princesse;
je l'attends. Juste ciel,
soutenez ma foiblesse!
Il faut courir, Olympe, après ces inhumains;
il
les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
Nous voici donc, hélas! à ce
jour détestable
dont la seule frayeur me rendoit misérable!
Ni prières ni
pleurs ne m'ont de rien servi,
et le courroux du sort vouloit être
assouvi.
Ô toi, soleil, ô toi qui rends le jour au monde,
que ne l'as-tu
laissé dans une nuit profonde!
à de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons
?
Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons?
Mais ces monstres,
hélas! Ne t'épouvantent guères:
la race de Laïus les a rendus
vulgaires;
tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
après ceux
que le père et la mère ont commis.
Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont
perfides,
s'ils sont tous deux méchants, et s'ils sont parricides:
tu
sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux,
et tu t'étonnerois s'ils
étoient vertueux.
ACTE I , SCENE II .
Jocaste.
Ma fille, avez-vous su l'excès
de nos misères?
Antigone.
Oui, madame: on m'a dit la fureur de mes
frères.
Jocaste.
Allons, chère Antigone, et courons de ce pas
arrêter,
s'il se peut, leur parricide bras.
Allons leur faire voir ce qu'ils ont de
plus tendre;
voyons si contre nous ils pourront se défendre,
ou s'ils oseront bien, dans
leur noire fureur,
répandre notre sang pour attaquer le
leur.
Antigone.
Madame, c'en est fait, voici le roi lui-même.
ACTE I , SCENE III .
Jocaste.
Olympe, soutiens-moi; ma
douleur est extrême.
Étéocle.
Madame, qu'avez-vous? Et quel
trouble...
Jocaste.
Ah! Mon fils,
quelles traces de sang vois-je sur
vos habits?
Est-ce du sang d'un frère? Ou n'est-ce point du vôtre
?
Étéocle.
Non, madame, ce n'est ni de l'un ni de l'autre.
Dans son
camp jusqu'ici Polynice arrêté,
pour combattre à mes yeux ne s'est point
présenté.
D'Argiens seulement une troupe hardie
m'a voulu de nos murs
disputer la sortie:
j'ai fait mordre la poudre à ces audacieux;
et leur
sang est celui qui paroît à vos yeux.
Jocaste.
Mais que prétendiez-vous?
Et quelle ardeur soudaine
vous a fait tout à coup descendre dans la plaine
?
Étéocle.
Madame, il étoit temps que j'en usasse ainsi,
et je perdois
ma gloire à demeurer ici.
Le peuple, à qui la faim se faisoit déjà
craindre,
de mon peu de vigueur commençoit à se plaindre,
me reprochant
déjà qu'il m'avoit couronné,
et que j'occupois mal le rang qu'il m'a
donné.
Il le faut satisfaire; et quoi qu'il en arrive,
Thèbes dès
aujourd'hui ne sera plus captive.
Je veux, en n'y laissant aucun de mes
soldats,
qu'elle soit seulement juge de nos combats.
J'ai des forces
assez pour tenir la campagne,
et si quelque bonheur nos armes
accompagne,
l'insolent Polynice et ses fiers alliés
laisseront Thèbes
libre, ou mourront à mes pieds.
Jocaste.
Vous pourriez d'
un tel sang, Ô ciel! Souiller vos armes?
La couronne pour vous a-t-elle
tant de charmes?
Si par un parricide il la falloit gagner,
ah! Mon fils,
à ce prix voudriez-vous régner?
Mais il ne tient qu'à vous, si l'honneur
vous anime,
de nous donner la paix sans le secours d'un crime,
et de
votre courroux triomphant aujourd'hui,
contenter votre frère, et régner avec
lui.
Étéocle.
Appelez-vous régner partager ma couronne,
et céder
lâchement ce que mon droit me donne?
Jocaste.
Vous le savez, mon fils, la
justice et le sang
lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut
rang.
dipe, en achevant sa triste destinée,
ordonna que chacun régneroit
son année;
et n'ayant qu'un état à
mettre sous vos lois,
voulut que tour à tour vous fussiez tous deux
rois.
à ces conditions vous daignâtes souscrire.
Le sort vous appela le
premier à l'empire,
vous montâtes au trône; il n'en fut point jaloux
:
et vous ne voulez pas qu'il y monte après vous?
Étéocle.
Non,
madame, à l'empire il ne doit plus prétendre;
Thèbes à cet arrêt n'a point
voulu se rendre;
et lorsque sur le trône il s'est voulu placer,
c'est
elle, et non pas moi, qui l'en a su chasser.
Thèbes doit-elle moins redouter
sa puissance,
après avoir six mois senti sa violence?
Voudroit-elle obéir
à ce prince inhumain,
qui vient d'armer contre elle et le fer et la faim
?
Prendroit-elle pour roi l'esclave de Mycène,
qui pour tous les Thébains
n'a plus que de la haine,
qui s'est au roi d'Argos
indignement soumis,
et que l'hymen attache à nos fiers ennemis?
Lorsque
le roi d'Argos l'a choisi pour son gendre,
il espéroit par lui de voir
Thèbes en cendre;
l'amour eut peu de part à cet hymen honteux,
et la
seule fureur en alluma les feux.
Thèbes m'a couronné pour éviter ses chaînes
;
elle s'attend par moi de voir finir ses peines:
il la faut accuser si
je manque de foi;
et je suis son captif, je ne suis pas son
roi.
Jocaste.
Dites, dites plutôt, cur ingrat et farouche,
qu'auprès
du diadème il n'est rien qui vous touche.
Mais je me trompe encor: ce rang
ne vous plaît pas,
et le crime tout seul a pour vous des appas.
Hé bien!
Puisqu'à ce point vous en êtes avide,
je vous offre à commettre un double
parricide:
versez le sang d'un frère; et si c'est peu du sien,
je vous
invite encore à répandre le mien.
Vous n'aurez plus alors d'ennemis à
soumettre,
d'obstacle à surmonter, ni de crime à commettre;
et n'ayant
plus au trône un fâcheux concurrent,
de tous les criminels vous serez le plus
grand.
Étéocle.
Hé bien, madame, hé bien, il faut vous satisfaire:
il faut sortir du trône et
couronner mon frère;
il faut, pour seconder votre injuste projet,
de son
roi que j'étois, devenir son sujet;
et pour vous élever au comble de la
joie,
il faut à sa fureur que je me livre en proie;
il faut par mon
trépas...
Jocaste.
Ah ciel! Quelle rigueur!
Que vous pénétrez mal
dans le fond de mon cur!
Je ne demande pas que vous quittiez l'empire
:
régnez toujours, mon fils, c'est ce que je desire.
Mais si tant de
malheurs vous touchent de pitié,
si pour moi votre cur garde quelque
amitié,
et si vous prenez soin de votre gloire même,
associez un frère à
cet honneur suprême.
Ce n'est qu'un vain éclat qu'il recevra de vous
;
votre règne en sera plus puissant et plus doux.
Les peuples, admirant
cette vertu sublime,
voudront toujours pour prince un roi si magnanime
;
et cet illustre effort, loin d'affoiblir vos droits,
vous rendra le
plus juste et le plus grand des rois.
Ou s'il faut que mes vux vous
trouvent inflexible,
si la paix à ce prix vous paroît impossible,
et si le
diadème a pour vous tant d'attraits,
au moins consolez-moi de quelque heure
de paix.
Accordez cette grâce aux
larmes d'une mère.
Et cependant, mon fils, j'irai voir votre frère;
la
pitié dans son âme aura peut-être lieu,
ou du moins pour jamais j'irai lui
dire adieu.
Dès ce même moment permettez que je sorte:
j'irai jusqu'à
sa tente, et j'irai sans escorte;
par mes justes soupirs j'espère l'
émouvoir.
Étéocle.
Madame, sans sortir, vous le pouvez revoir;
et si
cette entrevue a pour vous tant de charmes,
il ne tiendra qu'à lui de
suspendre nos armes.
Vous pouvez dès cette heure accomplir vos
souhaits,
et le faire venir jusque dans ce palais.
J'irai plus loin
encore; et pour faire connaître
qu'il a tort en effet de me nommer un
traître,
et que je ne suis pas un tyran odieux,
que l'on fasse parler et
le peuple et les dieux.
Si le peuple y consent, je lui cède ma place
;
mais qu'il se rende enfin, si le peuple le chasse.
Je ne force personne
; et j'engage ma foi
de laisser aux Thébains à se choisir un roi.
ACTE I , SCENE IV .
Créon.
Seigneur, votre sortie a mis tout
en alarmes:
Thèbes, qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes:
l'
épouvante et l'horreur règnent de toutes parts,
et le peuple effrayé tremble
sur ses remparts.
Étéocle.
Cette vaine frayeur sera bientôt
calmée.
Madame, je m'en vais retrouver mon armée;
cependant vous pouvez
accomplir vos souhaits,
faire entrer Polynice, et lui parler de
paix.
Créon, la reine ici commande en mon absence;
disposez tout le monde
à son obéissance;
laissez, pour recevoir et pour donner ses lois,
votre
fils Ménecée, et j'en ai fait le choix.
Comme il a de l'honneur autant que
de courage,
ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,
et sa vertu suffit
pour les rendre assurés.
Commandez-lui, madame.
(à Créon.)
et vous,
vous me suivrez.
Créon.
Quoi? Seigneur...
Étéocle.
Oui, Créon, la
chose est résolue.
Créon.
Et vous quittez ainsi la puissance absolue?
Étéocle.
Que je la quitte
ou non, ne vous tourmentez pas:
faites ce que j'ordonne, et venez sur mes
pas.
ACTE I , SCENE V .
Créon.
Qu'avez-vous fait, madame? Et par
quelle conduite
forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite?
Ce
conseil va tout perdre.
Jocaste.
Il va tout conserver;
et par ce seul
conseil Thèbes se peut sauver.
Créon.
Eh quoi, madame, eh quoi? Dans l'
état où nous sommes,
lorsqu'avec un renfort de plus de six mille
hommes,
la fortune promet toute chose aux Thébains,
le roi se laisse ôter
la victoire des mains?
Jocaste.
La victoire, Créon, n'est pas toujours
si belle:
la honte et les remords vont souvent après elle.
