Alexandre le Grand
par Jean Racine
ACTE I, SCENE PREMIERE .
Cléofile.
Quoi? Vous allez combattre un roi dont la puissance
semble forcer le ciel à prendre sa défense,
sous qui toute l'Asie a vu tomber ses rois,
et qui tient la fortune attachée à ses lois?
Mon frère, ouvrez les yeux pour connoître Alexandre:
voyez de toutes parts les trônes mis en cendre,
les peuples asservis, et les rois enchaînés;
et prévenez les maux qui les ont entraînés.
Taxile.
Voulez-vous que frappé d'une crainte si basse,
je
présente la tête au joug qui nous menace,
et que j'entende dire aux peuples
indiens
que j'ai forgé moi-même et leurs fers et les miens?
Quitterai-je Porus? Trahirai-je ces princes
que rassemble le soin d'affranchir nos provinces,
et qui, sans balancer sur un si noble choix,
sauront également vivre ou mourir en rois?
En voyez-vous un seul qui sans rien entreprendre
se laisse terrasser au seul nom d'Alexandre,
et le croyant déjà maître de l'univers,
aille, esclave empressé, lui demander des fers?
Loin de s'épouvanter à l'aspect de sa gloire,
ils l'attaqueront même au sein de la victoire;
et vous voulez, ma sur, que Taxile aujourd'hui,
tout prêt à le combattre, implore son appui!
Cléofile.
Aussi n'est-ce qu'à vous que ce prince s'adresse;
pour votre amitié seule Alexandre s'empresse:
quand la foudre s'allume et s'apprête à partir,
il s'efforce en secret de vous en garantir.
Taxile.
Pourquoi
suis-je le seul que son courroux ménage?
De tous ceux que l'Hydaspe oppose
à son courage,
ai-je mérité seul son indigne pitié?
Ne peut-il à Porus offrir son amitié?
Ah! Sans doute il lui croit l'âme trop généreuse
pour écouter jamais une offre si honteuse:
il cherche une vertu qui lui résiste moins,
et peut-être il me croit plus digne de ses soins.
Cléofile.
Dites, sans l'accuser de chercher un esclave,
que de ses ennemis il vous croit le plus brave;
et qu'en vous arrachant les armes de la main,
il se promet du reste un triomphe certain.
Son choix à votre nom n'imprime point de taches;
son amitié n'est point le partage des lâches:
quoiqu'il brûle de voir tout l'univers soumis,
on ne voit point d'esclave au rang de ses amis.
Ah! Si son amitié peut souiller votre gloire,
que ne m'épargniez-vous une tache si noire?
Vous connoissez les soins qu'il me rend tous les jours
:
il ne tenoit qu'à vous d'en arrêter le cours.
Vous me voyez ici maîtresse de son âme;
cent messages secrets m'assurent de sa flamme
;
pour venir jusqu'à moi ses soupirs embrasés
se font jour au travers de deux camps opposés.
Au lieu de le haïr, au lieu de m'y contraindre,
de
mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre:
vous m'avez engagée à souffrir son amour,
et peut-être, mon frère, à l'aimer à mon
tour.
Taxile.
Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos
charmes,
forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes;
et sans que
votre cur doive s'en alarmer,
le vainqueur de l'Euphrate a pu vous
désarmer;
mais l'état aujourd'hui
suivra ma destinée:
je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée;
et
quoique vos conseils tâchent de me fléchir,
je dois demeurer libre, afin de
l'affranchir.
Je sais l'inquiétude où ce dessein vous livre;
mais comme
vous, ma sur, j'ai mon amour à suivre.
Les beaux yeux d'Axiane, ennemis
de la paix,
contre votre Alexandre arment tous leurs attraits.
Reine de
tous les curs, elle met tout en armes
pour cette liberté que détruisent ses
charmes:
elle rougit des fers qu'on apporte en ces lieux,
et n'y
sauroit souffrir de tyrans que ses yeux.
Il faut servir, ma sur, son
illustre colère;
il faut aller...
Cléofile.
Hé bien! Perdez-vous pour
lui plaire:
de ces tyrans si chers suivez l'arrêt fatal;
servez-les, ou
plutôt servez votre rival.
De vos propres lauriers souffrez qu'on le
couronne:
combattez pour Porus, Axiane l'ordonne;
et par de beaux
exploits appuyant sa rigueur,
assurez à Porus l'empire de son
cur.
Taxile.
Ah! Ma sur, croyez-vous que
Porus...
Cléofile.
Mais vous-même
doutez-vous en effet qu'Axiane ne l'
aime?
Quoi? Ne voyez-vous pas avec quelle chaleur
l'ingrate à vos yeux
même étale sa valeur?
Quelque brave qu'on soit, si nous la voulons
croire,
ce n'est qu'autour de lui que vole la victoire;
vous formeriez sans lui d'
inutiles desseins:
la liberté de l'Inde est toute entre ses mains;
sans
lui déjà nos murs seroient réduits en cendre;
lui seul peut arrêter les
progrès d'Alexandre.
Elle se fait un dieu de ce prince charmant,
et vous
doutez encor qu'elle en fasse un amant?
Taxile.
Je tâchois d'en douter,
cruelle Cléofile.
Hélas! Dans son erreur affermissez Taxile.
Pourquoi lui
peignez-vous cet objet odieux?
Aidez-le bien plutôt à démentir ses
yeux.
Dites-lui qu'Axiane est une beauté fière,
telle à tous les mortels
qu'elle est à votre frère;
flattez de quelque
espoir...
Cléofile.
Espérez, j'y consens;
mais n'espérez plus rien
de vos soins impuissants.
Pourquoi dans les combats chercher une
conquête
qu'à vous livrer lui-même Alexandre s'apprête?
Ce n'est pas
contre lui qu'il la faut disputer:
Porus est l'ennemi qui prétend vous l'
ôter.
Pour ne vanter que lui, l'injuste renommée
semble oublier les noms
du reste de l'armée.
Quoi qu'on fasse, lui seul en ravit tout l'
éclat,
et comme ses sujets il vous mène au combat.
Ah! Si ce nom vous
plaît, si vous cherchez à l'être,
les Grecs et les Persans vous enseignent
un maître:
vous trouverez cent rois compagnons de vos fers;
Porus y
viendra même avec tout l'univers.
Mais Alexandre enfin ne vous tend point de
chaînes:
il laisse à votre front ces marques souveraines
qu'un orgueilleux rival ose
ici dédaigner.
Porus vous fait servir, il vous fera régner.
Au lieu que de
Porus vous êtes la victime,
vous serez... Mais voici ce rival
magnanime.
Taxile.
Ah! Ma sur, je me trouble; et mon cur
alarmé,
en voyant mon rival, me dit qu'il est aimé.
Cléofile.
Le temps vous presse. Adieu. C'est à vous de vous rendre
l'esclave de Porus ou l'ami d'Alexandre.
ACTE I , SCENE II .
Porus.
Seigneur, ou je me trompe, ou nos
fiers ennemis
feront moins de progrès qu'ils ne s'étoient promis.
Nos
chefs et nos soldats, brûlants d'impatience,
font lire sur leur front une
mâle assurance;
ils s'animent l'un l'autre; et nos moindres
guerriers
se promettent déjà des moissons de lauriers.
J'ai vu de rang en
rang cette ardeur répandue
par des cris généreux éclater à ma vue:
ils se
plaignent qu'au lieu d'éprouver leur grand cur,
l'oisiveté d'un camp
consume leur vigueur.
Laisserons-nous languir tant d'illustres courages
?
Notre ennemi, seigneur, cherche ses avantages:
il se sent foible encore
; et pour nous retenir,
Éphestion demande à nous entretenir,
et par de
vains discours...
Taxile.
Seigneur, il faut l'entendre;
nous ignorons encor ce que
veut Alexandre.
Peut-être est-ce la paix qu'il nous veut
présenter.
Porus.
La paix! Ah! De sa main pourriez-vous l'accepter
?
Hé quoi? Nous l'aurons vu, par tant d'horribles guerres,
troubler le
calme heureux dont jouissoient nos terres,
et le fer à la main entrer dans
nos états
pour attaquer des rois qui ne l'offensoient pas;
nous l'
aurons vu piller des provinces entières,
du sang de nos sujets faire enfler
nos rivières,
et quand le ciel s'apprête à nous l'abandonner,
j'
attendrai qu'un tyran daigne nous pardonner?
Taxile.
Ne dites point,
seigneur, que le ciel l'abandonne:
d'un soin toujours égal sa faveur l'
environne.
Un roi qui fait trembler tant d'états sous ses lois
n'est pas
un ennemi que méprisent les rois.
Porus.
Loin de le mépriser, j'admire
son courage;
je rends à sa valeur un légitime hommage;
mais je veux, à
mon tour, mériter les tributs
que je me sens forcé de rendre à ses
vertus.
Oui, je consens qu'au ciel on élève Alexandre;
mais si je puis,
seigneur, je l'en ferai descendre,
et j'irai l'attaquer jusque sur les
autels
que lui dresse en tremblant le reste des mortels.
C'est ainsi qu'
Alexandre estima tous ces princes
dont sa valeur pourtant a conquis les
provinces.
Si son cur dans l'Asie eût montré quelque effroi,
Darius en
mourant l'auroit-il vu son roi?
Taxile.
Seigneur, si Darius avoit su se
connaître,
il régneroit encor où règne un
autre maître.
Cependant cet orgueil qui causa son trépas
avoit un
fondement que vos mépris n'ont pas:
la valeur d'Alexandre à peine étoit
connue;
ce foudre étoit encore enfermé dans la nue.
Dans un calme profond
Darius endormi
ignoroit jusqu'au nom d'un si foible ennemi.
Il le connut
bientôt; et son âme étonnée
de tout ce grand pouvoir se vit
abandonnée.
Il se vit terrassé d'un bras victorieux;
et la foudre en
tombant lui fit ouvrir les yeux.
Porus.
Mais encore à quel prix
croyez-vous qu'Alexandre
mette l'indigne paix dont il veut vous surprendre
?
Demandez-le, seigneur, à cent peuples divers,
que cette paix trompeuse a
jetés dans les fers.
Non, ne nous flattons point: sa douceur nous outrage
;
toujours son amitié traîne un long esclavage.
En vain on prétendroit n'
obéir qu'à demi:
si l'on n'est son esclave, on est son
ennemi.
Taxile.
Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire,
par
quelque vain hommage on peut le satisfaire.
Flattons par des respects ce
prince ambitieux,
que son bouillant orgueil appelle en d'autres lieux.
C'
est un torrent qui passe, et dont la violence
sur tout ce qui l'arrête
exerce sa puissance;
qui grossi du débris de cent
peuples divers,
veut du bruit de son cours remplir tout l'univers.
Que
sert de l'irriter par un orgueil sauvage?
