CHAPITRE II, première
tranche M. DE CHARLUS PENDANT LA GUERRE; SES OPINIONS, SES PLAISIRS.
Un des premiers soirs
dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d'entendre parler de la seule
chose qui m'intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller
voir Mme Verdurin car elle était avec Mme Bontemps une des
Reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l'ensemencement
d'une petite quantité de levure en apparence de génération spontanée, des jeunes
femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait
pu l'être une contemporaine de Mme Tallien. Par civisme, ayant des
tuniques égyptiennes droites, sombres, très "guerre" sur des jupes très
courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou
de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants; c'est, disaient-elles,
parce qu'elles n'oubliaient pas qu'elles devaient réjouir les yeux de ces combattants
qu'elles se paraient encore, non seulement de toilettes "floues", mais
encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière
ne venait pas des armées, n'avait pas été travaillée aux armées; au lieu d'ornements
égyptiens rappelant la campagne d'Égypte, c'étaient des bagues ou des bracelets
faits avec des fragments d'obus ou des ceintures de , des allume-cigarettes composés
de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner dans sa cagna,
une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l'air tracé par
Pisanello; c'est encore parce qu'elles y pensaient sans cesse, disaient-elles,
qu'elles portaient à peine le deuil, quand l'un des leurs tombait, sous le prétexte
qu'il était "mêlé de fierté", ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais
blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l'invincible
certitude du triomphe définitif et permettait ainsi de remplacer le cachemire
d'autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles,
"tout en observant le tact et la correction qu'il est inutile de rappeler
à des Françaises".
Le Louvre, tous les musées étaient fermés et quand on lisait en tête d'un article
de journal: "Une exposition sensationnelle", on pouvait être sûr qu'il
s'agissait d'une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées
d'ailleurs à éveiller "ces délicates joies d'art dont les Parisiennes étaient
depuis trop longtemps sevrées". C'est ainsi que l'élégance et le plaisir
avaient repris; l'élégance à défaut des arts, cherchait à s'excuser comme ceux-ci
en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient
que ce serait à tort qu'il paraîtrait "étrange à d'austères républicains
que nous nous occupions des arts quand l'Europe coalisée assiège le territoire
de la liberté". Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui, d'ailleurs, avec
une orgueilleuse conscience d'artistes avouaient que "chercher du nouveau,
s'écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d'après
la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l'ambition qui les tourmentait,
la chimère qu'ils poursuivaient, ainsi qu'on pouvait s'en rendre compte en venant
visiter leurs salons délicieusement installés rue de la ... où effacer par une
note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l'heure, semble être le mot d'ordre,
avec la discrétion toutefois qu'imposent les circonstances. Les tristesses de
l'heure, il est vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n'avions
tant de hauts exemples de courage et d'endurance à méditer. Aussi en pensant à
nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie
pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d'apporter toujours
plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment.
La vogue, cela se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et
on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes
un amusant petit cachet de rare distinction. "Ce sera même une des plus heureuses
circonstances de cette triste guerre," ajoutait le charmant chroniqueur (en
attendant la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national),
"ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d'avoir
obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais
aloi, avec très peu de chose, d'avoir créé de la coquetterie avec des riens. A
la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires, on préfère en ce moment
les robes faites chez soi, parce qu'affirmant l'esprit, le goût et les tendances
indiscutables de chacun". Quant à la charité, en pensant à toutes les misères
nées de l'invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu'elle fût obligée
de se faire "plus ingénieuse encore", ce qui obligeait les dames à hauts
turbans à passer la fin de l'après-midi dans les thés autour d'une table de bridge,
en commentant les nouvelles du "front", tandis qu'à la porte les attendaient
leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur.