Quand deux
frères armés vont s'égorger entre eux,
ne les pas séparer, c'est les perdre
tous deux.
Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,
que lui
laisser gagner une telle victoire?
Créon.
Leur courroux est trop
grand...
Jocaste.
Il peut être adouci.
Créon.
Tous deux veulent
régner.
Jocaste.
Ils régneront
aussi.
Créon.
On ne partage point la grandeur souveraine;
et ce n'est
pas un bien qu'on quitte et qu'on reprenne.
Jocaste.
L'intérêt de l'
état leur servira de loi.
Créon.
L'intérêt de l'état est de n'avoir qu'
un roi,
qui d'un ordre constant gouvernant ses provinces,
accoutume à ses
lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois
différents,
en lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
Par un ordre
souvent l'un à l'autre contraire
un frère détruiroit ce qu'auroit fait un
frère;
vous les verriez toujours former quelque attentat,
et changer tous
les ans la face de l'état.
Ce terme limité, que l'on veut leur
prescrire,
accroît leur violence en bornant leur empire.
Tous deux feront gémir les
peuples tour à tour:
pareils à ces torrents qui ne durent qu'un
jour,
plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,
et d'horribles
dégâts signalent leur passage.
Jocaste.
On les verroit plutôt par de
nobles projets
se disputer tous deux l'amour de leurs sujets.
Mais
avouez, Créon, que toute votre peine
c'est de voir que la paix rend votre
attente vaine;
qu'elle assure à mes fils le trône où vous tendez,
et va
rompre le piége où vous les attendez.
Comme, après leur trépas, le droit de
la naissance
fait tomber en vos mains la suprême puissance,
le sang qui
vous unit aux deux princes mes fils
vous fait trouver en eux vos plus grands
ennemis;
et votre ambition qui tend à
leur fortune
vous donne pour tous deux une haine commune.
Vous inspirez au
roi vos conseils dangereux,
et vous en servez un pour les perdre tous
deux.
Créon.
Je ne me repais point de pareilles chimères.
Mes respects
pour le roi sont ardents et sincères;
et mon ambition est de le
maintenir
au trône où vous croyez que je veux parvenir.
Le soin de sa
grandeur est le seul qui m'anime;
je hais ses ennemis, et c'est là tout
mon crime:
je ne m'en cache point. Mais à ce que je voi,
chacun n'est
pas ici criminel comme moi.
Jocaste.
Je suis mère, Créon; et si j'aime
son frère,
la personne du roi ne m'en est pas moins chère.
De lâches
courtisans peuvent bien le haïr;
mais une mère enfin ne peut pas se
trahir.
Antigone.
Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres:
les
ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres;
Créon, vous êtes père, et dans
ces ennemis
peut-être songez-vous que vous avez un fils.
On sait de quelle
ardeur Hémon sert Polynice.
Créon.
Oui, je le sais, madame, et je lui fais
justice:
je le dois, en effet, distinguer du commun,
mais c'est pour le
haïr encor plus que pas un;
et je souhaiterois, dans ma
juste colère,
que chacun le haït comme le hait son
père.
Antigone.
Après tout ce qu'a fait la valeur de son bras,
tout le
monde en ce point ne vous ressemble pas.
Créon.
Je le vois bien, madame,
et c'est ce qui m'afflige;
mais je sais bien à quoi sa révolte m'oblige
;
et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
c'est ce qui me le fait
justement abhorrer.
La honte suit toujours le parti des rebelles;
leurs
grandes actions sont les plus criminelles:
ils signalent leur crime en
signalant leur bras,
et la gloire n'est point où les rois ne sont
pas.
Antigone.
écoutez un peu mieux la voix de la
nature.
Créon.
Plus l'offenseur m'est cher, plus je ressens l'
injure.
Antigone.
Mais un père à ce point doit-il être emporté?
Vous
avez trop de haine.
Créon.
Et vous, trop de bonté.
C'est trop parler,
madame, en faveur d'un rebelle.
Antigone.
L'innocence vaut bien que l'
on parle pour elle.
Créon.
Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.
Antigone.
Et je sais quel
sujet vous le rend odieux.
Créon.
L'amour a d'autres yeux que le commun
des hommes.
Jocaste.
Vous abusez, Créon, de l'état où nous sommes
;
tout vous semble permis; mais craignez mon courroux:
vos libertés
enfin retomberoient sur vous.
Antigone.
L'intérêt du public agit peu sur
son âme,
et l'amour du pays nous cache une autre flamme.
Je la sais;
mais, Créon, j'en abhorre le cours,
et vous ferez bien mieux de la cacher
toujours.
Créon.
Je le ferai, madame; et je veux par avance
vous
épargner encor jusques à ma présence.
Aussi bien mes respects redoublent vos
mépris;
et je vais faire place à ce bienheureux fils.
Le roi m'appelle
ailleurs, il faut que j'obéisse.
Adieu: faites venir Hémon et
Polynice.
Jocaste.
N'en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux
;
tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.
ACTE I , SCENE VI .
Antigone.
Le perfide! à quel point son
insolence monte!
Jocaste.
Ses superbes discours tourneront à sa
honte.
Bientôt, si nos desirs sont exaucés des cieux,
la paix nous vengera
de cet ambitieux.
Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère
:
appelons promptement Hémon et votre frère;
je suis pour ce dessein
prête à leur accorder
toutes les sûretés qu'ils pourront demander.
Et
toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,
ciel, dispose à la paix le cur
de Polynice,
seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs,
et comme il
faut enfin fais parler mes douleurs.
Antigone, demeurant un peu après sa
mère.
Et si tu prends pitié d'une flamme innocente,
Ô ciel, en ramenant
Hémon à son amante,
ramène-le fidèle; et permets en ce jour
qu'en
retrouvant l'amant je retrouve l'amour!
ACTE II , SCENE PREMIERE .
Hémon.
Quoi? Vous me refusez
votre aimable présence
après un an entier de supplice et d'absence?
Ne
m'avez-vous, madame, appelé près de vous,
que pour m'ôter sitôt un bien qui
m'est si doux?
Antigone.
Et voulez-vous sitôt que j'abandonne un frère
?
Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère?
Et dois-je préférer, au
gré de vos souhaits,
le soin de votre amour à celui de la paix
?
Hémon.
Madame, à mon bonheur c'est chercher trop d'obstacles:
ils
iront bien sans nous consulter les oracles.
Permettez que mon cur, en
voyant vos beaux yeux,
de l'état de son sort interroge ses dieux.
Puis-je
leur demander, sans être téméraire,
s'ils ont toujours pour moi leur douceur
ordinaire?
Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié?
Et du mal qu'
ils ont fait ont-ils quelque pitié?
Durant le triste cours d'une absence
cruelle,
avez-vous souhaité que je
fusse fidèle?
Songiez-vous que la mort menaçoit loin de vous
un amant qui
ne doit mourir qu'à vos genoux?
Ah! D'un si bel objet quand une âme est
blessée,
quand un cur jusqu'à vous élève sa pensée,
qu'il est doux d'
adorer tant de divins appas!
Mais aussi que l'on souffre en ne les voyant
pas!
Un moment loin de vous me duroit une année;
j'aurois fini cent
fois ma triste destinée,
si je n'eusse songé jusques à mon retour
que mon
éloignement vous prouvoit mon amour,
et que le souvenir de mon
obéissance
pourroit en ma faveur parler en mon absence,
et que pensant à
moi vous penseriez aussi
qu'il faut aimer beaucoup pour obéir
ainsi.
Antigone.
Oui, je l'avois bien cru, qu'une âme si
fidèle
trouveroit dans l'absence une peine cruelle;
et si mes sentiments
se doivent découvrir,
je souhaitois, Hémon, qu'elle vous fît souffrir,
et
qu'étant loin de moi, quelque ombre d'amertume
vous fît trouver les jours
plus longs que de coutume.
Mais ne vous plaignez pas: mon cur chargé d'
ennui
ne vous souhaitoit rien qu'il n'éprouvât en lui.
Surtout depuis le
temps que dure cette guerre,
et que de gens armés vous couvrez cette
terre,
Ô dieux! à quels tourments mon cur s'est vu soumis,
voyant des
deux côtés ses plus tendres amis!
Mille objets de douleur
déchiroient mes entrailles;
j'en voyois et dehors et dedans nos murailles
;
chaque assaut à mon cur livroit mille combats;
et mille fois le jour
je souffrois le trépas.
Hémon.
Mais enfin qu'ai-je fait, en ce malheur
extrême,
que ne m'ait ordonné ma princesse elle-même?
J'ai suivi
Polynice; et vous l'avez voulu:
vous me l'avez prescrit par un ordre
absolu.
Je lui vouai dès lors une amitié sincère;
je quittai mon pays, j'
abandonnai mon père;
sur moi par ce départ j'attirai son courroux;
et
pour tout dire enfin, je m'éloignai de vous.
Antigone.
Je m'en souviens,
Hémon, et je vous fais justice:
c'est moi que vous serviez en servant
Polynice;
il m'étoit cher alors comme il est aujourd'hui,
et je prenois
pour moi ce qu'on faisoit pour lui.
Nous nous aimions tous deux dès la plus
tendre enfance,
et j'avois sur son cur une entière puissance;
je
trouvois à lui plaire une extrême douceur,
et les chagrins du frère étoient
ceux de la sur.
Ah! Si j'avois encor sur lui
le même empire,
il aimeroit la paix, pour qui mon cur soupire.
Notre
commun malheur en seroit adouci:
je le verrois, Hémon; vous me verriez
aussi.
Hémon.
De cette affreuse guerre il abhorre l'image:
je l'ai
vu soupirer de douleur et de rage,
lorsque, pour remonter au trône
paternel,
on le força de prendre un chemin si cruel.
Espérons que le ciel,
touché de nos misères,
achèvera bientôt de réunir les frères.
Puisse-t-il
rétablir l'amitié dans leur cur,
et conserver l'amour dans celui de la
sur!
Antigone.
Hélas! Ne doutez point que ce dernier ouvrage
ne lui soit plus aisé que de
calmer leur rage.
Je les connois tous deux, et je répondrois bien
que leur
cur, cher Hémon, est plus dur que le mien.
Mais les dieux quelquefois font
de plus grands miracles.
ACTE II , SCENE II .
Antigone.
Hé bien! Apprendrons-nous ce
qu'ont dit les oracles?