D'un favorable accueil honorons
son passage;
et lui cédant des droits que nous reprendrons
bien,
rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien.
Porus.
Qui ne nous coûtent rien, seigneur! L'osez-vous croire?
Compterai-je pour rien la
perte de ma gloire?
Votre empire et le mien seroient trop achetés,
s'ils
coûtoient à Porus les moindres lâchetés.
Mais croyez-vous qu'un prince enflé
de tant d'audace
de son passage ici ne laissât point de trace?
Combien
de rois, brisés à ce funeste écueil,
ne règnent plus qu'autant qu'il plaît
à son orgueil!
Nos couronnes, d'abord devenant ses conquêtes,
tant que
nous régnerions flotteroient sur nos têtes;
et nos spectres, en proie à ses
moindres dédains,
dès qu'il auroit parlé tomberoient de nos mains.
Ne
dites point qu'il court de province en province:
jamais de ses liens il ne
dégage un prince;
et pour mieux asservir les peuples sous ses
lois,
souvent dans la poussière il leur cherche des rois.
Mais ces
indignes soins touchent peu mon courage:
votre seul intérêt m'inspire ce
langage.
Porus n'a point de part dans
tout cet entretien;
et quand la gloire parle, il n'écoute plus
rien.
Taxile.
J'écoute, comme vous, ce que l'honneur m'
inspire,
seigneur; mais il m'engage à sauver mon empire.
Porus.
Si
vous voulez sauver l'un et l'autre aujourd'hui,
prévenons Alexandre, et
marchons contre lui.
Taxile.
L'audace et le mépris sont d'infidèles
guides.
Porus.
La honte suit de près les courages
timides.
Taxile.
Le peuple aime les rois qui savent l'
épargner.
Porus.
Il estime encor plus ceux qui savent
régner.
Taxile.
Ces conseils ne plairont qu'à des âmes
hautaines.
Porus.
Ils plairont à des rois, et peut-être à des
reines.
Taxile.
La reine, à vous ouïr, n'a des yeux que pour
vous.
Porus.
Un esclave est pour elle un objet de courroux.
Taxile.
Mais croyez-vous,
seigneur, que l'amour vous ordonne
d'exposer avec vous son peuple et sa
personne?
Non, non, sans vous flatter, avouez qu'en ce jour
vous suivez
votre haine, et non pas votre amour.
Porus.
Hé bien! Je l'avoûrai, que
ma juste colère
aime la guerre autant que la paix vous est chère;
j'
avoûrai que brûlant d'une noble chaleur,
je vais contre Alexandre éprouver
ma valeur.
Du bruit de ses exploits mon âme importunée
attend depuis
longtemps cette heureuse journée.
Avant qu'il me cherchât, un orgueil
inquiet
m'avoit déjà rendu son ennemi secret.
Dans le noble transport de
cette jalousie,
je le trouvois trop lent à traverser l'Asie;
je l'
attirois ici par des vux si puissants
que je portois envie au bonheur des
Persans;
et maintenant encor, s'il trompoit mon courage,
pour sortir de ces lieux s'il
cherchoit un passage,
vous me verriez moi-même, armé pour l'arrêter,
lui
refuser la paix qu'il nous veut présenter.
Taxile.
Oui, sans doute, une
ardeur si haute et si constante
vous promet dans l'histoire une place
éclatante;
et sous ce grand dessein dussiez-vous succomber,
au moins c'
est avec bruit qu'on vous verra tomber.
La reine vient. Adieu. Vantez-lui
votre zèle;
découvrez cet orgueil qui vous rend digne d'elle.
Pour moi,
je troublerois un si noble entretien,
et vos curs rougiroient des
foiblesses du mien.
ACTE I , SCENE III .
Axiane.
Quoi? Taxile me fuit! Quelle
cause inconnue...
Porus.
Il fait bien de cacher sa honte à votre vue
;
et puisqu'il n'ose plus s'exposer aux hasards,
de quel front
pourroit-il soutenir vos regards?
Mais laissons-le, madame; et puisqu'il
veut se rendre,
qu'il aille avec sa sur adorer Alexandre.
Retirons-nous
d'un camp où, l'encens à la main,
le fidèle Taxile attend son
souverain.
Axiane.
Mais, seigneur, que dit-il?
Porus.
Il en fait trop
paraître.
Cet esclave déjà m'ose vanter son maître;
il veut que je le
serve...
Axiane.
Ah! Sans vous emporter,
souffrez que mes efforts
tâchent de l'arrêter:
ses soupirs, malgré moi, m'assurent qu'il m'
adore.
Quoi qu'il en soit, souffrez que je lui parle encore;
et ne le
forçons point, par ce cruel mépris,
d'achever un dessein qu'il peut n'
avoir pas pris.
Porus.
Hé quoi? Vous en doutez? Et votre âme s'
assure
sur la foi d'un amant infidèle et parjure,
qui veut à son tyran
vous livrer aujourd'hui,
et croit, en vous donnant, vous obtenir de lui
?
Hé bien! Aidez-le donc à vous trahir vous-même.
Il vous peut arracher à
mon amour extrême;
mais il ne peut m'ôter, par ses efforts jaloux,
la
gloire de combattre et de mourir pour vous.
Axiane.
Et vous croyez qu'
après une telle insolence
mon amitié, seigneur, seroit sa récompense
?
Vous croyez que mon cur s'engageant sous sa loi,
je souscrirois au
don qu'on lui feroit de moi?
Pouvez-vous, sans rougir, m'accuser d'un tel
crime?
Ai-je fait pour ce prince éclater tant d'estime?
Entre Taxile et
vous s'il falloit prononcer,
seigneur, le croyez-vous, qu'on me vît
balancer?
Sais-je pas que Taxile est une âme incertaine,
que l'amour le
retient quand la crainte l'entraîne?
Sais-je pas que sans moi sa
timide valeur
succomberoit bientôt aux ruses de sa sur?
Vous savez qu'
Alexandre en fit sa prisonnière,
et qu'enfin cette sur retourna vers son
frère;
mais je connus bientôt qu'elle avoit entrepris
de l'arrêter au
piége où son cur étoit pris.
Porus.
Et vous pouvez encor demeurer auprès
d'elle!
Que n'abandonnez-vous cette sur criminelle?
Pourquoi par
tant de soins voulez-vous épargner
un prince...
Axiane.
C'est pour
vous que je le veux gagner.
Vous verrai-je, accablé du soin de nos
provinces,
attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes?
Je vous
veux dans Taxile offrir un défenseur
qui combatte Alexandre en dépit de sa
sur.
Que n'avez-vous pour moi cette ardeur empressée?
Mais d'un soin
si commun votre âme est peu blessée:
pourvu que ce grand cur périsse
noblement,
ce qui suivra sa mort le touche foiblement.
Vous me voulez
livrer, sans secours, sans asile,
au courroux d'Alexandre, à l'amour de
Taxile,
qui me traitant bientôt en superbe vainqueur,
pour prix de votre
mort demandera mon cur.
Hé bien! Seigneur, allez: contentez votre envie
;
combattez; oubliez le soin de votre vie;
oubliez que le ciel,
favorable à vos vux,
vous préparoit peut-être un sort assez heureux.
Peut-être qu'à son tour
Axiane charmée
alloit... Mais non, seigneur, courez vers votre armée:
un
si long entretien vous seroit ennuyeux;
et c'est vous retenir trop
longtemps en ces lieux.
Porus.
Ah! Madame, arrêtez, et connoissez ma
flamme.
Ordonnez de mes jours; disposez de mon âme.
La gloire y peut
beaucoup, je ne m'en cache pas;
mais que n'y peuvent point tant de divins
appas?
Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre
vos soldats et
les miens alloient tout entreprendre;
que c'étoit pour Porus un bonheur
sans égal
de triompher tout seul aux yeux de son rival.
Je ne vous dis
plus rien. Parlez en souveraine:
mon cur met à vos pieds et sa gloire et
sa haine.
Axiane.
Ne craignez rien: ce cur, qui veut bien m'
obéir,
n'est pas entre des mains qui le puissent trahir.
Non, je ne
prétends pas, jalouse de sa gloire,
arrêter un héros qui court à la
victoire.
Contre un fier ennemi précipitez vos pas;
mais de vos alliés ne
vous séparez pas.
Ménagez-les, seigneur; et d'une âme tranquille
laissez
agir mes soins sur l'esprit de Taxile;
montrez en sa faveur des sentiments
plus doux.
Je le vais engager à combattre pour vous.
Porus.
Hé bien!
Madame, allez, j'y consens avec joie.
Voyons Éphestion, puisqu'il faut qu'
on le voie;
mais sans perdre l'espoir de le suivre de près,
j'attends
Éphestion, et le combat après.
ACTE II , SCENE PREMIERE .
Éphestion.
Oui, tandis que vos
rois délibèrent ensemble,
et que tout se prépare au conseil qui s'
assemble,
madame, permettez que je vous parle aussi
des secrètes raisons
qui m'amènent ici.
Fidèle confident du beau feu de mon maître,
souffrez
que je l'explique aux yeux qui l'ont fait naître;
et que pour ce héros j'
ose vous demander
le repos qu'à vos rois il veut bien accorder.
Après
tant de soupirs, que faut-il qu'il espère?
Attendez-vous encore après l'
aveu d'un frère?
Voulez-vous que son cur, incertain et confus,
ne se
donne jamais sans craindre vos refus?
Faut-il mettre à vos pieds le reste de
la terre?
Faut-il donner la paix? Faut-il faire la guerre?
Prononcez:
Alexandre est tout prêt d'y courir,
ou pour vous mériter, ou pour vous
conquérir.
Cléofile.
Puis-je croire qu'un prince au comble de la
gloire
de mes foibles attraits garde encor la mémoire;
que traînant après
lui la victoire et l'effroi,
il se puisse abaisser à soupirer pour moi?
Des captifs comme lui brisent
bientôt leur chaîne:
à de plus hauts desseins la gloire les entraîne;
et
l'amour dans leurs curs, interrompu, troublé,
sous le faix des lauriers
est bientôt accablé.
Tandis que ce héros me tint sa prisonnière,
j'ai pu
toucher son cur d'une atteinte légère;
mais je pense, seigneur, qu'en
rompant mes liens,
Alexandre à son tour brisa bientôt les
siens.
Éphestion.
Ah! Si vous l'aviez vu, brûlant d'
impatience,
compter les tristes jours d'une si longue absence,
vous
sauriez que l'amour précipitant ses pas,
il ne cherchoit que vous en courant
aux combats.
C'est pour vous qu'on l'a vu, vainqueur de tant de
princes,
d'un cours impétueux traverser vos provinces,
et briser en
passant, sous l'effort de ses coups,
tout ce qui l'empêchoit de s'
approcher de vous.
On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres;
de
ses retranchements il découvre les vôtres;
mais après tant d'exploits, ce
timide vainqueur
craint qu'il ne soit encor bien loin de votre cur.