Ce n'était pas du reste seulement les coiffures surmontant les visages de leur
étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l'étaient aussi. Les dames
à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d'où et
qui étaient la fleur de l'élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis
deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient d'ailleurs pour elles
autant d'importance qu'au temps où j'avais débuté dans le monde, en avaient entre
deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld, trois ou quatre siècles
d'ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait
comme une parvenue celle qu'on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour
de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu'on
ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. "Tout cela
est assez nauséabond", concluait la dame de 1914 qui eût voulu que le cycle
des nouvelles admissions s'arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles que les
jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d'ailleurs certains vieillards qui
n'avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas
être si nouvelles que cela, n'offraient pas seulement à la société les divertissements
de conversation politique et de musique dans l'intimité qui lui convenaient; il
fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses
paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles,
il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux (ils
étaient d'ailleurs nouveaux en certaines choses). Ainsi Mme Verdurin
était allée à Venise pendant la guerre, mais comme ces gens qui veulent éviter
de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c'était épatant, ce qu'elle
admirait ce n'était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m'avait
tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l'effet des projecteurs dans le
ciel, des projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de
chiffres. (Ainsi d'âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l'art
admiré jusque-là). Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie sous
laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents,
n'eût attiré personne. On courait au contraire pour écouter un mot prononcé par
le secrétaire des uns, ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles
dames à turban dont l'invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames
du Premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s'appelait
Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides
et qui s'appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût
pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement
critiqué par l'Echo de Paris, dans l'affaire Dreyfus? Toute la Chambre
étant à un certain moment devenue révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens
révisionnistes comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de recruter
le parti de l'Ordre social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire.
On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors
le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui
d'adversaire de la loi de trois ans, M. Bontemps était au contraire un des auteurs
de cette loi, c'était donc un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social
n'est d'ailleurs qu'une application d'une loi psychologique bien plus générale),
les nouveautés coupables ou non n'excitent l'horreur que tant qu'elles ne sont
pas assimilées et entourées d'éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme
comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d'Odette, mariage qui avait d'abord
fait crier. Maintenant qu'on voyait chez les Saint-Loup tous les gens "qu'on
connaissait", Gilberte aurait pu avoir les murs d'Odette elle-même
que malgré cela, on y serait "allé" et qu'on eût approuvé Gilberte de
blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme
était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles.
Quant à se demander ce qu'il valait en soi, personne n'y songeait pas plus pour
l'admettre maintenant qu'autrefois pour le condamner. Il n'était plus "shoking".
C'était tout ce qu'il fallait. A peine se rappelait-on qu'il l'avait été comme
on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d'une jeune fille fut un voleur
ou non. Au besoin on peut dire: "Non, c'est du beau-frère, ou d'un homonyme
que vous parlez, mais contre celui-là il n'y a jamais eu rien à dire." De
même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme et celui qui allait
chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait
être mauvais. En tous cas à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé
au dreyfusisme l'était a fortiori aux dreyfusards. Il n'y avait plus qu'eux
du reste dans la politique, puisque tous à un moment l'avaient été s'ils voulaient
être du Gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme,
dans sa choquante nouveauté avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une
mauvaise pente), l'antipatriotisme, l'irréligion, l'anarchie, etc. Ainsi le dreyfusisme
de M. Bontemps, invisible et contemplatif comme celui de tous les hommes politiques,
ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu'il
avait été dreyfusard, car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce
qu'aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu'ils affectaient de croire
plus long, car c'était une des idées les plus à la mode de dire que l'avant-guerre
était séparé de la guerre par quelque chose d'aussi profond, simulant autant de
durée qu'une période géologique et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il
faisait allusion à l'affaire Dreyfus, disait: "Dans ces temps préhistoriques.
"A vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse
de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d'un certain degré, car, tout
en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir ne s'occupaient pas qu'il y eût
la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante,
ont peu d'égard à l'importance des événements. Ce qui modifie profondément pour
eux l'ordre des pensées, c'est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n'avoir
aucune importance et qui renverse pour eux l'ordre du temps en les faisant contemporains
d'un autre temps de leur vie. Un chant d'oiseau dans le parc de Montboissier,
ou une brise chargée de l'odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre
conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l'Empire. Ils ont
cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-tombe, des
pages d'une valeur infiniment plus grande.
M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l'Allemagne eût été
réduite au même morcellement qu'au Moyen-Age, la déchéance de la maison de Hohenzollern
prononcée et Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot il était
ce que Brichot appelait un "Jusquauboutiste", c'était le meilleur brevet
de civisme qu'on pouvait lui donner. Sans doute les trois premiers jours Mme
Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé
à Mme Verdurin à la connaître et ce fut d'un ton légèrement aigre que
Mme Verdurin répondit: "Le Comte, ma chère", à Mme
Bontemps qui lui disait: "C'est bien le duc d'Haussonville que vous venez
de me présenter", soit par entière ignorance et absence de toute association
entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit au contraire par excessive
instruction et association d'idées avec le "Parti des Ducs", dont on
lui avait dit que M. d'Haussonville était un des membres à l'Académie. A partir
du quatrième jour elle avait commencé d'être solidement installée dans le faubourg
Saint-Germain. Quelquefois encore on voyait autour d'elle les fragments inconnus
d'un monde qu'on ne connaissait pas et qui n'étonnaient pas plus que des débris
de coquille autour du poussin ceux qui savaient l'uf d'où Mme
Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour, elle les avait secoués, et
avant la fin du premier mois quand elle disait: je vais chez les Lévi, tout le
monde comprenait, sans qu'elle eût besoin de préciser, qu'il s'agissait des Lévis-Mirepoix,
et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps
ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu'il y avait dans le
communiqué du soir, ce qu'on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle
offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain
ou plus tard, et dont on avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières.