Que faut-il faire?
Olympe.
Hélas
!
Antigone.
Quoi? Qu'en a-t-on appris?
Est-ce la guerre, Olympe
?
Olympe.
Ah! C'est encore pis!
Hémon.
Quel est donc ce grand mal
que leur courroux annonce?
Olympe.
Prince, pour en juger, écoutez leur
réponse:
Thébains, pour n'avoir plus de guerres,
il faut, par un ordre
fatal,
que le dernier du sang royal
par son trépas ensanglante vos terres.
"
Antigone.
Ô dieux, que vous
a fait ce sang infortuné,
et pourquoi tout entier l'avez-vous condamné
?
N'êtes-vous pas contents de la mort de mon père?
Tout notre sang
doit-il sentir votre colère?
Hémon.
Madame, cet arrêt ne vous regarde pas
;
votre vertu vous met à couvert du trépas:
les dieux savent trop bien
connoître l'innocence...
Antigone.
Et ce n'est pas pour moi que je
crains leur vengeance.
Mon innocence, Hémon, seroit un foible appui
;
fille d'dipe, il faut que je meure pour lui.
Je l'attends, cette
mort, et je l'attends sans plainte;
et s'il faut avouer le sujet de ma
crainte,
c'est pour vous que je crains: oui, cher Hémon, pour vous.
De
ce sang malheureux vous sortez comme nous;
et je ne vois que trop que le
courroux céleste
vous rendra, comme à nous, cet
honneur bien funeste,
et fera regretter aux princes des Thébains
de n'
être pas sortis du dernier des humains.
Hémon.
Peut-on se repentir d'un
si grand avantage?
Un si noble trépas flatte trop mon courage;
et du
sang de ses rois il est beau d'être issu,
dût-on rendre ce sang sitôt qu'on
l'a reçu.
Antigone.
Eh quoi! Si parmi nous on a fait quelque
offense,
le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance?
Et n'est-ce
pas assez du père et des enfants,
sans qu'il aille plus loin chercher des
innocents?
C'est à nous à payer pour les crimes des nôtres
:
punissez-nous, grands dieux; mais épargnez les autres.
Mon père, cher
Hémon, vous va perdre aujourd'hui;
et je vous perds peut-être encore plus
que lui.
Le ciel punit sur vous et sur votre famille
et les crimes du père
et l'amour de la fille;
et ce funeste amour vous nuit encore plus
que
les crimes d'dipe et le sang de Laïus.
Hémon.
Quoi? Mon amour, madame
? Et qu'a-t-il de funeste?
Est-ce un crime qu'aimer une beauté céleste
?
Et puisque sans colère il est reçu de vous,
en quoi peut-il du ciel
mériter le courroux?
Vous seule en mes soupirs êtes intéressée:
c'est à
vous à juger s'ils vous ont offensée.
Tels que seront pour eux vos arrêts
tout-puissants,
ils seront criminels ou seront innocents.
Que le ciel à son gré de ma
perte dispose,
j'en chérirai toujours et l'une et l'autre
cause,
glorieux de mourir pour le sang de mes rois,
et plus heureux encor
de mourir sous vos lois.
Aussi bien que ferois-je en ce commun naufrage
?
Pourrois-je me résoudre à vivre davantage?
En vain les dieux voudroient
différer mon trépas,
mon désespoir feroit ce qu'ils ne feroient pas.
Mais
peut-être, après tout, notre frayeur est vaine;
attendons... Mais voici
Polynice et la reine.
ACTE II , SCENE III .
Polynice.
Madame, au nom des dieux,
cessez de m'arrêter:
je vois bien que la paix ne peut s'exécuter.
J'
espérois que du ciel la justice infinie
voudroit se déclarer contre la
tyrannie,
et que lassé de voir répandre tant de sang,
il rendroit à chacun
son légitime rang.
Mais puisque ouvertement il tient pour l'injustice,
et
que des criminels il se rend le complice,
dois-je encore espérer qu'un
peuple révolté,
quand le ciel est injuste, écoute l'équité?
Dois-je
prendre pour juge une troupe insolente,
d'un fier usurpateur ministre
violente,
qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,
et qu'il anime encor,
tout éloigné qu'il est?
La raison n'agit point sur une populace:
de ce
peuple déjà j'ai ressenti l'audace;
et loin de me reprendre après m'avoir
chassé,
il croit voir un tyran dans un prince offensé.
Comme sur lui l'
honneur n'eut jamais de puissance,
il croit que tout le monde aspire à la
vengeance.
De ses inimitiés rien n'arrête le cours:
quand il hait une
fois, il veut haïr toujours.
Jocaste.
Mais s'il est
vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,
et que tous les Thébains
redoutent votre règne,
pourquoi par tant de sang cherchez-vous à
régner
sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner?
Polynice.
Est-ce
au peuple, madame, à se choisir un maître?
Sitôt qu'il hait un roi, doit-on
cesser de l'être?
Sa haine ou son amour, sont-ce les premiers droits
qui
font monter au trône ou descendre les rois?
Que le peuple à son gré nous
craigne ou nous chérisse,
le sang nous met au trône, et non pas son caprice
:
ce que le sang lui donne, il le doit accepter;
et s'il n'aime son
prince, il le doit respecter.
Jocaste.
Vous serez un tyran haï de vos
provinces.
Polynice.
Ce nom ne convient pas aux légitimes princes;
de
ce titre odieux mes droits me sont garants:
la haine des sujets ne fait pas
les tyrans.
Appelez de ce nom étéocle lui-même.
Jocaste.
Il est aimé de
tous.
Polynice.
C'est un tyran qu'on aime,
qui par cent lâchetés
tâche à se maintenir
au rang où par la force il a su parvenir;
et son
orgueil le rend, par un effet contraire,
esclave de son peuple, et tyran de
son frère.
Pour commander tout seul il veut bien obéir,
et se fait
mépriser pour me faire haïr.
Ce n'est pas sans sujet qu'on me préfère un
traître:
le peuple aime un esclave, et
craint d'avoir un maître;
mais je croirois trahir la majesté des
rois,
si je faisois le peuple arbitre de mes droits.
Jocaste.
Ainsi
donc la discorde a pour vous tant de charmes?
Vous lassez-vous déjà d'avoir
posé les armes?
Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,
vous, de
verser du sang, moi, de verser des pleurs?
N'accorderez-vous rien aux
larmes d'une mère?
Ma fille, s'il se peut, retenez votre frère:
le
cruel pour vous seule avoit de l'amitié.
Antigone.
Ah! Si pour vous son
âme est sourde à la pitié,
que pourrois-je espérer d'une amitié
passée,
qu'un long éloignement n'a que trop effacée?
à peine en sa
mémoire ai-je encor quelque rang;
il n'aime, il ne se plaît qu'à répandre
du sang.
Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,
ce prince qui
montroit tant d'horreur pour le crime,
dont l'âme généreuse avoit tant de
douceur,
qui respectoit sa mère et
chérissoit sa sur.
La nature pour lui n'est plus qu'une chimère:
il
méconnoît sa sur, il méprise sa mère;
et l'ingrat, en l'état où son
orgueil l'a mis,
nous croit des étrangers, ou bien des
ennemis.
Polynice.
N'imputez point ce crime à mon âme affligée:
dites
plutôt, ma sur, que vous êtes changée;
dites que de mon rang l'injuste
usurpateur
m'a su ravir encor l'amitié de ma sur.
Je vous connois
toujours, et suis toujours le même.
Antigone.
Est-ce m'aimer, cruel,
autant que je vous aime,
que d'être inexorable à mes tristes soupirs,
et
m'exposer encore à tant de déplaisirs?
Polynice.
Mais vous-même, ma
sur, est-ce aimer votre frère
que de lui faire ici cette
injuste prière,
et me vouloir ravir le sceptre de la main?
Dieux! Qu'
est-ce qu'étéocle a de plus inhumain?
C'est trop favoriser un tyran qui m'
outrage.
Antigone.
Non, non, vos intérêts me touchent davantage.
Ne
croyez pas mes pleurs perfides à ce point:
avec vos ennemis ils ne
conspirent point.
Cette paix que je veux me seroit un supplice,
s'il en
devoit coûter le sceptre à Polynice;
et l'unique faveur, mon frère, où je
prétends,
c'est qu'il me soit permis de vous voir plus
longtemps.
Seulement quelques jours souffrez que l'on vous voie;
et
donnez-nous le temps de chercher quelque voie
qui puisse vous remettre au
rang de vos aïeux,
sans que vous répandiez un sang si
précieux.
Pouvez-vous refuser cette grâce légère
aux larmes d'une sur,
aux soupirs d'une mère?
Jocaste.
Mais quelle crainte encor vous peut
inquiéter?
Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter?
Quoi? Ce
jour tout entier n'est-il pas de la trêve?
Dès qu'elle a commencé faut-il
qu'elle s'achève?
Vous voyez qu'étéocle a mis les armes bas;
il veut que je vous voie, et
vous ne voulez pas.
Antigone.
Oui, mon frère, il n'est pas comme vous
inflexible:
aux larmes de sa mère il a paru sensible;
nos pleurs ont
désarmé sa colère aujourd'hui.
Vous l'appelez cruel, vous l'êtes plus que
lui.
Hémon.
Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans
peine
laisser agir encor la princesse et la reine:
accordez tout ce jour
à leur pressant desir;
voyons si leur dessein ne pourra réussir.
Ne
donnez pas la joie au prince votre frère
de dire que sans vous la paix se
pouvoit faire.
Vous aurez satisfait une mère, une sur,
et vous aurez
surtout satisfait votre honneur.
Mais que veut ce soldat? Son âme est toute
émue!
ACTE II , SCENE IV .
Un soldat.
Seigneur, on est aux mains,
et la trêve est rompue.
Créon et les Thébains, par l'ordre de leur
roi,
attaquent votre armée, et violent leur foi.
Le brave Hippomédon s'
efforce, en votre absence,
de soutenir leur choc de toute sa
puissance.
Par son ordre, seigneur, je vous viens avertir.
Polynice.
Ah
! Les traîtres! Allons, Hémon, il faut sortir.
(à la reine.)
madame, vous
voyez comme il tient sa parole;
mais il veut le combat, il m'attaque, et j'
y vole.
Jocaste.