Que
lui sert de courir de contrée en contrée,
s'il faut que de ce cur vous lui
fermiez l'entrée?
Si pour ne point répondre à de sincères vux,
vous
cherchez chaque jour à douter de ses feux?
Si votre esprit, armé de mille
défiances...
Cléofile.
Hélas! De tels soupçons sont de foibles défenses
;
et nos curs, se formant mille soins superflus,
doutent toujours du
bien qu'ils souhaitent le plus.
Oui, puisque ce héros veut que j'ouvre mon
âme,
j'écoute avec plaisir le récit de sa flamme.
Je craignois que le
temps n'en eût borné le cours;
je souhaite qu'il m'aime, et qu'il m'
aime toujours.
Je dis plus: quand son bras
força notre frontière,
et dans les murs d'Omphis m'arrêta
prisonnière,
mon cur, qui le voyoit maître de l'univers,
se consoloit
déjà de languir dans ses fers;
et loin de murmurer contre un destin si
rude,
il s'en fit, je l'avoue, une douce habitude;
et de sa liberté
perdant le souvenir,
même en la demandant, craignoit de l'obtenir.
Jugez
si son retour me doit combler de joie.
Mais tout couvert de sang, veut-il que
je le voie?
Est-ce comme ennemi qu'il se vient présenter?
Et ne me
cherche-t-il que pour me tourmenter?
Éphestion.
Non, madame: vaincu du
pouvoir de vos charmes,
il suspend aujourd'hui la terreur de ses armes
;
il présente la paix à des rois aveuglés,
et retire la main qui les eût
accablés.
Il craint que la victoire, à ses vux trop facile,
ne conduise
ses coups dans le sein de Taxile.
Son courage, sensible à vos justes
douleurs,
ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs.
Favorisez les
soins où son amour l'engage;
exemptez sa valeur d'un si triste avantage
;
et disposez des rois qu'épargne son courroux
à recevoir un bien qu'ils
ne doivent qu'à vous.
Cléofile.
N'en doutez point, seigneur, mon âme
inquiétée
d'une crainte si juste est sans cesse agitée:
je tremble pour mon frère, et
crains que son trépas
d'un ennemi si cher n'ensanglante le bras.
Mais en
vain je m'oppose à l'ardeur qui l'enflamme,
Axiane et Porus tyrannisent
son âme:
les charmes d'une reine et l'exemple d'un roi,
dès que je
veux parler, s'élèvent contre moi.
Que n'ai-je point à craindre en ce
désordre extrême?
Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même.
Je
sais qu'en l'attaquant cent rois se sont perdus;
je sais tous ses exploits
; mais je connois Porus.
Nos peuples, qu'on a vus, triomphants à sa
suite,
repousser les efforts du Persan et du Scythe,
et tout fiers des
lauriers dont il les a chargés,
vaincront à son exemple, ou périront vengés
;
et je crains...
Éphestion.
Ah! Quittez une crainte si vaine
:
laissez courir Porus où son malheur l'entraîne;
que l'Inde en sa
faveur arme tous ses états,
et que le seul Taxile en détourne ses
pas.
Mais les voici...
Cléofile.
Seigneur, achevez votre ouvrage
:
par vos sages conseils dissipez cet orage;
ou s'il faut qu'il éclate,
au moins souvenez-vous
de le faire tomber sur d'autres que sur nous.
ACTE II , SCENE II .
Éphestion.
Avant que le combat qui
menace vos têtes
mette tous vos états au rang de nos conquêtes,
Alexandre
veut bien différer ses exploits,
et vous offrir la paix pour la dernière
fois.
Vos peuples, prévenus de l'espoir qui vous flatte,
prétendoient
arrêter le vainqueur de l'Euphrate;
mais l'Hydaspe, malgré tant d'
escadrons épars,
voit enfin sur ses bords flotter nos étendards.
Vous les
verriez plantés jusque sur vos tranchées,
et de sang et de morts vos
campagnes jonchées,
si ce héros, couvert de tant d'autres lauriers,
n'
eût lui-même arrêté l'ardeur de nos guerriers.
Il ne vient point ici,
souillé du sang des princes,
d'un triomphe barbare effrayer vos
provinces,
et cherchant à briller d'une triste splendeur,
sur le tombeau
des rois élever sa grandeur.
Mais vous-mêmes, trompés d'un vain espoir de
gloire,
n'allez point dans ses bras irriter la victoire;
et lorsque son
courroux demeure suspendu,
princes, contentez-vous de l'avoir attendu.
Ne
différez point tant à lui rendre l'hommage
que vos curs, malgré vous,
rendent à son courage;
et recevant l'appui que vous
offre son bras,
d'un si grand défenseur honorez vos états.
Voilà ce qu'
un grand roi veut bien vous faire entendre,
prêt à quitter le fer, et prêt à
le reprendre.
Vous savez son dessein: choisissez aujourd'hui,
si vous
voulez tout perdre ou tenir tout de lui.
Taxile.
Seigneur, ne croyez point
qu'une fierté barbare
nous fasse méconnoître une vertu si rare,
et que
dans leur orgueil nos peuples affermis
prétendent, malgré vous, être vos
ennemis.
Nous rendons ce qu'on doit aux illustres exemples:
vous adorez
des dieux qui nous doivent leurs temples;
des héros qui chez vous passoient
pour des mortels,
en venant parmi nous ont trouvé des autels;
mais en
vain l'on prétend, chez des peuples si braves,
au lieu d'adorateurs se
faire des esclaves:
croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher,
ils
refusent l'encens qu'on leur veut arracher.
Assez d'autres états, devenus
vos conquêtes,
de leurs rois, sous le joug, ont vu ployer les têtes.
Après
tous ces états qu'Alexandre a soumis,
n'est-il pas temps, seigneur, qu'il
cherche des amis?
Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d'un
maître,
soutient mal un pouvoir qui ne
fait que de naître.
Ils ont, pour s'affranchir, les yeux toujours ouverts
;
votre empire n'est plein que d'ennemis couverts.
Ils pleurent en
secret leurs rois sans diadèmes;
vos fers trop étendus se relâchent d'
eux-mêmes;
et déjà dans leur cur les Scythes mutinés
vont sortir de la
chaîne où vous nous destinez.
Essayez, en prenant notre amitié pour
gage,
ce que peut une foi qu'aucun serment n'engage:
laissez un peuple
au moins qui puisse quelquefois
applaudir sans contrainte au bruit de vos
exploits.
Je reçois à ce prix l'amitié d'Alexandre;
et je l'attends
déjà comme un roi doit attendre
un héros dont la gloire accompagne les
pas,
qui peut tout sur mon cur, et rien sur mes états.
Porus.
Je
croyois, quand l'Hydaspe, assemblant ses provinces,
au secours de ses bords
fit voler tous ses princes,
qu'il n'avoit avec moi, dans des desseins si
grands,
engagé que des rois ennemis des tyrans.
Mais puisqu'un roi,
flattant la main qui nous menace,
parmi ses alliés brigue une indigne
place,
c'est à moi de répondre aux vux de mon pays,
et de parler pour ceux que
Taxile a trahis.
Que vient chercher ici le roi qui vous envoie?
Quel est
ce grand secours que son bras nous octroie?
De quel front ose-t-il prendre
sous son appui
des peuples qui n'ont point d'autre ennemi que lui
?
Avant que sa fureur ravageât tout le monde,
l'Inde se reposoit dans une
paix profonde;
et si quelques voisins en troubloient les douceurs,
il
portoit dans son sein d'assez bons défenseurs.
Pourquoi nous attaquer? Par
quelle barbarie
a-t-on de votre maître excité la furie?
Vit-on jamais
chez lui nos peuples en courroux
désoler un pays inconnu parmi nous
?
Faut-il que tant d'états, de déserts, de rivières
soient entre nous et
lui d'impuissantes barrières?
Et ne sauroit-on vivre au bout de l'
univers
sans connoître son nom et le poids de ses fers?
Quelle étrange
valeur, qui ne cherchant qu'à nuire,
embrase tout, sitôt qu'elle commence à
luire;
qui n'a que son orgueil pour règle et pour raison;
qui veut que
l'univers ne soit qu'une prison,
et que maître absolu de tous tant que nous
sommes,
ses esclaves en nombre égalent tous les hommes!
Plus d'états,
plus de rois. Ses sacriléges mains
dessous un même joug rangent tous les
humains.
Dans son avide orgueil je sais qu'il nous dévore;
de tant de souverains nous
seuls régnons encore.
Mais que dis-je, nous seuls? Il ne reste que moi
où
l'on découvre encor les vestiges d'un roi.
Mais c'est pour mon courage une
illustre matière.
Je vois d'un il content trembler la terre
entière,
afin que par moi seul les mortels secourus,
s'ils sont libres,
le soient de la main de Porus,
et qu'on dise partout, dans une paix profonde
:
Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde;
mais un roi l'
attendoit au bout de l'univers,
par qui le monde entier a vu briser ses
fers.
Éphestion.
Votre projet du moins nous marque un grand
courage.
Mais, seigneur, c'est bien tard s'opposer à l'orage.
Si le
monde penchant n'a plus que cet appui,
je le plains, et vous plains
vous-même autant que lui.
Je ne vous retiens point: marchez contre mon
maître.
Je voudrois seulement qu'on vous l'eût fait connaître,
et que la
renommée eût voulu, par pitié,
de ses exploits au moins vous conter la moitié
;
vous verriez...
Porus.
Que verrois-je? Et que pourrois-je
apprendre
qui m'abaisse si fort
au-dessous d'Alexandre?
Seroit-ce sans efforts les Persans subjugués,
et
vos bras tant de fois de meurtres fatigués?
Quelle gloire en effet d'
accabler la foiblesse
d'un roi déjà vaincu par sa propre mollesse,
d'un
peuple sans vigueur et presque inanimé,
qui gémissoit sous l'or dont il
étoit armé,
et qui tombant en foule, au lieu de se défendre,
n'opposoit
que des morts au grand cur d'Alexandre?
Les autres, éblouis de ses
moindres exploits,
sont venus à genoux lui demander des lois;
et leur
crainte écoutant je ne sais quels oracles,
ils n'ont pas cru qu'un Dieu pût
trouver des obstacles.
Mais nous, qui d'un autre il jugeons des
conquérants,
nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans;
et de
quelque façon qu'un esclave le nomme,
le fils de Jupiter passe ici pour un
homme.
Nous n'allons point de fleurs parfumer son chemin;
il nous trouve
partout les armes à la main;
il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes
;
un seul rocher ici lui coûte plus de têtes,
plus de soins, plus d'
assauts et presque plus de temps
que n'en coûte à son bras l'empire des
Persans.
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
l'or qui naît sous nos
pas ne corrompt point nos âmes.
La gloire est le seul bien qui nous puisse
tenter,
et le seul que mon cur cherche à lui disputer;
c'est
elle...