Dans la conversation, Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles,
disait: "Nous" en parlant de la France. "Hé bien, voici: nous exigeons
du roi de Grèce qu'il se retire du Péloponèse, etc.; nous lui envoyons, etc. "Et,
dans tous ses récits revenait tout le temps le G.Q.G. (j'ai téléphoné au G.Q.G.),
abréviation qu'elle avait à prononcer le même plaisir qu'avaient naguère les femmes
qui ne connaissaient pas le prince d'Agrigente à demander en souriant quand on
parlait de lui et pour montrer qu'elles étaient au courant: "Grigri?"
un plaisir qui dans les époques peu troublées n'est connu que par les mondains
mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d'hôtel
par exemple si on parlait du roi de Grèce, était capable, grâce aux journaux,
de dire comme Guillaume II: "Tino", tandis que jusque-là sa familiarité
avec les rois était restée plus vulgaire ayant été inventée par lui comme quand
jadis pour parler du Roi d'Espagne, il disait: "Fonfonse". On peut remarquer
d'ailleurs qu'au fur et à mesure qu'augmenta le nombre des gens brillants qui
firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu'elle appelait
les "ennuyeux" diminua. Par une sorte de transformation magique, tout
ennuyeux qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation
devenait subitement quelqu'un d'agréable, d'intelligent. Bref, au bout d'un an
le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte, que la
"peur et l'impossibilité de s'ennuyer" qui avait tenu une si grande
place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme
Verdurin, avait presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette
impossibilité de s'ennuyer (qu'autrefois d'ailleurs elle assurait ne pas avoir
éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines,
certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l'effroi
de s'ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin faute
d'ennuyeux, si elle n'avait dans une faible mesure remplacé ceux qui ne l'étaient
plus par d'autres recrutés parmi les anciens fidèles. Du reste pour en finir avec
les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles
venaient y chercher sans qu'elles s'en doutassent, exactement la même chose que
les dreyfusards autrefois, c'est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière
que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de
commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin
disait: "Vous viendrez à heures parler de la guerre", comme autrefois
"parler de l'affaire" et dans l'intervalle: "vous viendrez entendre
Morel". Or Morel n'aurait pas dû être là pour la raison qu'il n'était nullement
réformé. Simplement il n'avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne
le savait. Une autre étoile du salon était "dans les choux", qui malgré
ses goûts sportifs s'était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l'auteur
d'une uvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n'est que
par hasard quand j'établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs
que je songeais qu'il était celui qui avait amené le départ d'Albertine de chez
moi. Et encore ce courant transversal aboutissait en ce qui concernait ces reliques
de souvenirs d'Albertine à une voie s'arrêtant en pleine friche à plusieurs années
de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C'était une voie non fréquentée
de souvenirs, une ligne que je n'empruntais plus. Tandis que les uvres de
"dans les choux" étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement
fréquentée et utilisée par mon esprit.
Je dois du reste dire que la connaissance du mari d'Andrée n'était ni très facile
ni très agréable à faire, et que l'amitié qu'on lui vouait était promise à bien
des déceptions. Il était en effet à ce moment déjà fort malade et s'épargnait
les fatigues autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner
du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens
qu'il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait
sans doute comme ayant une chance d'être différents des autres. Mais pour ceux
qu'il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, la peine d'une
fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C'était en somme un très mauvais
ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque
chose de l'audace frénétique qu'il portait jadis à Balbec, aux sports, au jeu,
à tous les excès de table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque
fois me faire faire la connaissance d'Andrée, ne pouvant admettre que je l'eusse
connue depuis longtemps. D'ailleurs Andrée venait rarement avec son mari, mais
elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle à l'esthétique de son
mari qui était en réaction contre les Ballets russes, elle disait du marquis de
Polignac: "Il a sa maison décorée par Bakst; comment peut-on dormir là-dedans,
j'aimerais mieux Dubufe."