Polynice! Mon fils... Mais il ne m'entend plus
:
aussi bien que mes pleurs mes cris sont superflus.
Chère Antigone,
allez, courez à ce barbare:
du moins, allez prier Hémon qu'il les
sépare.
La force m'abandonne, et je n'y puis courir;
tout ce que je
puis faire, hélas! C'est de mourir.
ACTE III , SCENE PREMIERE .
Jocaste.
Olympe, va-t'en voir ce
funeste spectacle:
va voir si leur fureur n'a point trouvé d'
obstacle,
si rien n'a pu toucher l'un ou l'autre parti.
On dit qu'à ce
dessein Ménecée est sorti.
Olympe.
Je ne sais quel dessein animoit son
courage:
une héroïque ardeur brilloit sur son visage;
mais vous devez,
madame, espérer jusqu'au bout.
Jocaste.
Va tout voir, chère Olympe, et me
viens dire tout:
éclaircis promptement ma triste
inquiétude.
Olympe.
Mais vous dois-je laisser en cette solitude
?
Jocaste.
Va: je veux être seule en l'état où je suis,
si toutefois
on peut l'être avec tant d'ennuis!
ACTE III , SCENE II .
Jocaste, seule.
Dureront-ils toujours,
ces ennuis si funestes?
N'épuiseront-ils point les vengeances célestes
?
Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,
sans jamais au tombeau
précipiter mes pas?
Ô ciel, que tes rigueurs seroient peu redoutables,
si
la foudre d'abord accabloit les coupables!
Et que tes châtiments paroissent
infinis,
quand tu laisses la vie à ceux que tu punis!
Tu ne l'ignores
pas, depuis le jour infâme
où de mon propre fils je me trouvai la
femme,
le moindre des tourments que mon cur a soufferts
égale tous les
maux que l'on souffre aux enfers.
Et toutefois, Ô dieux, un crime
involontaire
devoit-il attirer toute votre colère?
Le connoissois-je,
hélas! Ce fils infortuné?
Vous-mêmes dans mes bras vous l'avez
amené.
C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce précipice
voilà de ces
grands dieux la suprême justice!
Jusques au bord du crime ils conduisent nos
pas;
ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas!
Prennent-ils
donc plaisir à faire des coupables,
afin d'en faire après d'illustres
misérables?
Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux,
chercher
des criminels à qui le crime est doux?
ACTE III , SCENE III .
Jocaste.
Hé bien! En est-ce fait? L'
un ou l'autre perfide
vient-il d'exécuter son noble parricide?
Parlez,
parlez, ma fille.
Antigone.
Ah! Madame, en
effet
l'oracle est accompli, le ciel est satisfait.
Jocaste.
Quoi?
Mes deux fils sont morts?
Antigone.
Un autre sang, madame,
rend la
paix à l'état, et le calme à votre âme:
un sang digne des rois dont il est
découlé,
un héros pour l'état s'est lui-même immolé.
Je courois pour
fléchir Hémon et Polynice;
ils étoient déjà loin avant que je sortisse
:
ils ne m'entendoient plus, et mes cris douloureux
vainement par leur
nom les rappeloient tous deux.
Ils ont tous deux volé vers le champ de
bataille;
et moi, je suis montée au haut de la muraille,
d'où le peuple étonné
regardoit, comme moi,
l'approche d'un combat qui le glaçoit d'effroi.
à
cet instant fatal, le dernier de nos princes,
l'honneur de notre sang, l'
espoir de nos provinces,
Ménecée, en un mot, digne frère d'Hémon,
et trop
indigne aussi d'être fils de Créon,
de l'amour du pays montrant son âme
atteinte,
au milieu des deux camps s'est avancé sans crainte;
et se
faisant ouïr des Grecs et des Thébains:
Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez, inhumains!
ces mots impérieux n'ont point trouvé d'obstacle:
les
soldats, étonnés de ce nouveau spectacle,
de leur noire fureur ont suspendu
le cours;
et ce prince aussitôt poursuivant son discours:
Apprenez, a-t-il dit, l'arrêt des destinées,
par qui vous allez voir vos misères
bornées.
Je suis le dernier sang de vos
rois descendu,
qui par l'ordre des dieux doit être répandu.
Recevez donc
ce sang que ma main va répandre,
et recevez la paix où vous n'osiez
prétendre.
il se tait, et se frappe en achevant ces mots;
et les
Thébains, voyant expirer ce héros,
comme si leur salut devenoit leur
supplice,
regardent en tremblant ce noble sacrifice.
J'ai vu le triste
Hémon abandonner son rang,
pour venir embrasser ce frère tout en
sang.
Créon, à son exemple, a jeté bas les armes,
et vers ce fils mourant
est venu tout en larmes;
et l'un et l'autre camp, les voyant
retirés,
ont quitté le combat, et se sont séparés.
Et moi, le cur
tremblant, et l'âme toute émue,
d'un si funeste objet j'ai détourné la
vue,
de ce prince admirant l'héroïque fureur.
Jocaste.
Comme vous je
l'admire, et j'en frémis d'horreur.
Est-il possible, Ô dieux, qu'après ce
grand miracle
le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle?
Cet
illustre trépas ne peut-il vous calmer,
puisque même mes fils s'en laissent
désarmer?
La refuserez-vous, cette noble victime?
Si la vertu vous
touche autant que fait le crime,
si vous donnez les prix comme vous
punissez,
quels crimes par ce sang ne seront effacés?
Antigone.
Oui, oui, cette
vertu sera récompensée:
les dieux sont trop payés du sang de Ménecée;
et
le sang d'un héros, auprès des immortels,
vaut seul plus que celui de mille
criminels.
Jocaste.
Connoissez mieux du ciel la vengeance fatale
:
toujours à ma douleur il met quelque intervalle;
mais, hélas! Quand sa
main semble me secourir,
c'est alors qu'il s'apprête à me faire
périr.
Il a mis cette nuit quelque fin à mes larmes,
afin qu'à mon réveil
je visse tout en armes.
S'il me flatte aussitôt de quelque espoir de
paix,
un oracle cruel me l'ôte pour jamais.
Il m'amène mon fils; il
veut que je le voie;
mais, hélas! Combien cher me vend-il cette joie
!
Ce fils est insensible et ne m'écoute pas;
et soudain il me l'ôte, et
l'engage aux combats.
Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère,
il
feint de s'apaiser, et devient plus sévère:
il n'interrompt ses coups que
pour les redoubler,
et retire son bras pour me mieux
accabler.
Antigone.
Madame, espérons tout de ce dernier
miracle.
Jocaste.
La haine de mes fils est un trop grand obstacle.
Polynice endurci n'écoute que
ses droits;
du peuple et de Créon l'autre écoute la voix,
oui, du lâche
Créon. Cette âme intéressée
nous ravit tout le fruit du sang de Ménecée
;
en vain pour nous sauver ce grand prince se perd:
le père nous nuit
plus que le fils ne nous sert.
De deux jeunes héros cet infidèle
père...
Antigone.
Ah! Le voici, madame, avec le roi mon frère.
ACTE III , SCENE IV .
Jocaste.
Mon fils, c'est donc ainsi
que l'on garde sa foi?
Étéocle.
Madame, ce combat n'est point venu de
moi,
mais de quelques soldats, tant d'Argos que des nôtres,
qui s'étant
querellés les uns avec les autres,
ont insensiblement tout le corps
ébranlé,
et fait un grand combat d'un simple démêlé.
La bataille sans
doute alloit être cruelle,
et son événement vidoit notre querelle,
quand
du fils de Créon l'héroïque trépas
de tous les combattants a retenu le
bras.
Ce prince, le dernier de la
race royale,
s'est appliqué des dieux la réponse fatale;
et lui-même à
la mort il s'est précipité,
de l'amour du pays noblement
transporté.
Jocaste.
Ah! Si le seul amour qu'il eut pour sa patrie
le
rendit insensible aux douceurs de la vie,
mon fils, ce même amour ne peut-il
seulement
de votre ambition vaincre l'emportement?
Un exemple si beau
vous invite à le suivre.
Il ne faudra cesser de régner ni de vivre:
vous
pouvez, en cédant un peu de votre rang,
faire plus qu'il n'a fait en
versant tout son sang.
Il ne faut que cesser de haïr votre frère:
vous
ferez beaucoup plus que sa mort n'a su faire.
Ô dieux! Aimer un frère,
est-ce un plus grand effort
que de haïr la vie et courir à la mort?
Et
doit-il être enfin plus facile en un autre
de répandre son sang, qu'en vous
d'aimer le vôtre?
Étéocle.
Son illustre vertu me charme comme
vous,
et d'un si beau trépas je suis même jaloux;
et toutefois, madame,
il faut que je vous die
qu'un trône est plus pénible à quitter que la vie
:
la gloire bien souvent nous porte à la haïr;
mais peu de souverains
font gloire d'obéir.
Les dieux vouloient son sang; et ce prince sans
crime
ne pouvoit à l'état refuser sa victime;
mais ce même pays, qui
demandoit son sang,
demande que je règne, et m'attache à mon rang.
Jusqu'
à ce qu'il m'en ôte, il faut que j'y demeure:
il n'a qu'à prononcer, j'
obéirai sur l'heure;
et Thèbes me verra, pour apaiser son sort,
et
descendre du trône, et courir à la mort.
Créon.
Ah! Ménecée est
mort, le ciel n'en veut point d'autre:
laissez couler son sang sans y
mêler le vôtre;
et puisqu'il l'a versé pour nous donner la
paix,
accordez-la, seigneur, à nos justes souhaits.
Étéocle.
Eh quoi?
Même Créon pour la paix se déclare?
Créon.
Pour avoir trop aimé cette
guerre barbare,
vous voyez les malheurs où le ciel m'a plongé:
mon fils
est mort, seigneur.
Étéocle.
Il faut qu'il soit vengé.
Créon.
Sur
qui me vengerois-je en ce malheur extrême?
Étéocle.
Vos ennemis, Créon,
sont ceux de Thèbes même;
vengez-la, vengez-vous.
Créon.
Ah! Dans ses
ennemis
je trouve votre frère, et je trouve mon fils!
Dois-je verser mon
sang, ou répandre le vôtre?
Et dois-je perdre un fils, pour en venger un
autre?