Éphestion, en se levant.
Et c'est aussi ce que cherche
Alexandre.
à de moindres objets son cur
ne peut descendre.
C'est ce qui l'arrachant du sein de ses états,
au
trône de Cyrus lui fit porter ses pas,
et du plus ferme empire ébranlant les
colonnes,
attaquer, conquérir, et donner les couronnes;
et puisque votre
orgueil ose lui disputer
la gloire du pardon qu'il vous fait
présenter,
vos yeux, dès aujourd'hui témoins de sa victoire,
verront de
quelle ardeur il combat pour la gloire.
Bientôt le fer en main vous le verrez
marcher.
Porus.
Allez donc: je l'attends, ou je le vais chercher.
ACTE II , SCENE III .
Taxile.
Quoi? Vous voulez, au gré de
votre impatience...
Porus.
Non, je ne prétends point troubler votre
alliance:
Éphestion, aigri seulement contre moi,
de vos soumissions
rendra compte à son roi.
Les troupes d'Axiane, à me suivre
engagées,
attendent le combat, sous mes drapeaux rangées;
de son trône et
du mien je soutiendrai l'éclat,
et vous serez, seigneur, le juge du combat
:
à moins que votre cur, animé d'un beau zèle,
de vos nouveaux amis n'
embrasse la querelle.
ACTE II , SCENE IV .
Axiane, à Taxile.
Ah! Que dit-on de
vous, seigneur? Nos ennemis
se vantent que Taxile est à moitié soumis
;
qu'il ne marchera point contre un roi qu'il respecte.
Taxile.
La
foi d'un ennemi doit être un peu suspecte,
madame; avec le temps il me
connoîtront mieux.
Axiane.
Démentez donc, seigneur, ce bruit injurieux
:
de ceux qui l'ont semé confondez l'insolence;
allez, comme Porus, les
forcer au silence,
et leur faire sentir, par un juste courroux,
qu'ils n'
ont point d'ennemi plus funeste que vous.
Taxile.
Madame, je m'en vais
disposer mon armée.
écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée.
Porus
fait son devoir, et je ferai le mien.
ACTE II , SCENE V .
Axiane.
Cette sombre froideur ne m'en
dit pourtant rien,
lâche; et ce n'est point là, pour me le faire
croire,
la démarche d'un roi qui court à la victoire.
Il n'en faut plus douter, et
nous sommes trahis:
il immole à sa sur sa gloire et son pays;
et sa
haine, seigneur, qui cherche à vous abattre,
attend pour éclater que vous
alliez combattre.
Porus.
Madame, en le perdant, je perds un foible appui
;
je le connoissois trop pour m'assurer sur lui.
Mes yeux sans se
troubler ont vu son inconstance;
je craignois beaucoup plus sa molle
résistance.
Un traître, en nous quittant pour complaire à sa sur,
nous
affoiblit bien moins qu'un lâche défenseur.
Axiane.
Et cependant,
seigneur, qu'allez-vous entreprendre?
Vous marchez sans compter les forces
d'Alexandre;
et courant presque seul au-devant de leurs coups,
contre
tant d'ennemis vous n'opposez que vous.
Porus.
Hé quoi? Voudriez-vous
qu'à l'exemple d'un traître
ma frayeur conspirât à vous donner un maître
?
Que Porus, dans un camp se laissant arrêter,
refusât le combat qu'il
vient de présenter?
Non, non, je n'en crois rien. Je connois mieux,
madame,
le beau feu que la gloire allume dans votre âme.
C'est vous, je
m'en souviens, dont les puissants appas
excitoient tous nos rois, les
traînoient aux combats,
et de qui la fierté, refusant de se rendre,
ne
vouloit pour amant qu'un vainqueur d'Alexandre.
Il faut vaincre, et j'y
cours, bien moins pour éviter
le titre de captif que pour le mériter.
Oui,
madame, je vais, dans l'ardeur qui m'entraîne,
victorieux ou mort, mériter
votre chaîne;
et puisque mes soupirs s'
expliquoient vainement
à ce cur que la gloire occupe seulement,
je m'en
vais, par l'éclat qu'une victoire donne,
attacher de si près la gloire à ma
personne,
que je pourrai peut-être amener votre cur
de l'amour de la
gloire à l'amour du vainqueur.
Axiane.
Hé bien! Seigneur, allez. Taxile
aura peut-être
des sujets dans son camp plus braves que leur maître;
je
vais les exciter par un dernier effort.
Après, dans votre camp j'attendrai
votre sort.
Ne vous informez point de l'état de mon âme:
triomphez et
vivez.
Porus.
Qu'attendez-vous, madame?
Pourquoi, dès ce moment, ne
puis-je pas savoir
si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir
?
Voulez-vous, car le sort, adorable Axiane,
à ne vous plus revoir
peut-être me condamne,
voulez-vous qu'en mourant un prince
infortuné
ignore à quelle gloire il étoit destiné
?
Parlez.
Axiane.
Que vous dirai-je?
Porus.
Ah! Divine
princesse,
si vous sentiez pour moi quelque heureuse foiblesse,
ce cur,
qui me promet tant d'estime en ce jour,
me pourroit bien encor promettre un
peu d'amour.
Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre
?
Peut-il...
Axiane.
Allez, seigneur,
marchez contre Alexandre.
La victoire est à vous, si ce fameux
vainqueur
ne se défend pas mieux contre vous que mon cur.
ACTE III , SCENE PREMIERE .
Axiane.
Quoi? Madame, en ces
lieux on me tient enfermée?
Je ne puis au combat voir marcher mon armée
?
Et commençant par moi sa noire trahison,
Taxile de son camp me fait une
prison?
C'est donc là cette ardeur qu'il me faisoit paraître?
Cet
humble adorateur se déclare mon maître!
Et déjà son amour, lassé de ma
rigueur,
captive ma personne au défaut de mon cur
!
Cléofile.
Expliquez mieux les soins et les justes alarmes
d'un roi
qui pour vainqueur ne connoît que vos charmes;
et regardez, madame, avec
plus de bonté
l'ardeur qui l'intéresse à votre sûreté.
Tandis qu'autour
de nous deux puissantes armées,
d'une égale chaleur au combat animées,
de
leur fureur partout font voler les éclats,
de quel autre côté conduiriez-vous
vos pas?
Où pourriez-vous ailleurs éviter la tempête?
Un plein calme en
ces lieux assure votre tête:
tout est tranquille...
Axiane.
Et c'est cette
tranquillité
dont je ne puis souffrir l'indigne sûreté.
Quoi? Lorsque
mes sujets, mourant dans une plaine,
sur les pas de Porus combattent pour
leur reine,
qu'au prix de tout leur sang ils signalent leur foi,
que le
cri des mourants vient presque jusqu'à moi,
on me parle de paix? Et le camp
de Taxile
garde dans ce désordre une assiette tranquille?
On flatte ma
douleur d'un calme injurieux!
Sur des objets de joie on arrête mes yeux
!
Cléofile.
Madame, voulez-vous que l'amour de mon frère
abandonne aux
périls une tête si chère?
Il sait trop les hasards...
Axiane.
Et pour
m'en détourner
ce généreux amant me fait emprisonner!
Et tandis que pour
moi son rival se hasarde,
sa paisible valeur me sert ici de garde!
Cléofile.
Que Porus est
heureux! Le moindre éloignement
à votre impatience est un cruel tourment
;
et si l'on vous croyoit, le soin qui vous travaille
vous le feroit
chercher jusqu'au champ de bataille.
Axiane.
Je ferois plus, madame: un
mouvement si beau
me le feroit chercher jusque dans le tombeau,
perdre
tous mes états, et voir d'un il tranquille
Alexandre en payer le cur de
Cléofile.
Cléofile.
Si vous cherchez Porus, pourquoi m'abandonner
?
Alexandre en ces lieux pourra le ramener.
Permettez que veillant au soin
de votre tête,
à cet heureux amant l'on garde sa
conquête.
Axiane.
Vous triomphez, madame; et déjà votre cur
vole
vers Alexandre, et le nomme vainqueur;
mais sur la seule foi d'un amour qui
vous flatte,
peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate:
vous
poussez un peu loin vos vux précipités,
et vous croyez trop tôt ce que vous
souhaitez.
Oui, oui...
Cléofile.
Mon frère vient; et nous allons
apprendre
qui de nous deux, madame, aura pu se méprendre.
Axiane.
Ah!
Je n'en doute plus; et ce front satisfait
dit assez à mes yeux que Porus
est défait.
ACTE III , SCENE II .
Taxile.
Madame, si Porus, avec moins de
colère,
eût suivi les conseils d'une amitié sincère,
il m'auroit en
effet épargné la douleur
de vous venir moi-même annoncer son
malheur.
Axiane.
Quoi? Porus...
Taxile.
C'en est fait; et sa
valeur trompée
des maux que j'ai prévus se voit enveloppée.
Ce n'est pas
(car mon cur, respectant sa vertu,
n'accable point encore un rival
abattu),
ce n'est point que son bras, disputant la victoire,
n'en ait
aux ennemis ensanglanté la gloire;
qu'elle-même, attachée à ses faits
éclatants,
entre Alexandre et lui n'ait douté quelque temps;
mais enfin
contre moi sa vaillance irritée
avec trop de chaleur s'étoit
précipitée.
J'ai vu ses bataillons rompus et renversés,
vos soldats en
désordre, et les siens dispersés;
et lui-même à la fin entraîné dans leur
fuite,
malgré lui du vainqueur éviter la poursuite;
et de son vain
courroux trop tard désabusé,
souhaiter le secours qu'il avoit
refusé.
Axiane.
Qu'il avoit refusé! Quoi donc? Pour ta patrie
ton
indigne courage attend que l'on te prie?
Il faut donc, malgré toi, te
traîner aux combats,
et te forcer toi-même à sauver tes états?
L'exemple
de Porus, puisqu'il faut qu'on t'y porte,
dis-moi, n'étoit-ce pas une
voix assez forte?
Ce héros en péril, ta maîtresse en danger,
tout l'état
périssant n'a pu t'encourager!
Va, tu sers bien le maître à qui ta sur
te donne.
Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne.
Garde à tous les
vaincus un traitement égal,
enchaîne ta maîtresse en livrant ton
rival.
Aussi bien c'en est fait: sa disgrâce et ton crime
ont placé dans
mon cur ce héros magnanime.
Je l'adore, et je veux avant la fin du
jour
déclarer à la fois ma haine et mon amour;
lui vouer à tes yeux une
amitié fidèle,
et te jurer aux siens une haine immortelle.
Adieu: tu me
connois. Aime-moi, si tu veux.
Taxile.
Ah! N'espérez de moi que de
sincères vux,
madame; n'attendez ni menaces ni chaînes:
Alexandre
sait mieux ce qu'on doit à des reines.