D'ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l'esthétisme qui finit par se
manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c'était
munichois) ni les appartements blancs et n'aimaient plus que les vieux meubles
français dans un décor sombre.
On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez
elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne
qu'elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu'elle ne pourrait
rien ajouter au brillant milieu qu'était devenu le petit groupe. Mais une séparation
prolongée, en même temps qu'elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l'amitié.
Et puis le phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des
noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs
d'enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l'entreprise
de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n'employa pas bien
entendu les "ultras", mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé
un pied dans l'un et l'autre salon. Elle leur disait: "Je ne sais pas pourquoi
on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas. En somme qu'est-ce
que je lui ai fait? C'est chez moi qu'elle a connu ses deux maris. Si elle veut
revenir, qu'elle sache que les portes lui sont ouvertes. "Ces paroles qui
auraient dû coûter à la fierté de la patronne si elles ne lui avaient pas été
dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme
Verdurin, attendit Odette sans la voir venir, jusqu'à ce que des événements qu'on
verra plus loin amenassent pour de toutes autres raisons ce que n'avait pu l'ambassade
pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu de réussites faciles, et d'échecs
définitifs.
Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu'on
retrouvait tout naturellement les mots d'autrefois "bien pensants, mal pensants".
Et de même que les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus
grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l'appui des
généraux, comme ceux-ci au temps de l'affaire avaient été contre Galliffet. A
ces réunions, Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes,
connues par les uvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes
éclatantes, de grands colliers de perles qu'Odette qui en avait un aussi beau,
de l'exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu'elle était
en "tenue de guerre" à l'imitation des dames du faubourg avec, sévérité.
Mais les femmes savent s'adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient
compte que les toilettes qu'elles avaient crues chic étaient précisément proscrites
par les personnes qui l'étaient, elles mettaient de côté leurs robes d'or et se
résignaient à la simplicité.
Mme Verdurin disait: c'est désolant, je vais téléphoner à Bontemps
de faire le nécessaire pour demain, on a encore "caviardé" toute la
fin de l'article de Norpois et simplement parce qu'il laissait entendre qu'on
avait "limogé" Percin. Car la bêtise courante faisait que chacun tirait
sa gloire d'user des expressions courantes, et croyait montrer qu'elle était ainsi
à la mode comme faisait une bourgeoise en disant quand on parlait de M. de Breauté
ou de Charlus: "Qui? Babal de Bréauté, Mémé de Charlus. "Les duchesses
font de même d'ailleurs et avaient le même plaisir à dire "limoger"
car chez les duchesses, c'est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère,
mais elles s'expriment selon la catégorie d'esprit à laquelle elles appartiennent
et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d'esprit n'ont pas égard
à la naissance.
Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n'étaient pas d'ailleurs sans
inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le "salon" Verdurin,
s'il continuait en esprit et en vérité, s'était transporté momentanément dans
un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant
plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l'ancien logis, fort humide,
des Ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas du reste d'agrément.
Comme à Venise, la place, comptée à cause de l'eau, commande la forme des palais,
comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu'un parc en province, l'étroite
salle à manger qu'avait Mme Verdurin à l'hôtel faisait d'une sorte
de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient
à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants,
les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du
luxe des Verdurin qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où
les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée
aux réceptions se trouvait modifiée sans qu'elles cessassent d'enchanter Brichot,
qui au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s'étendant, y trouvait
des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans
un chausson de Noël. Enfin certains jours les dîneurs étaient si nombreux que
la salle à manger de l'appartement privé était trop petite, on donnait le dîner
dans la salle à manger immense d'en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement
de déplorer l'intimité d'en haut, étaient ravis au fond, en faisant bande
à part comme jadis dans le petit chemin de fer, d'être un objet de spectacle
et d'envie pour les tables voisines. Sans doute dans les temps habituels de la
paix une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois
aurait fait savoir à plus de monde que n'en pouvait tenir la salle à manger du
Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre
les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d'informations (ils se rattrapaient
sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité
ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers
âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg, être vu à la table de Mme
Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages
commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d'espions
qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que
corrigeait seulement par bonheur le manque de sûreté de ses informations toujours
démenties par l'événement.