Seigneur, mon sang m'est cher, le vôtre m'est sacré:
serai-je
sacrilége, ou bien dénaturé?
Souillerai-je ma main d'un sang que je révère
?
Serai-je parricide, afin d'être bon père?
Un si cruel secours ne me
peut soulager,
et ce seroit me perdre au lieu de me venger.
Tout le
soulagement où ma douleur aspire,
c'est qu'au moins mes malheurs servent à
votre empire.
Je me consolerai si ce fils
que je plains
assure par sa mort le repos des Thébains.
Le ciel promet la
paix au sang de Ménecée;
achevez-la, seigneur: mon fils l'a commencée
;
accordez-lui ce prix qu'il en a prétendu;
et que son sang en vain ne
soit pas répandu.
Jocaste.
Non, puisqu'à nos malheurs vous devenez
sensible,
au sang de Ménecée il n'est rien d'impossible.
Que Thèbes se
rassure après ce grand effort:
puisqu'il change votre âme, il changera son
sort.
La paix dès ce moment n'est plus désespérée:
puisque Créon la
veut, je la tiens assurée.
Bientôt ces curs de fer se verront adoucis
:
le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.
(à Étéocle.)
qu'un
si grand changement vous désarme et vous touche;
quittez, mon fils, quittez
cette haine farouche;
soulagez une mère, et consolez Créon:
rendez-moi
Polynice, et lui rendez Hémon.
Étéocle.
Mais enfin c'est vouloir que je
m'impose un maître:
vous ne l'ignorez pas, Polynice veut l'être:
il
demande surtout le pouvoir souverain,
et ne veut revenir que le sceptre à la
main.
ACTE III , SCENE V .
Attale.
Polynice, seigneur, demande une
entrevue:
c'est ce que d'un héraut nous apprend la venue.
Il vous
offre, seigneur, ou de venir ici,
ou d'attendre en son
camp.
Créon.
Peut-être qu'adouci
il songe à terminer une guerre si
lente,
et son ambition n'est plus si violente.
Par ce dernier combat il
apprend aujourd'hui
que vous êtes au moins aussi puissant que lui.
Les
Grecs mêmes sont las de servir sa colère;
et j'ai su depuis peu que le roi
son beau-père,
préférant à la guerre un solide repos,
se réserve Mycène,
et le fait roi d'Argos.
Tout courageux qu'il est, sans doute il ne
souhaite
que de faire en effet une honnête retraite.
Puisqu'il s'offre à
vous voir, croyez qu'il veut la paix.
Ce jour la doit conclure, ou la rompre
à jamais.
Tâchez dans ce dessein de l'affermir vous-même;
et lui
promettez tout, hormis le diadème.
Étéocle.
Hormis le diadème, il ne
demande rien.
Jocaste.
Mais voyez-le du
moins.
Créon.
Oui, puisqu'il le veut bien:
vous ferez plus tout seul
que nous ne saurions faire;
et le sang reprendra son empire
ordinaire.
Étéocle.
Allons donc le chercher.
Jocaste.
Mon fils, au
nom des dieux,
attendez-le plutôt, voyez-le dans ces lieux.
Étéocle.
Hé
bien, madame, hé bien! Qu'il vienne, et qu'on lui donne
toutes les sûretés
qu'il faut pour sa personne.
Allons.
Antigone.
Ah! Si ce jour rend la
paix aux Thébains,
elle sera, Créon, l'ouvrage de vos mains.
ACTE III , SCENE VI .
Créon.
L'intérêt des Thébains n'est
pas ce qui vous touche,
dédaigneuse princesse; et cette âme farouche,
qui
semble me flatter après tant de mépris,
songe moins à la paix qu'au retour
de mon fils.
Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone
aussi bien que
mon cur dédaignera le trône;
nous verrons, quand les dieux m'auront fait
votre roi,
si ce fils bienheureux l'emportera sur moi.
Attale.
Et qui n'
admireroit un changement si rare?
Créon même, Créon pour la paix se déclare
!
Créon.
Tu crois donc que la paix est l'objet de mes soins
?
Attale.
Oui, je le crois, seigneur, quand j'y pensois le moins;
et
voyant qu'en effet ce beau soin vous anime,
j'admire à tous moments cet
effort magnanime
qui vous fait mettre enfin votre haine au
tombeau.
Ménecée, en mourant, n'a rien fait de plus beau;
et qui peut
immoler sa haine à sa patrie
lui pourroit bien aussi sacrifier sa
vie.
Créon.
Ah! Sans doute, qui peut d'un généreux effort
aimer son
ennemi peut bien aimer la mort.
Quoi? Je négligerois le soin de ma
vengeance,
et de mon ennemi je prendrois la défense?
De la mort de mon
fils Polynice est l'auteur,
et moi je deviendrois son lâche protecteur
?
Quand je renoncerois à cette haine extrême,
pourrois-je bien cesser d'
aimer le diadème?
Non, non: tu me verras d'une constante ardeur
haïr
mes ennemis, et chérir ma grandeur.
Le trône fit toujours mes ardeurs les
plus chères:
je rougis d'obéïr où
régnèrent mes pères;
je brûle de me voir au rang de mes aïeux,
et je l'
envisageai dès que j'ouvris les yeux.
Surtout depuis deux ans ce noble soin
m'inspire;
je ne fais point de pas qui ne tende à l'empire.
Des princes
mes neveux j'entretiens la fureur,
et mon ambition autorise la leur.
D'
étéocle d'abord j'appuyai l'injustice;
je lui fis refuser le trône à
Polynice.
Tu sais que je pensois dès lors à m'y placer;
et je l'y mis,
Attale, afin de l'en chasser.
Attale.
Mais, seigneur, si la guerre eut
pour vous tant de charmes,
d'où vient que de leurs mains vous arrachez les
armes?
Et puisque leur discorde est l'objet de vos vux,
pourquoi par
vos conseils vont-ils se voir tous deux?
Créon.
Plus qu'à mes ennemis la
guerre m'est mortelle,
et le courroux du ciel me la rend trop cruelle.
Il
s'arme contre moi de mon propre dessein;
il se sert de mon bras pour me
percer le sein.
La guerre s'allumoit lorsque pour mon supplice
Hémon m'
abandonna pour servir Polynice:
les deux frères par moi devinrent ennemis
;
et je devins, Attale, ennemi de mon fils.
Enfin, ce même jour, je fais
rompre la trêve,
j'excite le soldat, tout le camp se soulève,
on se bat;
et voilà qu'un fils désespéré
meurt, et rompt un combat que j'ai tant
préparé.
Mais il me reste un fils; et
je sens que je l'aime,
tout rebelle qu'il est, et tout mon rival
même.
Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis:
il m'en coûteroit trop
s'il m'en coûtoit deux fils.
Des deux princes d'ailleurs la haine est trop
puissante:
ne crois pas qu'à la paix jamais elle consente.
Moi-même je
saurai si bien l'envenimer,
qu'ils périront tous deux plutôt que de s'
aimer.
Les autres ennemis n'ont que de courtes haines;
mais quand de la
nature on a brisé les chaînes,
cher Attale, il n'est rien qui puisse
réunir
ceux que des nuds si forts n'ont pas su retenir.
L'on hait avec
excès lorsque l'on hait un frère.
Mais leur éloignement ralentit leur colère
:
quelque haine qu'on ait contre un fier ennemi,
quand il est loin de
nous on la perd à demi.
Ne t'étonne donc plus si je veux qu'ils se voient
:
je veux qu'en se voyant leurs fureurs se déploient,
que rappelant leur
haine, au lieu de la chasser,
ils s'étouffent, Attale, en voulant s'
embrasser.
Attale.
Vous n'avez plus, seigneur, à craindre que vous-même
:
on porte ses remords avec le diadème.
Créon.
Quand on est sur le
trône, on a bien d'autres soins;
et les remords sont ceux qui nous pèsent
le moins.
Du plaisir de régner une âme possédée
de tout le temps passé
détourne son idée;
et de tout autre objet un esprit éloigné
croit n'
avoir point vécu tant qu'il n'a point régné.
Mais allons. Le remords n'est
pas ce qui me touche,
et je n'ai plus un cur que le crime effarouche
:
tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts;
mais, Attale, on
commet les seconds sans remords.
ACTE IV , SCENE PREMIERE .
Étéocle.
Oui, Créon, c'est ici
qu'il doit bientôt se rendre;
et tous deux en ce lieu nous le pouvons
attendre.
Nous verrons ce qu'il veut; mais je répondrois bien
que par
cette entrevue on n'avancera rien.
Je connois Polynice et son humeur altière
;
je sais bien que sa haine est encor toute entière;
je ne crois pas qu'
on puisse en arrêter le cours;
et pour moi, je sens bien que je le hais
toujours.
Créon.
Mais s'il vous cède enfin la grandeur
souveraine,
vous devez, ce me semble, apaiser votre haine.
Étéocle.
Je
ne sais si mon cur s'apaisera jamais:
ce n'est pas son orgueil, c'est
lui seul que je hais.
Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée
:
elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année;
elle est née avec nous
; et sa noire fureur
aussitôt que la vie entra dans notre cur.
Nous
étions ennemis dès la plus tendre enfance;
que dis-je? Nous l'étions
avant notre naissance.
Triste et fatal effet d'un sang incestueux
!
Pendant qu'un même sein nous renfermoit tous deux,
dans les flancs de
ma mère une guerre intestine
de nos divisions lui marqua l'origine.
Elles
ont, tu le sais, paru dans le berceau,
et nous suivront peut-être encor dans
le tombeau.
On diroit que le ciel, par un arrêt funeste,
voulut de nos
parents punir ainsi l'inceste;
et que dans notre sang il voulut mettre au
jour
tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour.
Et maintenant,
Créon, que j'attends sa venue,
ne crois pas que pour lui ma haine diminue
:
plus il approche, et plus il me semble odieux;
et sans doute il faudra
qu'elle éclate à ses yeux.
J'aurois même regret qu'il me quittât l'empire
:
il faut, il faut qu'il fuie, et non qu'il se retire.
Je ne veux point,
Créon, le haïr à moitié;
et je crains son courroux moins que son
amitié.
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
que sa fureur au
moins autorise la mienne;
et puisqu'enfin mon cur ne sauroit se
trahir,
je veux qu'il me déteste afin de le haïr.