Souffrez que sa douceur vous oblige à
garder
un trône que Porus devoit moins hasarder;
et moi-même en aveugle
on me verroit combattre
la sacrilége main qui le voudroit
abattre.
Axiane.
Quoi? Par l'un de vous deux mon sceptre
raffermi
deviendroit dans mes mains le don d'un ennemi?
Et sur mon
propre trône on me verroit placée
par le même tyran qui m'en auroit chassée
?
Taxile.
Des reines et des rois vaincus par sa valeur
ont laissé par ses soins
adoucir leur malheur.
Voyez de Darius et la femme et la mère:
l'une le
traite en fils, l'autre le traite en frère.
Axiane.
Non, non, je ne sais
point vendre mon amitié,
caresser un tyran, et régner par pitié.
Penses-tu
que j'imite une foible Persane?
Qu'à la cour d'Alexandre on retienne
Axiane?
Et qu'avec mon vainqueur courant tout l'univers,
j'aille
vanter partout la douceur de ses fers?
S'il donne les états, qu'il te
donne les nôtres;
qu'il te pare, s'il veut, des dépouilles des
autres.
Règne: Porus ni moi n'en serons point jaloux,
et tu seras encor
plus esclave que nous.
J'espère qu'Alexandre, amoureux de sa gloire,
et
fâché que ton crime ait souillé sa victoire,
s'en lavera bientôt par ton
propre trépas.
Des traîtres comme toi font souvent des ingrats;
et de
quelques faveurs que sa main t'éblouisse,
du perfide Bessus regarde le
supplice.
Adieu.
ACTE III , SCENE III .
Cléofile.
Cédez, mon frère, à ce
bouillant transport:
Alexandre et le temps vous rendront le plus fort
;
et cet âpre courroux, quoi qu'elle en puisse dire,
ne s'obstinera point au refus
d'un empire.
Maître de ses destins, vous l'êtes de son cur.
Mais,
dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur?
Quel traitement, mon frère, en
devons-nous attendre?
Qu'a-t-il dit?
Taxile.
Oui, ma sur, j'ai vu
votre Alexandre.
D'abord ce jeune éclat qu'on remarque en ses traits
m'
a semblé démentir le nombre de ses faits.
Mon cur, plein de son nom, n'
osoit, je le confesse,
accorder tant de gloire avec tant de jeunesse
;
mais de ce même front l'héroïque fierté,
le feu de ses regards, sa
haute majesté,
font connoître Alexandre. Et certes son visage
porte de sa
grandeur l'infaillible présage;
et sa présence auguste appuyant ses
projets,
ses yeux comme son bras font partout des sujets.
Il sortoit du
combat. ébloui de sa gloire,
je croyois dans ses yeux voir briller la
victoire.
Toutefois à ma vue oubliant sa fierté,
il a fait à son tour
éclater sa bonté.
Ses transports ne m'ont point déguisé sa tendresse:
Retournez, m'a-t-il dit, auprès de la princesse;
disposez ses beaux yeux à
revoir un vainqueur
qui va mettre à ses pieds sa victoire et son cur.
il marche sur mes pas. Je n'ai rien à vous dire,
ma sur: de votre sort je
vous laisse l'empire;
je vous confie encor la conduite du
mien.
Cléofile.
Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien.
Tout va
vous obéir, si le vainqueur m'écoute.
Taxile.
Je vais donc... Mais on
vient. C'est lui-même sans doute.
ACTE III , SCENE IV .
Alexandre.
Allez, Éphestion. Que l'on
cherche Porus;
qu'on épargne sa vie, et le sang des vaincus.
ACTE III , SCENE V .
Alexandre, à Taxile.
Seigneur, est-il
donc vrai qu'une reine aveuglée
vous préfère d'un roi la valeur déréglée
?
Mais ne le craignez point: son empire est à vous;
d'une ingrate à ce
prix fléchissez le courroux.
Maître de deux états, arbitre des siens
mêmes,
allez avec vos vux offrir trois diadèmes.
Taxile.
Ah! C'en
est trop, seigneur: prodiguez un peu moins...
Alexandre.
Vous pourrez à
loisir reconnoître mes soins.
Ne tardez point: allez où l'amour vous
appelle;
et couronnez vos feux d'une palme si belle.
ACTE III , SCENE VI .
Alexandre.
Madame, à son amour je
promets mon appui:
ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui
?
Si prodigue envers lui des fruits de la victoire,
n'en aurai-je pour
moi qu'une stérile gloire?
Les sceptres devant vous ou rendus ou
donnés,
de mes propres lauriers mes amis couronnés,
les biens que j'ai
conquis répandus sur leurs têtes,
font voir que je soupire après d'autres
conquêtes.
Je vous avois promis que l'effort de mon bras
m'approcheroit
bientôt de vos divins appas;
mais dans ce même temps souvenez-vous,
madame,
que vous me promettiez quelque place en votre âme.
Je suis venu:
l'amour a combattu pour moi;
la victoire elle-même a dégagé ma foi
;
tout cède autour de vous: c'est à vous de vous rendre;
votre cur l'
a promis: voudra-t-il s'en défendre?
Et lui seul pourroit-il échapper
aujourd'hui
à l'ardeur d'un vainqueur qui ne cherche que lui
?
Cléofile.
Non, je ne prétends pas que ce cur inflexible
garde seul
contre vous le titre d'invincible;
je rends ce que je dois à l'éclat des
vertus
qui tiennent sous vos pieds cent peuples abattus.
Les Indiens domptés sont vos
moindres ouvrages:
vous inspirez la crainte aux plus fermes courages;
et
quand vous le voudrez, vos bontés à leur tour
dans les curs les plus durs
inspireront l'amour.
Mais, seigneur, cet éclat, ces victoires, ces
charmes
me troublent bien souvent par de justes alarmes.
Je crains que
satisfait d'avoir conquis un cur,
vous ne l'abandonniez à sa triste
langueur;
qu'insensible à l'ardeur que vous aurez causée,
votre âme ne
dédaigne une conquête aisée.
On attend peu d'amour d'un héros tel que vous
:
la gloire fit toujours vos transports les plus doux;
et peut-être, au
moment que ce grand cur soupire,
la gloire de me vaincre est tout ce qu'il
desire.
Alexandre.
Que vous connoissez mal les violents desirs
d'un
amour qui vers vous porte tous mes soupirs!
J'avoûrai qu'autrefois, au
milieu d'une armée,
mon cur ne soupiroit que pour la renommée;
les
peuples et les rois, devenus mes sujets,
étoient seuls à mes vux d'assez
dignes objets.
Les beautés de la Perse à mes yeux présentées,
aussi bien
que ses rois ont paru surmontées.
Mon cur, d'un fier mépris armé contre
leurs traits,
n'a pas du moindre hommage honoré leurs attraits;
amoureux
de la gloire, et partout invincible,
il mettoit son bonheur à paroître
insensible.
Mais, hélas! Que vos yeux, ces aimables tyrans,
ont produit
sur mon cur des effets différents!
Ce grand nom de vainqueur n'
est plus ce qu'il souhaite;
il vient avec plaisir avouer sa défaite
:
heureux si votre cur se laissant émouvoir,
vos beaux yeux à leur tour
avouoient leur pouvoir!
Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire
?
Toujours de mes exploits me reprocher la gloire,
comme si les beaux
nuds où vous me tenez pris
ne devoient arrêter que de foibles esprits
?
Par des faits tout nouveaux je m'en vais vous apprendre
tout ce que
peut l'amour sur le cur d'Alexandre.
Maintenant que mon bras, engagé sous
vos lois,
doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois,
j'irai rendre
fameux, par l'éclat de la guerre,
des peuples inconnus au reste de la
terre,
et vous faire dresser des autels en des lieux
où leurs sauvages
mains en refusent aux dieux.
Cléofile.
Oui, vous y traînerez la victoire
captive;
mais je doute, seigneur, que l'amour vous y suive.
Tant d'
états, tant de mers qui vont nous désunir
m'effaceront bientôt de votre
souvenir.
Quand l'océan troublé vous verra sur son onde
achever quelque
jour la conquête du monde;
quand vous verrez les rois tomber à vos
genoux,
et la terre en tremblant se taire devant vous,
songerez-vous,
seigneur, qu'une jeune princesse,
au fond de ses états vous regrette sans
cesse,
et rappelle en son cur les moments bienheureux
où ce grand
conquérant l'assuroit de ses feux?
Alexandre.
Hé quoi? Vous
croyez donc qu'à moi-même barbare
j'abandonne en ces lieux une beauté si
rare?
Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer
au trône de l'Asie où
je vous veux placer?
Cléofile.
Seigneur, vous le savez, je dépends de mon
frère.
Alexandre.
Ah! S'il disposoit seul du bonheur que j'
espère,
tout l'empire de l'Inde, asservi sous ses lois,
bientôt en ma
faveur iroit briguer son choix.
Cléofile.
Mon amitié pour lui n'est point
intéressée.
Apaisez seulement une reine offensée;
et ne permettez pas qu'
un rival aujourd'hui,
pour vous avoir bravé, soit plus heureux que
lui.
Alexandre.
Porus étoit sans doute un rival magnanime:
jamais tant
de valeur n'attira mon estime.
Dans l'ardeur du combat je l'ai vu, je l'
ai joint;
et je puis dire encor qu'il ne m'évitoit point:
nous nous
cherchions l'un l'autre. Une fierté si belle
alloit entre nous deux finir
notre querelle,
lorsqu'un gros de soldats, se jetant entre nous,
nous a
fait dans la foule ensevelir nos coups.
ACTE III , SCENE VII .
Alexandre.
Hé bien! Ramène-t-on ce
prince téméraire?
Éphestion.
On le cherche partout; mais quoi qu'on
puisse faire,
seigneur, jusques ici sa fuite
ou son trépas
dérobe ce captif au soin de vos soldats.
Mais un reste des
siens entourés dans leur fuite,
et du soldat vainqueur arrêtant la
poursuite,
à nous vendre leur mort semblent se
préparer.
Alexandre.
Désarmez les vaincus sans les désespérer.
Madame,
allons fléchir une fière princesse,
afin qu'à mon amour Taxile s'intéresse
;
et puisque mon repos doit dépendre du sien,
achevons son bonheur pour
établir le mien.
ACTE IV , SCENE PREMIERE .
Axiane, seule.
N'entendrons-nous
jamais que des cris de victoire
qui de mes ennemis me reprochent la gloire
?
Et ne pourrai-je au moins, en de si grands malheurs,
m'entretenir moi
seule avecque mes douleurs?
D'un odieux amant sans cesse poursuivie,
on
prétend malgré moi m'attacher à la vie:
on m'observe, on me suit. Mais,
Porus, ne crois pas
qu'on me puisse empêcher de courir sur tes pas.
Sans
doute à nos malheurs ton cur n'a pu survivre.
En vain tant de soldats s'
arment pour te poursuivre:
on te découvriroit au bruit de tes efforts
;
et s'il te faut chercher, ce n'est qu'entre les morts.
Hélas! En me
quittant, ton ardeur redoublée
sembloit prévoir les maux dont je suis
accablée,
lorsque tes yeux, aux miens découvrant ta langueur,
me
demandoient quel rang tu tenois dans mon cur;
que sans t'inquiéter du
succès de tes armes,
le soin de ton amour te causoit tant d'alarmes.
Et
pourquoi te cachois-je avec tant de détours
un secret si fatal au repos de
tes jours?
Combien de fois, tes yeux forçant ma résistance,
mon cur s'est-il vu prêt de
rompre le silence!
Combien de fois, sensible à tes ardents desirs,
m'
est-il en ta présence échappé des soupirs!
Mais je voulois encor douter de
ta victoire;
j'expliquois mes soupirs en faveur de la gloire:
je
croyois n'aimer qu'elle. Ah! Pardonne, grand roi,
je sens bien aujourd'
hui que je n'aimois que toi.
J'avoûrai que la gloire eut sur moi quelque
empire:
je te l'ai dit cent fois; mais je devois te dire
que toi seul
en effet m'engageas sous ses lois.
J'appris à la connoître en voyant tes
exploits;
et de quelque beau feu qu'elle m'eût enflammée,
en un autre
que toi je l'aurois moins aimée.
Mais que sert de pousser des soupirs
superflus,
qui se perdent en l'air, et que tu n'entends plus?
Il est
temps que mon âme, au tombeau descendue,
te jure une amitié si longtemps
attendue;
il est temps que mon cur, pour gage de sa foi,
montre qu'il
n'a pu vivre un moment après toi.
Aussi bien penses-tu que je voulusse
vivre
sous les lois d'un vainqueur à qui ta mort nous livre?
Je sais qu'
il se dispose à me venir parler,
qu'en me rendant mon sceptre il veut me
consoler.
Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée
à sa fausse
douceur servira de trophée.
Qu'il vienne: il me verra, toujours digne de
toi,
mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi.
ACTE IV , SCENE II .
Axiane.
Hé bien, seigneur, hé bien!
Trouvez-vous quelques charmes
à voir couler des pleurs que font verser vos
armes?
Ou si vous m'enviez, en l'état où je suis,
la triste liberté de
pleurer mes ennuis?
Alexandre.
Votre douleur est libre autant que
légitime.
Vous regrettez, madame, un prince magnanime.
Je fus son ennemi;
mais je ne l'étois pas
jusqu'à blâmer les pleurs qu'on donne à son
trépas.
Avant que sur ses bords l'Inde me vît paroître,
l'éclat de sa
vertu me l'avoit fait connoître;
entre les plus grands rois il se fit
remarquer.
Je savois...
Axiane.
Pourquoi donc le venir attaquer
?
Par quelle loi faut-il qu'aux deux bouts de la terre
vous cherchiez la
vertu pour lui faire la guerre?
Le mérite à vos yeux ne peut-il
éclater
sans pousser votre orgueil à le persécuter?
Alexandre.
Oui, j'
ai cherché Porus; mais quoi qu'on puisse dire,
je ne le cherchois pas afin
de le détruire.
J'avoûrai que brûlant de signaler mon bras,
je me laissai conduire au
bruit de ses combats,
et qu'au seul nom d'un roi jusqu'alors
invincible,
à de nouveaux exploits mon cur devint sensible.
Tandis que
je croyois, par mes combats divers,
attacher sur moi seul les yeux de l'
univers,
j'ai vu de ce guerrier la valeur répandue
tenir la renommée
entre nous suspendue;
et voyant de son bras voler partout l'effroi,
l'Inde sembla m'ouvrir un champ digne de moi.
Lassé de voir des rois vaincus
sans résistance,
j'appris avec plaisir le bruit de sa vaillance.
Un
ennemi si noble a su m'encourager;
je suis venu chercher la gloire et le
danger.
Son courage, madame, a passé mon attente.
La victoire, à me suivre
autrefois si constante,
m'a presque abandonné pour suivre vos
guerriers.
Porus m'a disputé jusqu'aux moindres lauriers.
Et j'ose dire
encor qu'en perdant la victoire,
mon ennemi lui-même a vu croître sa
gloire,
qu'une chute si belle élève sa vertu,
et qu'il ne voudroit pas
n'avoir point combattu.
Axiane.
Hélas! Il falloit
bien qu'une si noble envie
lui fît abandonner tout le soin de sa
vie,
puisque de toutes parts trahi, persécuté,
contre tant d'ennemis il
s'est précipité.
Mais vous, s'il étoit vrai que son ardeur guerrière
eût
ouvert à la vôtre une illustre carrière,
que n'avez-vous, seigneur,
dignement combattu?
Falloit-il par la ruse attaquer sa vertu,
et loin de
remporter une gloire parfaite,
d'un autre que de vous attendre sa défaite
?
Triomphez; mais sachez que Taxile en son cur
vous dispute déjà ce
beau nom de vainqueur,
que le traître se flatte, avec quelque justice,
que
vous n'avez vaincu que par son artifice;
et c'est à ma douleur un
spectacle assez doux
de le voir partager cette gloire avec
vous.
Alexandre.
En vain votre douleur s'arme contre ma gloire
:
jamais on ne m'a vu dérober la victoire,
et par ces lâches soins, qu'
on ne peut m'imputer,
tromper mes ennemis, au lieu de les
dompter.
Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre,
je n'ai pu
me résoudre à me cacher dans l'ombre:
ils n'ont de leur défaite accusé que
mon bras;
et le jour a partout éclairé mes combats.
Il est vrai que je
plains le sort de vos provinces:
j'ai voulu prévenir la perte
de vos princes;
mais s'ils avoient suivi mes conseils et mes vux,
je
les aurois sauvés ou combattus tous deux.
Oui, croyez...
Axiane.
Je
crois tout. Je vous crois invincible.
Mais, seigneur, suffit-il que tout vous
soit possible?
Ne tient-il qu'à jeter tant de rois dans les fers,
qu'à
faire impunément gémir tout l'univers?
Et que vous avoient fait tant de
villes captives,
tant de morts dont l'Hydaspe a vu couvrir ses rives
?
Qu'ai-je fait, pour venir accabler en ces lieux
un héros sur qui seul
j'ai pu tourner les yeux?
A-t-il de votre Grèce inondé les frontières
?
Avons-nous soulevé des nations entières,
et contre votre gloire excité
leur courroux?
Hélas! Nous l'admirions sans en être jaloux.
Contents de
nos états, et charmés l'un de l'autre,
nous attendions un sort plus heureux
que le vôtre.
Porus bornoit ses vux à conquérir un cur
qui peut-être
aujourd'hui l'eût nommé son vainqueur.
Ah! N'eussiez-vous versé qu'un
sang si magnanime,
quand on ne vous pourroit reprocher que ce crime,
ne
vous sentez-vous pas, seigneur, bien malheureux
d'être venu si loin rompre
de si beaux nuds?
Non, de quelque douceur que se flatte votre âme,
vous
n'êtes qu'un tyran.
Alexandre.
Je le vois bien, madame,
vous voulez
que saisi d'un indigne courroux,
en reproches honteux j'éclate
contre vous.
Peut-être espérez-vous que ma douceur lassée
donnera quelque
atteinte à sa gloire passée;
mais quand votre vertu ne m'auroit point
charmé,
vous attaquez, madame, un vainqueur désarmé.
Mon âme, malgré vous
à vous plaindre engagée,
respecte le malheur où vous êtes plongée.
C'est
ce trouble fatal qui vous ferme les yeux,
qui ne regarde en moi qu'un tyran
odieux.
Sans lui vous avoûriez que le sang et les larmes
n'ont pas
toujours souillé la gloire de mes armes:
vous verriez...
Axiane.
Ah!
Seigneur, puis-je ne les point voir,
ces vertus dont l'éclat aigrit mon
désespoir?
N'ai-je pas vu partout la victoire modeste
perdre avec vous
l'orgueil qui la rend si funeste?
Ne vois-je pas le Scythe et le Perse
abattus
se plaire sous le joug et vanter vos vertus,
et disputer enfin,
par une aveugle envie,
à vos propres sujets le soin de votre vie?
Mais
que sert à ce cur que vous persécutez
de voir partout ailleurs adorer vos
bontés?
Pensez-vous que ma haine en soit moins violente,
pour voir baiser
partout la main qui me tourmente?
Tant de rois par vos soins vengés ou
secourus,
tant de peuples contents me rendent-ils Porus?
Non, seigneur:
je vous hais d'autant plus qu'on vous aime,
d'autant plus qu'il me faut
vous admirer moi-même,
que l'univers entier m'en impose la loi,
et que
personne enfin ne vous hait avec moi.
Alexandre.
J'excuse les transports
d'une amitié si tendre;
mais, madame, après tout, ils doivent me
surprendre.
Si la commune voix ne m'a point abusé,
Porus d'aucun regard
ne fut favorisé.
Entre Taxile et lui votre cur en balance
tant qu'ont
duré ses jours a gardé le silence;
et lorsqu'il ne peut plus vous entendre
aujourd'hui,
vous commencez, madame, à prononcer pour lui?
Pensez-vous
que sensible à cette ardeur nouvelle,
sa cendre exige encor que vous brûliez
pour elle?
Ne vous accablez point d'inutiles douleurs:
des soins plus
importants vous appellent ailleurs.
Vos larmes ont assez honoré sa
mémoire.
Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire;
et redonnant le
calme à vos sens désolés,
rassurez vos états par sa chute ébranlés.
Parmi
tant de grands rois choisissez-leur un maître.
Plus ardent que jamais,
Taxile...
Axiane.
Quoi? Le traître!
Alexandre.
Hé! De grâce,
prenez des sentiments plus doux:
aucune trahison ne le souille envers
vous.
Maître de ses états, il a pu se résoudre
à se mettre avec eux à
couvert de la foudre.
Ni serment ni devoir ne l'avoient engagé
à courir
dans l'abîme où Porus s'est plongé.
Enfin souvenez-vous qu'Alexandre
lui-même
s'intéresse au bonheur d'un prince qui vous aime.
Songez que
réunis par un si juste choix,
l'Inde et l'Hydaspe entiers couleront sous
vos lois;
que pour vos intérêts tout me sera facile,
quand je les verrai
joints avec ceux de Taxile.
Il vient. Je ne veux point contraindre ses
soupirs;
je le laisse lui-même expliquer ses desirs.
Ma présence à vos
yeux n'est déjà que trop rude.
L'entretien des amants cherche la solitude
:
je ne vous trouble point.
ACTE IV , SCENE III .
Axiane.
Approche, puissant
roi,
grand monarque de l'Inde, on parle ici de toi.