Tu verras que sa rage est encore la même,
et que toujours son cur aspire au diadème;
qu'il m'abhorre toujours, et veut toujours régner;
et qu'on peut bien le vaincre, et non pas le gagner.
Créon.
Domptez-le donc, seigneur, s'il demeure inflexible.
Quelque fier qu'il puisse être, il n'est pas invincible;
et puisque la raison ne peut rien sur son cur,
éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes,
je serai le premier à reprendre les armes;
et si je demandois qu'on en rompît le cours,
je demande encor plus que vous régniez toujours.
Que la guerre s'enflamme et jamais ne finisse,
s'il faut avec la paix recevoir Polynice.
Qu'on ne nous vienne plus vanter un bien si doux;
la guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.
Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche;
ne le soumettez pas à ce prince farouche:
si la paix se peut faire, il la veut comme moi;
surtout, si vous l'aimez, conservez-lui son roi.
Cependant écoutez le prince votre frère,
et s'il se peut, seigneur, cachez votre colère;
feignez... Mais quelqu'un vient.
ACTE IV , SCENE II .
Étéocle.
Sont-ils bien près d'ici
?
Vont-ils venir, Attale?
Attale.
Oui, seigneur, les voici.
Ils ont
trouvé d'abord la princesse et la reine,
et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.
Étéocle.
Qu'ils entrent. Cette approche excite mon courroux.
Qu'on hait un ennemi quand il est près de nous!
Créon.
Ah,
le voici! Fortune, achève mon ouvrage,
et livre-les tous deux aux transports de leur rage!
ACTE IV , SCENE III .
Jocaste.
Me voici donc tantôt au comble de mes vux,
puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.
Vous revoyez un frère, après deux ans d'abscence,
dans ce même palais où vous prîtes naissance;
et moi, par un bonheur où je n'osois penser,
l'un et l'autre à la fois je vous puis embrasser.
Commencez donc, mes fils, cette union si chère;
et que chacun de vous reconnoisse son frère.
Tous deux dans votre frère envisagez vos traits;
mais pour en mieux juger, voyez-les de plus près.
Surtout que le sang parle et fasse son office.
Approchez, étéocle; avancez, Polynice...
Hé quoi? Loin d'approcher, vous reculez tous deux?
D'où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux?
N'est-ce point que chacun d'une âme irrésolue,
pour saluer son frère, attend qu'il le salue;
et qu'affectant l'honneur de céder le dernier,
l'un ni l'autre ne veut s'embrasser le premier?
étrange ambition qui n'aspire qu'au crime,
où le plus furieux passe pour magnanime!
Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux;
et les premiers vaincus sont les plus généreux.
Voyons donc qui des deux aura plus de courage,
qui voudra le premier triompher de sa rage.
Quoi? Vous n'en faites rien? C'est à vous d'avancer;
et venant de si loin, vous devez commencer:
commencez, Polynice, embrassez votre frère;
et montrez...
Étéocle.
Hé, madame! à quoi bon ce mystère?
Tous ces embrassements ne sont guère à propos:
qu'il parle, qu'il s'explique, et nous laisse en repos.
Polynice.
Quoi? Faut-il davantage expliquer mes pensées?
On les peut découvrir par les choses passées:
la guerre, les combats, tant de sang répandu,
tout cela dit assez que le trône m'est dû.
Étéocle.
Et ces mêmes combats, et cette même guerre,
ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre,
tout cela dit assez que le trône est à moi;
et tant que je respire, il ne peut être à toi.
Polynice.
Tu sais qu'injustement tu remplis cette place.
Étéocle.
L'injustice me plaît, pourvu que je t'en chasse.
Polynice.
Si tu n'en veux sortir, tu pourras en tomber.
Étéocle.
Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.
Jocaste.
Ô dieux! Que je me vois cruellement déçue!
N'
avois-je tant pressé cette fatale vue,
que pour les désunir encor plus que jamais?
Ah! Mes fils, est-ce là comme on parle de paix?
Quittez, au nom des dieux, ces tragiques pensées.
Ne renouvelez point vos discordes passées
:
vous n'êtes pas ici dans un champ inhumain.
Est-ce moi qui vous mets les armes à la main?
Considérez ces lieux où vous prîtes naissance:
leur
aspect sur vos curs n'a-t-il point de puissance?
C'est ici que tous deux vous reçûtes le jour;
tout ne vous parle ici que de paix et d'amour
:
ces princes, votre sur, tout condamne vos haines;
enfin moi, qui pour vous pris toujours tant de peines,
qui pour vous réunir immolerois... Hélas!
Ils détournent la tête, et ne m'écoutent pas!
Tous deux, pour s'attendrir, ils ont l'âme trop dure:
ils ne connoissent plus la voix de la nature.
(à Polynice.)
et vous, que je croyois plus doux et plus soumis...
Polynice.
Je ne veux rien de lui que ce qu'il m'a promis
:
il ne sauroit régner sans se rendre parjure.
Jocaste.
Une extrême justice est souvent une injure.
Le trône vous est dû, je n'en saurois douter
;
mais vous le renversez en voulant y monter.
Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre?
Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,
détruire cet empire afin de le gagner?
Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner?
Thèbes avec raison craint le règne d'un prince
qui de fleuves de sang inonde sa province.
Voudroit-elle obéir à votre injuste loi?
Vous êtes son tyran avant qu'être son roi.
Dieux! Si devenant grand souvent on devient pire,
si la vertu se perd quand on gagne l'empire,
lorsque vous régnerez, que serez-vous, hélas!
Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas?
Polynice.
Ah! Si je suis cruel, on me force de l'être;
et de mes actions je ne suis pas le maître.
J'ai
honte des horreurs où je me vois contraint;
et c'est injustement que le peuple me craint.
Mais il faut en effet soulager ma patrie;
de ses
gémissements mon âme est attendrie.
Trop de sang innocent se verse tous les
jours:
il faut de ses malheurs que j'arrête le cours;
et sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,
à l'auteur de mes maux il faut que je m'adresse:
il suffit aujourd'hui de son sang ou du mien.
Jocaste.
Du
sang de votre frère?
Polynice.
Oui, madame, du sien.
Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.
Oui, cruel, et c'est là le dessein qui m'amène.
Moi-même à ce combat j'ai voulu t'appeler;
à tout autre qu'à toi je craignois d'en parler;
tout autre auroit voulu condamner ma pensée,
et personne en ces lieux ne te l'eût annoncée.
Je te l'annnonce donc. C'est à toi de prouver
si ce que tu ravis tu le sais conserver.
Montre-toi digne enfin d'une si belle proie.
Étéocle.
J'accepte ton dessein, et l'accepte avec joie.
Créon sait là-dessus quel étoit mon desir:
j'eusse accepté le trône avec moins de plaisir.
Je te crois maintenant digne du diadème,
et te le vais porter au bout de ce fer même.
Jocaste.
Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein;
et
commencez par moi votre horrible dessein.
Ne considérez point que je suis votre mère,
considérez en moi celle de votre frère.
Si de votre ennemi vous recherchez le sang,
recherchez-en la source en ce malheureux flanc.
Je suis de tous les deux la commune ennemie,
puisque votre ennemi reçut de moi la vie:
cet ennemi sans moi ne verroit pas le jour.
S'il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour?
N'en doutez point, sa mort me doit être commune:
il faut en donner deux, ou n'en donner pas une;
et sans être ni doux ni cruel à demi,
il
faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi.
Si la vertu vous plaît, si l'honneur vous anime,
barbares, rougissez de commettre un tel crime;
ou si le crime enfin vous plaît tant à chacun,
barbares, rougissez de n'en commettre qu'un.
Aussi bien, ce n'est point que l'amour vous retienne,
si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne.
Vous vous garderiez bien, cruels, de m'épargner,
si je vous empêchois un moment de régner.
Polynice, est-ce ainsi que l'on traite une mère
?
Polynice.
J'épargne mon pays.
Jocaste.
Et vous tuez un frère.
Polynice.
Je punis un méchant.
Jocaste.
Et sa mort aujourd'hui
vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.
Polynice.
Faut-il que de ma main je couronne ce traître,
et que de cour en cour j'aille chercher un maître;
qu'errant et vagabond, je quitte mes états,
pour observer des lois qu'il ne respecte pas?
De ses propres forfaits serai-je la victime?
Le diadème est-il le partage du crime?
Quel droit ou quel devoir n'a-t-il point violé?
Et cependant il règne, et je suis exilé!
Jocaste.
Mais si le roi d'Argos vous cède une couronne...
Polynice.
Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne?
Et m'alliant chez lui n'aurai-je rien porté,
et
tiendrai-je mon rang de sa seule bonté?
D'un trône qui m'est dû faut-il que l'on me chasse,
et d'un prince étranger que je brigue la place
?
Non, non: sans m'abaisser à lui faire la cour,
je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.
Jocaste.
Qu'on le tienne, mon fils, d'un beau-père ou d'un père,
la main de tous les deux vous sera toujours chère.
Polynice.
Non, non, la différence est trop grande pour moi:
l'un me feroit esclave, et l'autre me fait roi.
Quoi? Ma grandeur seroit l'ouvrage d'une femme?
D'un éclat si honteux je rougirois dans l'âme.
Le
trône, sans l'amour, me seroit donc fermé?
Je ne régnerois pas, si l'on ne m'eût aimé?
Je veux m'ouvrir le trône, ou jamais n'y paraître;
et
quand j'y monterai, j'y veux monter en maître,
que le peuple à moi seul soit forcé d'obéir,
et qu'il me soit permis de m'en faire haïr.
Enfin de ma grandeur je veux être l'arbitre,
n'être point roi, madame, ou l'être à juste titre;
que le sang me couronne; ou, s'il ne suffit pas,
je veux à son secours n'appeler que mon bras.
Jocaste.
Faites plus, tenez tout de votre grand courage:
que votre bras tout seul fasse votre partage;
et
dédaignant les pas des autres souverains,
soyez, mon fils, soyez l'ouvrage de vos mains.
Par d'illustres exploits couronnez-vous vous-même:
qu'un superbe laurier soit votre diadème
;
régnez et triomphez, et joignez à la fois
la gloire des héros à la pourpre des rois.
Quoi? Votre ambition seroit-elle bornée
à régner tour à tour l'espace d'une année?