On veut en ta faveur
combattre ma colère;
on dit que tes desirs n'aspirent qu'à me plaire,
que mes rigueurs ne font qu'
affermir ton amour.
On fait plus, et l'on veut que je t'aime à mon
tour.
Mais sais-tu l'entreprise où s'engage ta flamme?
Sais-tu par
quels secrets on peut toucher mon âme?
Es-tu prêt...?
Taxile.
Ah!
Madame, éprouvez seulement
ce que peut sur mon cur un espoir si
charmant.
Que faut-il faire?
Axiane.
Il faut, s'il est vrai que l'on
m'aime,
aimer la gloire autant que je l'aime moi-même,
ne m'expliquer
ses vux que par mille beaux faits,
et haïr Alexandre autant que je le hais
;
il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes;
il faut combattre,
vaincre, ou périr sous les armes.
Jette, jette les yeux sur Porus et sur
toi,
et juge qui des deux étoit digne de moi.
Oui, Taxile, mon cur,
douteux en apparence,
d'un esclave et d'un roi faisoit la différence.
Je
l'aimai, je l'adore; et puisqu'un sort jaloux
lui défend de jouir d'un
spectacle si doux,
c'est toi que je choisis pour témoin de sa gloire
:
mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire;
toujours tu me verras,
au fort de mon ennui,
mettre tout mon plaisir à te parler de
lui.
Taxile.
Ainsi je brûle en vain pour une âme glacée?
L'image de
Porus n'en peut être effacée.
Quand j'irois, pour vous
plaire, affronter le trépas,
je me perdrois, madame, et ne vous plairois
pas.
Je ne puis donc...
Axiane.
Tu peux recouvrer mon estime:
dans
le sang ennemi tu peux laver ton crime.
L'occasion te rit: Porus dans le
tombeau
rassemble ses soldats autour de son drapeau;
son ombre seule
encor semble arrêter leur fuite.
Les tiens même, les tiens, honteux de ta
conduite,
font lire sur leurs fronts justement courroucés
le repentir du
crime où tu les as forcés.
Va seconder l'ardeur du feu qui les dévore
;
venge nos libertés qui respirent encore;
de mon trône et du tien
deviens le défenseur;
cours, et donne à Porus un digne successeur.
Tu ne
me réponds rien. Je vois sur ton visage
qu'un si noble dessein étonne ton
courage.
Je te propose en vain l'exemple d'un héros:
tu veux servir.
Va, sers, et me laisse en repos.
Taxile.
Madame, c'en est trop. Vous
oubliez peut-être
que si vous m'y forcez, je puis parler en maître,
que
je puis me lasser de souffrir vos dédains,
que vous et vos états, tout est
entre mes mains;
qu'après tant de respects, qui vous rendent plus
fière,
je pourrai...
Axiane.
Je t'entends. Je
suis ta prisonnière:
tu veux peut-être encor captiver mes desirs;
que
mon cur en tremblant réponde à tes soupirs.
Hé bien! Dépouille enfin cette
douceur contrainte;
appelle à ton secours la terreur et la crainte
;
parle en tyran tout prêt à me persécuter:
ma haine ne peut croître, et
tu peux tout tenter.
Surtout ne me fais point d'inutiles menaces.
Ta
sur vient t'inspirer ce qu'il faut que tu fasses.
Adieu. Si ses conseils
et mes vux en sont crus,
tu m'aideras bientôt à rejoindre
Porus.
Taxile.
Ah! Plutôt...
ACTE IV , SCENE IV .
Cléofile.
Ah! Quittez cette ingrate
princesse,
dont la haine a juré de nous troubler sans cesse,
qui met tout
son plaisir à vous désespérer.
Oubliez...
Taxile.
Non, ma sur, je la
veux adorer.
Je l'aime; et quand les vux que je pousse pour elle
n'en
obtiendroient jamais qu'une haine immortelle,
malgré tous ses mépris, malgré
tous vos discours,
malgré moi-même, il faut que je l'aime toujours.
Sa
colère après tout n'a rien qui me surprenne:
c'est à vous, c'est à moi
qu'il faut que je m'en prenne.
Sans vous, sans vos conseils, ma sur, qui
m'ont trahi,
si je n'étois aimé, je serois moins haï.
Je la verrois,
sans vous, par mes soins défendue,
entre Porus et moi demeurer
suspendue;
et ne seroit-ce pas un bonheur trop charmant
que de l'avoir
réduite à douter un moment?
Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine
:
il faut que je me jette aux pieds de l'inhumaine.
J'y cours: je vais
m'offrir à servir son courroux,
même contre Alexandre, et même contre
vous.
Je sais de quelle ardeur vous brûlez l'un pour l'autre;
mais c'
est trop oublier mon repos pour le vôtre;
et sans m'inquiéter du succès de
vos feux,
il faut que tout périsse, ou que je sois
heureux.
Cléofile.
Allez donc, retournez sur le champ de bataille;
ne
laissez point languir l'ardeur qui vous travaille.
à quoi s'arrête ici ce
courage inconstant?
Courez: on est aux mains, et Porus vous
attend.
Taxile.
Quoi? Porus n'est point mort? Porus vient de paroître
?
Cléofile.
C'est lui: de si grands coups le font trop
reconnoître.
Il l'avoit bien prévu: le bruit de son trépas
d'un
vainqueur trop crédule a retenu le bras.
Il vient surprendre ici leur valeur
endormie,
troubler une victoire encor mal affermie;
il vient, n'en
doutez point, en amant furieux,
enlever sa maîtresse, ou périr à ses
yeux.
Que dis-je? Votre camp, séduit par cette ingrate,
prêt à suivre
Porus, en murmures éclate.
Allez vous-même, allez, en généreux amant,
au
secours d'un rival aimé si tendrement.
Adieu.
ACTE IV , SCENE V .
Taxile, seul.
Quoi? La fortune, obstinée à me nuire,
ressuscite un rival armé pour me détruire?
Cet amant reverra les yeux qui l'ont pleuré,
qui, tout mort qu'il étoit, me l'avoient préféré?
Ah! C'en est trop. Voyons ce que le sort m'apprête,
à qui
doit demeurer cette noble conquête.
Allons: n'attendons pas dans un lâche courroux
qu'un si grand différend se termine sans nous.
ACTE V , SCENE PREMIERE .
Alexandre.
Quoi? Vous craigniez Porus même après sa défaite?
Ma victoire à vos yeux sembloit-elle imparfaite
?
Non, non, c'est un captif qui n'a pu m'échapper,
que mes ordres
partout ont fait envelopper.
Loin de le craindre encor, ne songez qu'à le
plaindre.
Cléofile.
Et c'est en cet état que Porus est à
craindre.
Quelque brave qu'il fût, le bruit de sa valeur
m'inquiétoit
bien moins que ne fait son malheur.
Tant qu'on l'a vu suivi d'une
puissante armée,
ses forces, ses exploits ne m'ont point alarmée;
mais,
seigneur, c'est un roi malheureux et soumis,
et dès lors je le compte au
rang de vos amis.
Alexandre.
C'est un rang où Porus n'a plus droit de
prétendre:
il a trop recherché la haine d'Alexandre.
Il sait bien qu'à
regret je m'y suis résolu;
mais enfin je le hais autant
qu'il l'a voulu.
Je dois même un exemple au reste de la terre:
je dois
venger sur lui tous les maux de la guerre,
le punir des malheurs qu'il a pu
prévenir,
et de m'avoir forcé moi-même à le punir.
Vaincu deux fois, haï
de ma belle princesse...
Cléofile.
Je ne hais point Porus, seigneur, je le
confesse.
Et s'il m'étoit permis d'écouter aujourd'hui
la voix de ses
malheurs qui me parle pour lui,
je vous dirois qu'il fut le plus grand de nos princes,
que son bras fut longtemps l'appui de nos provinces,
qu'il
a voulu peut-être en marchant contre vous
qu'on le crût digne au moins de tomber sous vos coups,
et qu'un même combat signalant l'un et l'autre,
son nom volât partout à la suite du vôtre.
Mais si je le défends, des soins si généreux
retombent sur mon frère et détruisent ses vux.
Tant que Porus vivra, que faut-il qu'il devienne?
Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne.
Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir,
il m'en rendra coupable et m'en voudra punir.
Et maintenant encor que votre cur s'apprête
à voler de nouveau de conquête en conquête,
quand je verrai le Gange entre mon frère et vous,
qui retiendra, seigneur, son injuste courroux?
Mon âme loin de vous languira solitaire.
Hélas! S'il condamnoit mes soupirs à se taire,
que
deviendroit alors ce cur infortuné?
Où sera le vainqueur à qui je l'ai donné?
Alexandre.
Ah! C'en est trop, madame; et si ce cur se donne,
je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne,
bien mieux que tant d'états qu'on m'a vu conquérir,
et que je n'ai gardés que pour vous les offrir.
Encore une victoire, et je reviens, madame,
borner
toute ma gloire à régner sur votre âme,
vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains
le destin d'Alexandre et celui des humains.
Le Mallien m'
attend, prêt à me rendre hommage.
Si près de l'océan, que faut-il
davantage
que d'aller me montrer à ce fier élément
comme vainqueur du
monde et comme votre amant?
Alors...
Cléofile.
Mais quoi, seigneur?
Toujours guerre sur guerre?
Cherchez-vous des sujets au delà de la terre
?
Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants
des pays inconnus même à
leurs habitants?
Qu'espérez-vous combattre en des climats si rudes?
Ils
vous opposeront de vastes solitudes,
des déserts que le ciel refuse d'
éclairer,
où la nature semble elle-même expirer;
et peut-être le sort,
dont la secrète envie
n'a pu cacher le cours d'une si belle vie,
vous
attend dans ces lieux, et veut que dans l'oubli
votre tombeau du moins
demeure enseveli.
Pensez-vous y traîner les
restes d'une armée
vingt fois renouvelée et vingt fois consumée?
Vos
soldats, dont la vue excite la pitié,
d'eux-mêmes en cent lieux ont laissé
la moitié,
et leurs gémissements vous font assez
connoître...
Alexandre.
Ils marcheront, madame, et je n'ai qu'à
paroître.
Ces curs qui dans un camp, d'un vain loisir déçus,
comptent
en murmurant les coups qu'ils ont reçus,
revivront pour me suivre, et
blâmant leurs murmures,
brigueront à mes yeux de nouvelles
blessures.
Cependant de Taxile appuyons les soupirs:
son rival ne peut
plus traverser ses desirs,
je vous l'ai dit, madame, et j'ose encor vous
dire...
Cléofile.
Seigneur, voici la reine.
ACTE V , SCENE II .
Alexandre.
Hé bien! Porus respire.
Le
ciel semble, madame, écouter vos souhaits;
il vous le rend...
Axiane.
Hélas! Il me l'
ôte à jamais!