Cherchez à ce grand cur, que rien ne peut dompter,
quelque trône où vous seul ayez droit de monter.
Mille sceptres nouveaux s'offrent à votre épée,
sans que d'un sang si cher nous la voyions trempée.
Vos triomphes pour moi n'auront rien que de doux,
et votre frère même ira vaincre avec vous.
Polynice.
Vous voulez que mon cur, flatté de ces chimères,
laisse un usurpateur au trône de mes pères?
Jocaste.
Si
vous lui souhaitez en effet tant de mal,
élevez-le vous-même à ce trône fatal.
Ce trône fut toujours un dangereux abîme:
la foudre l'environne aussi bien que le crime.
Votre père et les rois qui vous ont devancés,
sitôt qu'ils y montoient, s'en sont vus renversés.
Polynice.
Quand je devrois au ciel rencontrer le tonnerre,
j'y monterois plutôt que de ramper à terre.
Mon cur, jaloux du sort de ces grands malheureux,
veut s'élever, madame, et tomber avec eux.
Étéocle.
Je saurai t'épargner une chute si vaine.
Polynice.
Ah
! Ta chute, crois-moi, précédera la mienne!
Jocaste.
Mon fils, son règne plaît.
Polynice.
Mais il m'est odieux.
Jocaste.
Il a pour lui le peuple.
Polynice.
Et j'ai pour moi les dieux.
Étéocle.
Les dieux de
ce haut rang te vouloient interdire,
puisqu'ils m'ont élevé le premier à l'empire:
ils ne savoient que trop, lorsqu'ils firent ce choix,
qu'on veut régner toujours quand on règne une fois.
Jamais dessus le trône on ne vit plus d'un maître;
il n'en peut tenir deux, quelque grand qu'il puisse être:
l'un des deux tôt ou tard se verroit renversé,
et d'un autre soi-même on y seroit pressé.
Jugez donc, par l'horreur que ce méchant me donne,
si je puis avec lui partager la couronne.
Polynice.
Et moi je ne veux plus, tant tu m'es odieux,
partager avec toi la lumière des cieux.
Jocaste.
Allez donc, j'y consens, allez perdre la vie.
à ce
cruel combat tous deux je vous convie.
Puisque tous mes efforts ne sauroient vous changer,
que tardez-vous? Allez vous perdre et me venger.
Surpassez, s'il se peut, les crimes de vos pères;
montrez en vous tuant comme vous êtes frères:
le
plus grand des forfaits vous a donné le jour;
il faut qu'un crime égal vous l'arrache à son tour.
Je ne condamne plus la fureur qui vous presse;
je n'ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse.
Votre exemple m'apprend à ne le plus chérir;
et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir.
Antigone.
Madame... Ô ciel! Que vois-je? Hélas! Rien ne les touche!
Hémon.
Rien ne peut ébranler leur constance farouche.
Antigone.
Princes...
Étéocle.
Pour ce combat choisissons quelque lieu.
Polynice.
Courons. Adieu, ma sur.
Étéocle.
Adieu,
princesse, adieu.
Antigone.
Mes frères, arrêtez. Gardes, qu'on les retienne;
joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne.
C'est leur être cruels que de les respecter.
Hémon.
Madame, il n'est plus rien qui les puisse arrêter.
Antigone.
Ah! Généreux Hémon, c'est vous seul que j'implore.
Si la vertu vous plaît, si vous m'aimez encore,
et qu'on puisse arrêter leurs parricides mains,
hélas! Pour me sauver, sauvez ces inhumains.
ACTE V , SCENE PREMIERE .
Antigone, seule.
A quoi te résous-tu, princesse infortunée?
Ta mère vient de mourir dans tes bras
:
ne saurois-tu suivre ses pas,
et finir en mourant ta triste destinée
?
à de nouveaux malheurs te veux-tu réserver?
Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver
de leurs cruelles armes.
Leur exemple t'anime à te percer le flanc;
et toi seule verses des larmes,
tous les autres versent du sang.
Quelle est de mes malheurs l'extrémité mortelle?
Où ma douleur doit-elle recourir?
Dois-je vivre? Dois-je mourir?
Un amant me retient, une mère m'appelle:
dans la nuit du tombeau je la vois qui m'attend.
Ce que veut la raison, l'amour me le défend
et m'en ôte l'envie.
Que je vois de sujets d'abandonner le jour!
Mais, hélas! Qu'on tient à la vie,
quand on tient si fort à l'amour
!
Oui, tu retiens, amour, mon âme fugitive;
je reconnois la voix de mon vainqueur:
l'espérance est morte en mon cur,
et cependant tu vis, et tu veux que je vive.
Tu dis que mon amant me suivroit au tombeau,
que je dois de mes jours conserver le flambeau
pour sauver ce que j'aime.
Hémon,
vois le pouvoir que l'amour a sur moi:
je ne vivrois pas pour moi-même,
et je veux bien vivre pour toi.
Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle...
Mais voici du combat la funeste nouvelle.
ACTE V , SCENE II .
Antigone.
Hé bien! Ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait?
Olympe.
J'y suis courue en vain: c'en étoit déjà fait.
Du haut de nos remparts j'ai vu descendre en larmes
le peuple qui couroit et qui crioit aux armes;
et pour vous dire enfin d'où venoit sa terreur,
le roi n'est plus, madame, et son frère est vainqueur.
On parle aussi d'Hémon: l'on dit que son courage
s'est efforcé longtemps de suspendre leur rage,
mais que tous ses efforts ont été superflus:
c'est ce que j'ai compris de mille bruits confus.
Antigone.
Ah! Je n'en doute pas, Hémon est magnanime:
son
grand cur eut toujours trop d'horreur pour le crime.
Je l'avois conjuré d'empêcher ce forfait;
et s'il l'avoit pu faire, Olympe, il l'auroit fait.
Mais, hélas! Leur fureur ne pouvoit se contraindre:
dans des ruisseaux de sang elle vouloit s'éteindre.
Princes dénaturés, vous voilà satisfaits:
la mort seule entre vous pouvoit mettre la paix.
Le trône pour vous deux avoit trop peu de place;
il falloit entre vous mettre un plus grand espace,
et que le ciel vous mît, pour finir vos discords,
l'un parmi les vivants, l'autre parmi les morts.
Infortunés tous deux, dignes qu'on vous déplore!
Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,
puisque, de tous les maux qui sont tombés sur vous,
vous n'en sentez aucun, et que je les sens tous!
Olympe.
Mais
pour vous ce malheur est un moindre supplice
que si la mort vous eût enlevé Polynice.
Ce prince étoit l'objet qui faisoit tous vos soins;
les
intérêts du roi vous touchoient beaucoup moins.
Antigone.
Il est vrai, je l'aimois d'une amitié sincère:
je l'aimois beaucoup plus que je n'aimois son frère;
et ce qui lui donnoit tant de part dans mes vux,
il étoit vertueux, Olympe, et malheureux.
Mais, hélas! Ce n'est plus ce cur si magnanime,
et c'est un criminel qu'a couronné son crime.
Son frère plus que lui commence à me toucher:
devenant malheureux, il m'est devenu cher.
Olympe.
Créon vient.
Antigone.
Il est triste, et j'en connois la cause:
au courroux du vainqueur la mort du roi l'expose.
C'est de tous nos malheurs l'auteur pernicieux.
ACTE V , SCENE III .
Créon.
Madame, qu'ai-je appris en entrant dans ces lieux?
Est-il vrai que la reine...
Antigone.
Oui,
Créon, elle est morte.
Créon.
Ô dieux! Puis-je savoir de quelle étrange sorte
ses jours infortunés ont éteint leur flambeau
?
Olympe.
Elle-même, seigneur, s'est ouvert le tombeau;
et s'étant d'un poignard en un moment saisie,
elle en a terminé ses malheurs et sa vie.
Antigone.
Elle a su prévenir la perte de son fils.
Créon.
Ah!
Madame, il est vrai que les dieux ennemis...
Antigone.
N'imputez qu'à vous seul la mort du roi mon frère,
et n'en accusez point la céleste colère.
à ce combat fatal vous seul l'avez conduit:
il a cru vos conseils; sa mort en est le fruit.
Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes;
vous avancez leur perte, en approuvant leurs crimes;
de la chute des rois vous êtes les auteurs;
mais les rois en tombant entraînent leurs flatteurs.
Vous le voyez, Créon, sa disgrâce mortelle
vous est funeste autant qu'elle nous est cruelle:
le ciel, en le perdant, s'en est vengé sur vous,
et vous avez peut-être à pleurer comme nous.
Créon.
Madame, je l'avoue; et les destins contraires
me font pleurer deux fils, si vous pleurez deux frères.
Antigone.
Mes frères et vos fils! Dieux! Que veut ce discours
?
Quelqu'autre qu'étéocle a-t-il fini ses jours?
Créon.
Mais ne
savez-vous pas cette sanglante histoire?
Antigone.
J'ai su que Polynice a gagné la victoire,
et qu'Hémon a voulu les séparer en vain.
Créon.
Madame, ce combat est bien plus inhumain.
Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres;
mais, hélas! Apprenez les unes et les autres.
Antigone.
Rigoureuse fortune, achève ton courroux.
Ah! Sans doute, voici le dernier de tes coups.
Créon.
Vous avez vu, madame, avec quelle furie
les deux princes sortoient pour s'arracher la vie;
que d'une ardeur égale ils fuyoient de ces lieux,
et que jamais leurs curs ne s'accordèrent mieux.
La soif de se baigner dans le sang de leur frère
faisoit ce que jamais le sang n'avoit su faire:
par l'excès de leur haine ils sembloient réunis;
et prêts à s'égorger, ils paroissoient amis.
Ils ont choisi d'abord pour leur champ de bataille
un
lieu près des deux camps, au pied de la muraille.
C'est là que reprenant leur première fureur,
ils commencent enfin ce combat plein d'horreur.
D'
un geste menaçant, d'un il brûlant de rage,
dans le sein l'un de l'autre ils cherchent un passage;
et la seule fureur précipitant leurs bras,
tous deux semblent courir au-devant du trépas.
Mon fils, qui de douleur en soupiroit dans l'âme,
et qui se souvenoit de vos ordres, madame,
se jette au milieu d'eux, et méprise pour vous
leurs ordres absolus qui nous arrêtoient tous.
Il leur retient le bras, les repousse, les prie,
et pour les séparer s'expose à leur furie;
mais il s'efforce en vain d'en arrêter le cours;
et ces deux furieux se rapprochent toujours.
Il
tient ferme pourtant, et ne perd point courage;
de mille coups mortels il détourne l'orage,
jusqu'à ce que du roi le fer trop rigoureux,
soit qu'il cherchât son frère, ou ce fils malheureux,
le renverse à ses pieds prêt à rendre la vie.
Antigone.
Et la douleur encor ne me l'a pas ravie
!
Créon.
J'y cours, je le relève, et le prends dans mes bras;
et me reconnoissant: Je meurs, dit-il tout bas,
trop heureux d'expirer pour ma belle princesse.
En vain à mon secours votre amitié s'empresse:
c'est à
ces furieux que vous devez courir.
Séparez-les, mon père, et me laissez
mourir.
il expire à ces mots. Ce barbare spectacle
à leur noire fureur
n'apporte point d'obstacle;
seulement Polynice en paroît affligé:
Attends, Hémon, dit-il, tu vas être vengé.
en effet sa douleur renouvelle
sa rage,
et bientôt le combat tourne à son avantage.
Le roi, frappé d'un
coup qui lui perce le flanc,
lui cède la victoire, et tombe dans son
sang.
Les deux camps aussitôt s'abandonnent en proie,
le nôtre à la douleur, et les Grecs à la joie;
et le peuple, alarmé du trépas de son roi,
sur le haut de ses tours témoigne son effroi.
Polynice, tout fier du succès de son crime,
regarde avec plaisir expirer sa victime;
dans le sang de son frère il semble se baigner:
Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.
Regarde dans mes mains l'empire et la victoire;
va rougir aux enfers de l'excès de ma gloire;
et pour mourir encore avec plus de regret,
traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet.
en achevant ces mots, d'une démarche fière
il s'approche du roi
couché sur la poussière,
et pour le désarmer il avance le bras.
Le roi, qui semble mort, observe tous ses pas:
il le voit, il l'attend, et son âme irritée
pour quelque grand dessein semble s'être arrêtée.
L'ardeur de se venger flatte encor ses desirs,
et retarde le cours de ses derniers soupirs.
Prêt à rendre la vie, il en cache le reste,
et sa mort au vainqueur est un piége funeste;
et dans l'instant fatal que ce frère inhumain
lui veut ôter le fer qu'il tenoit à la main,
il lui perce le cur; et son âme ravie,
en achevant ce coup, abandonne la vie.
Polynice frappé pousse un cri dans les airs,
et son âme en courroux s'enfuit dans les enfers.
Tout mort qu'il est, madame, il garde sa colère;
et l'on diroit qu'encore il menace son frère.
Son visage, où la mort a répandu ses traits,
demeure
plus terrible et plus fier que jamais.
Antigone.
Fatale ambition,
aveuglement funeste!
D'un oracle cruel suite trop manifeste!
De tout le
sang royal il ne reste que nous;
et plût aux dieux, Créon, qu'il ne restât
que vous,
et que mon désespoir, prévenant leur colère,
eût suivi de plus
près le trépas de ma mère!
Créon.
Il est vrai que des dieux le courroux
embrasé
pour nous faire périr semble s'être épuisé;
car enfin sa
rigueur, vous le voyez, madame,
ne m'accable pas moins qu'elle afflige
votre âme.
En m'arrachant mes fils...
Antigone.
Ah! Vous régnez,
Créon;
et le trône aisément vous console d'Hémon.
Mais laissez-moi, de
grâce, un peu de solitude,
et ne contraignez point ma triste
inquiétude.
Aussi bien mes chagrins passeroient jusqu'à vous;
vous
trouverez ailleurs des entretiens plus doux.
Le trône vous attend, le peuple
vous appelle;
goûtez tout le plaisir d'une grandeur nouvelle.
Adieu:
nous ne faisons tous deux que nous gêner.
Je veux pleurer, Créon, et
vous voulez régner.
Créon, arrêtant antigone.
Ah! Madame, régnez, et
montez sur le trône:
ce haut rang n'appartient qu'à l'illustre
Antigone.
Antigone.
Il me tarde déjà que vous ne l'occupiez:
la
couronne est à vous.
Créon.
Je la mets à vos piés.
Antigone.
Je la
refuserois de la main des dieux même;
et vous osez, Créon, m'offrir le
diadème!
Créon.
Je sais que ce haut rang n'a rien de glorieux
qui ne
cède à l'honneur de l'offrir à vos yeux.
D'un si noble destin je me
connois indigne;
mais si l'on peut prétendre à cette gloire insigne,
si
par d'illustres faits on la peut mériter,
que faut-il faire enfin, madame
?
Antigone.
M'imiter.
Créon.
Que ne ferois-je point pour une telle
grâce!
Ordonnez seulement ce qu'il faut que je fasse:
je suis
prêt...
Antigone, en s'en allant.
Nous verrons.
Créon, la
suivant.
J'attends vos lois ici.
Antigone, en s'en
allant.
Attendez.
ACTE V , SCENE IV .
Attale.
Son courroux seroit-il adouci
?
Croyez-vous la fléchir?
Créon.
Oui, oui, mon cher Attale:
il n'
est point de fortune à mon bonheur égale,
et tu vas voir en moi, dans ce jour
fortuné,
l'ambitieux au trône, et l'amant couronné.
Je demandois au ciel
la princesse et le trône:
il me donne le sceptre et m'accorde
Antigone.
Pour couronner ma tête et ma flamme en ce jour,
il arme en ma
faveur et la haine et l'amour;
il allume pour moi deux passions contraires
;
il attendrit la sur, il endurcit les frères;
il aigrit leur courroux,
il fléchit sa rigueur,
et m'ouvre en même temps et leur trône et son
cur.
Attale.
Il est vrai, vous avez toute chose prospère,
et vous
seriez heureux si vous n'étiez point père.
L'ambition, l'amour n'ont rien
à desirer;
mais, seigneur, la nature a beaucoup à pleurer.
En perdant vos
deux fils...
Créon.
Oui, leur perte m'
afflige,
je sais ce que de moi le rang de père exige;
je l'étois; mais
surtout j'étois né pour régner;
et je perds beaucoup moins que je ne crois
gagner.
Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire:
c'est un don que
le ciel ne nous refuse guère.
Un bonheur si commun n'a pour moi rien de doux
:
ce n'est pas un bonheur, s'il ne fait des jaloux.
Mais le trône est un
bien dont le ciel est avare;
du reste des mortels ce haut rang nous sépare
;
bien peu sont honorés d'un don si précieux:
la terre a moins de rois
que le ciel n'a de dieux.
D'ailleurs tu sais qu'Hémon adoroit la
princesse,
et qu'elle eut pour ce prince une extrême tendresse.
S'il
vivoit, son amour au mien seroit fatal:
en me privant d'un fils, le ciel m'
ôte un rival.
Ne me parle donc plus que de sujets de joie,
souffre qu'à
mes transports je m'abandonne en proie;
et sans me rappeler des ombres des enfers,
dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.
Parle-moi de
régner, parle-moi d'Antigone;
j'aurai bientôt son cur, et j'ai déjà le
trône.
Tout ce qui s'est passé n'est qu'un songe pour moi:
j'étois
père et sujet, je suis amant et roi.
La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,
que... Mais Olympe vient.
Attale.
Dieux! Elle est toute en larmes.
ACTE V , SCENE V .
Olympe.
Qu'attendez-vous, seigneur? La princesse n'est plus.
Créon.
Elle n'est plus, Olympe?
Olympe.
Ah
! Regrets superflus!
Elle n'a fait qu'entrer dans la chambre prochaine,
et du même poignard dont est morte la reine,
sans que je pusse voir son funeste dessein,
cette fière princesse a percé son beau
sein.
Elle s'en est, seigneur, mortellement frappée,
et dans son sang, hélas! Elle est soudain tombée.
Jugez à cet objet ce que j'ai dû sentir.
Mais sa belle âme enfin, toute prête à sortir:
Cher Hémon, c'est à toi que je me sacrifie,
dit-elle; et ce moment a terminé sa vie.
J'ai senti son beau corps tout froid entre mes bras,
et j'ai cru
que mon âme alloit suivre ses pas:
heureuse mille fois si ma douleur
mortelle
dans la nuit du tombeau m'eût plongée avec elle!
(elle s'en
va.)
ACTE V , SCENE VI .
Créon.
Ainsi donc vous fuyez un amant
odieux,
et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux!
Vous fermez pour
jamais ces beaux yeux que j'adore;
et pour ne me point voir, vous les
fermez encore!
Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas
bien
plus pour m'éviter que pour suivre ses pas.
Mais dussiez-vous encor m'être aussi rigoureuse,
ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse,
dût après le trépas vivre votre courroux,
inhumaine, je vais y descendre après vous.
Vous y verrez toujours l'objet de votre haine;
et toujours mes soupirs vous rediront ma peine
ou pour vous adoucir ou pour vous
tourmenter,
et vous ne pourrez plus mourir pour m'éviter.
Mourons donc...
Attale et des gardes.
Ah! Seigneur, quelle cruelle envie
!
Créon.
Ah! C'est m'assassiner que me sauver la vie.
Amour, rage, transports, venez à mon secours;
venez, et terminez mes détestables jours;
de ces cruels amis trompez tous les obstacles.
Toi,
justifie, Ô ciel, la foi de tes oracles:
je suis le dernier sang du malheureux Laïus;
perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez
déçus.
Reprenez, reprenez cet empire funeste:
vous m'ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste.
Le trône et vos présents excitent mon courroux
;
un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
Ne le refusez pas à mes vux, à mes crimes;
ajoutez mon supplice à tant d'autres victimes.
Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits
me font déjà sentir tous les maux que j'ai faits.
Polynice, étéocle, Iocaste, Antigone,
mes fils, que j'ai perdus pour m'élever au trône,
tant d'autres malheureux dont j'ai causé les maux,
font déjà dans mon cur l'office des bourreaux.
Arrêtez... Mon trépas va venger votre perte;
la foudre va tomber, la terre est entr'ouverte;
je ressens à la fois mille tourments divers,
et je m'en vais chercher du repos aux enfers.
(il tombe entre les mains des gardes.)
|