Aucun reste d'espoir ne peut flatter ma peine;
sa mort
étoit douteuse, elle devient certaine:
il y court; et peut-être il ne s'y
vient offrir
que pour me voir encore et pour me secourir.
Mais que
feroit-il seul contre toute une armée?
En vain ses grands efforts l'ont d'
abord alarmée;
en vain quelques guerriers, qu'anime son grand cur,
ont
ramené l'effroi dans le camp du vainqueur:
il faut bien qu'il succombe, et
qu'enfin son courage
tombe sur tant de morts qui ferment son
passage.
Encor si je pouvois, en sortant de ces lieux,
lui montrer Axiane,
et mourir à ses yeux!
Mais Taxile m'enferme; et cependant le traître
du
sang de ce héros est allé se repaître:
dans les bras de la mort il le va
regarder,
si toutefois encore il ose l'aborder.
Alexandre.
Non,
madame, mes soins ont assuré sa vie.
Son retour va bientôt contenter votre
envie.
Vous le verrez.
Axiane.
Vos soins s'étendroient jusqu'à lui
?
Le bras qui l'accabloit deviendroit son appui?
J'attendrois son salut
de la main d'Alexandre?
Mais quel miracle enfin n'en dois-je point
attendre?
Je m'en souviens, seigneur, vous me l'avez promis,
qu'
Alexandre vainqueur n'avoit plus d'ennemis.
Ou plutôt ce guerrier ne fut
jamais le vôtre:
la gloire également vous arma
l'un et l'autre;
contre un si grand courage il voulut s'éprouver,
et
vous ne l'attaquiez qu'afin de le sauver.
Alexandre.
Ses mépris
redoublés, qui bravent ma colère,
mériteroient sans doute un vainqueur plus
sévère.
Son orgueil en tombant semble s'être affermi;
mais je veux bien
cesser d'être son ennemi.
J'en dépouille, madame, et la haine et le titre
;
de mes ressentiments je fais Taxile arbitre:
seul il peut, à son choix,
le perdre ou l'épargner;
et c'est lui seul enfin que vous devez
gagner.
Axiane.
Moi, j'irois à ses pieds mendier un asile?
Et vous me
renvoyez aux bontés de Taxile?
Vous voulez que Porus cherche un appui si bas
?
Ah! Seigneur, votre haine a juré son trépas.
Non, vous ne le cherchiez
qu'afin de le détruire.
Qu'une âme généreuse est facile à séduire!
Déjà
mon cur crédule, oubliant son courroux,
admiroit des vertus qui ne sont
point en vous.
Armez-vous donc, seigneur, d'
une valeur cruelle:
ensanglantez la fin d'une course si belle.
Après
tant d'ennemis qu'on vous vit relever,
perdez le seul enfin que vous deviez
sauver.
Alexandre.
Hé bien! Aimez Porus sans détourner sa perte
;
refusez la faveur qui vous étoit offerte;
soupçonnez ma pitié d'un
sentiment jaloux;
mais enfin, s'il périt, n'en accusez que vous.
Le
voici. Je veux bien le consulter lui-même:
que Porus de son sort soit l'
arbitre suprême.
ACTE V , SCENE III .
Alexandre.
Hé bien! De votre orgueil,
Porus, voilà le fruit.
Où sont ces beaux succès qui vous avoient séduit
?
Cette fierté si haute est enfin abaissée.
Je dois une victime à ma
gloire offensée:
rien ne vous peut sauver. Je veux bien toutefois
vous
offrir un pardon refusé tant de fois.
Cette reine, elle seule à mes bontés
rebelle,
aux dépens de vos jours veut vous être fidèle,
et que sans
balancer vous mouriez, seulement
pour porter au tombeau le nom de son
amant.
N'achetez point si cher une gloire inutile:
vivez; mais
consentez au bonheur de Taxile.
Porus.
Taxile
?
Alexandre.
Oui.
Porus.
Tu fais bien, et j'approuve tes soins
:
ce qu'il a fait pour toi ne mérite pas moins.
C'est lui qui m'a des
mains arraché la victoire;
il t'a donné sa sur; il t'a vendu sa gloire
;
il t'a livré Porus. Que feras-tu jamais
qui te puisse acquitter d'un
seul de ses bienfaits?
Mais j'ai su prévenir le soin qui te travaille
:
va le voir expirer sur le champ de bataille.
Alexandre.
Quoi? Taxile
?
Cléofile.
Qu'entends-je?
Éphestion.
Oui, seigneur, il est mort
:
il s'est livré lui-même aux rigueurs de son sort.
Porus étoit vaincu;
mais au lieu de se rendre,
il sembloit attaquer, et non pas se
défendre.
Ses soldats, à ses pieds étendus et mourants,
le mettoient à l'
abri de leurs corps expirants.
Là, comme dans un fort, son audace
enfermée
se soutenoit encor contre toute une armée,
et d'un bras qui portoit la terreur et la mort,
aux plus hardis guerriers en défendoit l'abord.
Je l'épargnois toujours. Sa vigueur affoiblie
bientôt en mon pouvoir auroit laissé sa vie,
quand sur ce champ fatal Taxile descendu:
Arrêtez, c'est à moi que ce captif est dû.
C'en est fait, a-t-il dit, et ta perte est certaine,
Porus; il faut périr, ou me céder la reine.
Porus, à cette voix ranimant son courroux,
a relevé ce bras lassé de tant de coups;
et cherchant son rival d'un il fier et tranquille:
N'entends-je pas, dit-il, l'infidèle Taxile,
ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi?
Viens, lâche, poursuit-il, Axiane est à toi:
je veux bien te céder cette illustre conquête;
mais il faut que ton bras l'emporte avec ma tête.
Approche. A ce discours, ces rivaux irrités
l'un sur l'autre à la fois se sont précipités.
Nous nous sommes en foule opposés à leur rage;
mais
Porus parmi nous court et s'ouvre un passage,
joint Taxile, le frappe; et lui perçant le cur,
content de sa victoire, il se rend au vainqueur.
Cléofile.
Seigneur, c'est donc à moi de répandre des larmes:
c'est sur moi qu'est tombé tout le faix de vos armes.
Mon frère a vainement recherché votre appui,
et votre gloire, hélas! N'est funeste qu'à lui.
Que lui sert au tombeau l'amitié d'Alexandre?
Sans le venger, seigneur, l'y verrez-vous descendre?
Souffrirez-vous qu'après l'avoir percé de coups,
on en triomphe aux yeux de sa sur et de vous
?
Axiane.
Oui, seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile.
Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile:
tous ses efforts en vain l'ont voulu conserver;
elle en a fait un lâche, et ne l'a pu sauver.
Ce n'est point que Porus ait attaqué son frère;
il s'est offert lui-même à sa juste colère.
Au milieu du combat que venoit-il chercher?
Au courroux du
vainqueur venoit-il l'arracher?
Il venoit accabler, dans son malheur
extrême,
un roi que respectoit la victoire elle-même.
Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau?
Que voulez-vous de plus? Taxile est au tombeau.
Immolez-lui, seigneur, cette grande victime
;
vengez-vous; mais songez que j'ai part à son crime.
Oui, oui, Porus, mon cur n'aime point à demi;
Alexandre le sait, Taxile en a gémi.
Vous
seul vous l'ignoriez; mais ma joie est extrême
de pouvoir en mourant vous le dire à vous-même.
Porus.
Alexandre, il est temps que tu sois
satisfait.
Tout vaincu que j'étois, tu vois ce que j'ai fait.
Crains
Porus; crains encor cette main désarmée
qui venge sa défaite au milieu d'une armée.
Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis,
et réveiller cent rois dans leurs fers endormis.
étouffe dans mon sang ces semences de guerre;
va vaincre en sûreté le reste de la terre.
Aussi bien n'attends pas qu'un cur comme le mien
reconnoisse un vainqueur, et te demande rien.
Parle; et sans espérer que je blesse ma gloire,
voyons comme tu sais user de la victoire.
Alexandre.
Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser:
jusqu'au dernier soupir vous m'osez menacer.
En effet, ma victoire en doit être alarmée,
votre nom peut encor plus que toute une armée.
Je m'en dois garantir. Parlez donc. Dites-moi,
comment prétendez-vous que je vous traite
?
Porus.
En roi.
Alexandre.
Hé bien! C'est donc en roi qu'il faut que je vous traite.
Je ne laisserai point ma victoire imparfaite.
Vous l'avez souhaité, vous ne vous plaindrez pas.
Régnez toujours, Porus: je vous rends vos états.
Avec mon amitié recevez Axiane:
à des liens si doux tous deux je vous condamne.
Vivez, régnez tous deux; et seuls de tant de rois
jusques aux bords du Gange allez donner vos lois.
(à Cléofile.)
ce
traitement, madame, a droit de vous surprendre;
mais enfin c'est ainsi que se venge Alexandre.
Je vous aime; et mon cur, touché de vos soupirs,
voudroit par mille morts venger vos déplaisirs.
Mais vous-même pourriez prendre pour une offense
la mort d'un ennemi qui n'est plus en défense:
il en triompheroit; et bravant ma rigueur,
Porus dans le tombeau descendroit en vainqueur.
Souffrez que jusqu'au bout achevant ma
carrière,
j'apporte à vos beaux yeux ma vertu toute entière.
Laissez
régner Porus couronné par mes mains,
et commandez vous-même au reste des
humains.
Prenez les sentiments que ce rang vous inspire;
faites dans sa
naissance admirer votre empire,
et regardant l'éclat qui se répand sur
vous,
de la sur de Taxile oubliez le courroux.
Axiane.
Oui, madame,
régnez; et souffrez que moi-même
j'admire le grand cur d'un héros qui
vous aime.
Aimez; et possédez l'avantage charmant
de voir toute la terre adorer votre amant.
Porus.
Seigneur, jusqu'à ce jour l'univers en
alarmes
me forçoit d'admirer le bonheur de vos armes;
mais rien ne me forçoit, en ce commun effroi,
de reconnoître en vous plus de vertus qu'en
moi:
je me rends; je vous cède une pleine victoire.
Vos vertus, je l'avoue, égalent votre gloire.
Allez, seigneur: rangez l'univers sous vos
lois;
il me verra moi-même appuyer vos exploits.
Je vous suis; et je crois devoir tout entreprendre
pour lui
donner un maître aussi grand qu'Alexandre.
Cléofile.
Seigneur, que vous peut dire un cur triste, abattu?
Je ne murmure point contre votre vertu.
Vous rendez à Porus la vie et la couronne:
je veux croire qu'ainsi votre gloire l'ordonne;
mais ne me pressez point: en l'état où je
suis,
je ne puis que me taire, et pleurer mes ennuis.
Alexandre.
Oui,
madame, pleurons un ami si fidèle;
faisons en soupirant éclater notre zèle,
et qu'un tombeau superbe instruise l'avenir
et de votre douleur et de mon souvenir.
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