Avant l'heure où les thés d'après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans
le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu'on eût pu
prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux. Ainsi quand
on voit de très loin une montagne, on pourrait croire que c'est un nuage. Mais
on est ému parce qu'on sait que ce nuage est immense, à l'état solide, et résistant.
Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d'été n'était ni un moucheron,
ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris.
Le souvenir des aéroplanes que j'avais vus avec Albertine dans notre dernière
promenade, près de Versailles, n'entrait pour rien dans cette émotion, car le
souvenir de cette promenade m'était devenu indifférent.
A l'heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue,
je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent
de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux
devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec quand les
pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais
que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes,
et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée , plus noble, et que
c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour
la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables
"On ne dirait pas que c'est la guerre ici." Puis à h. /, alors que personne
n'avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police,
on éteignait brusquement toutes les lumières et la nouvelle bousculade des embusqués
arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j'avais dîné avec Saint-Loup
un soir de perme, avait lieu à h. dans une mystérieuse pénombre de chambre où
l'on montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les
films d'un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses.
Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient
restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était au
moins, dans certains quartiers, encore plus noir que n'était le Combray de mon
enfance; les visites qu'on se faisait prenaient un air de visites de voisins de
campagne. Ah! si Albertine avait vécu, qu'il eût été doux, les soirs où j'aurais
dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades. D'abord, je
n'aurais rien vu, j'aurais eu l'émotion de croire qu'elle avait manqué au rendez-vous,
quand tout à coup j'eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises,
ses yeux souriants qui m'auraient aperçu et nous aurions pu nous promener enlacés
sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison.
Hélas, j'étais seul et je me faisais l'effet d'aller faire une visite de voisin
à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner,
sans rencontrer plus de passants dans l'obscurité de Tansonville, par ce petit
chemin de halage, jusqu'à la rue du Saint-Esprit, que je n'en rencontrais maintenant
dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques de la rue Clotilde à la rue
Bonaparte. D'ailleurs, comme ces fragments de paysage que le temps qu'il fait
modifie n'étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le
vent chassait un grain glacial, je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse
dont j'avais jadis tant rêvé que je ne m'y étais senti à Balbec; et même d'autres
éléments de nature qui n'existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu'on
venait, descendant du train, d'arriver pour les vacances, en pleine campagne:
par exemple le contraste de lumière et d'ombre qu'on avait à côté de soi par terre
les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent
pas, même en plein hiver; ses rayons s'étalaient sur la neige qu'aucun travailleur
ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier
des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette
neige d'or bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines peintures japonaises
ou dans certains fonds de Raphaël; elles étaient allongées à terre au pied de
l'arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant
quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s'élèvent
à intervalles réguliers. Mais par un raffinement d'une délicatesse délicieuse
la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d'arbres légères comme des
âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d'un blanc si éclatant
à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu'on aurait dit
que cette prairie était tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs.
Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet
de glace avaient l'air de statues d'une matière double pour l'exécution desquelles
l'artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours
exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire,
parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier,
ou seulement un étage d'un hôtel, ou même seulement une chambre d'un étage, n'ayant
pas fermé ses volets apparaissait, ayant l'air de se soutenir toute seule sur
d'impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition
sans consistance. Et la femme qu'en levant les yeux bien haut, on distinguait
dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l'on était perdu et où elle-même
semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d'une vision d'Orient. Puis on
passait et rien n'interrompait plus l'hygiénique et monotone piétinement rythmique
dans l'obscurité.
Je songeais que je n'avais revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont
il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant les deux mois que j'avais
passés à Paris, j'avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier
seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s'était le
plus montré lui-même; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de
manque de sincérité qu'il m'avait produites pendant le séjour à Tansonville que
je viens de rapporter et j'avais reconnu en lui toutes les belles qualités d'autrefois.
La première fois que je l'avais vu après la déclaration de guerre, c'est-à-dire
au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments
les plus chauvins, Saint-Loup n'avait pas assez d'ironie pour lui-même qui ne
reprenait pas de service et j'avais été presque choqué de la violence de son ton.
Saint-Loup revenait de Balbec.
"Non, s'écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui ne se battent pas,
quelque raison qu'ils donnent, c'est qu'ils n'ont pas envie d'être tués, c'est
par peur. "Et avec le même geste d'affirmation plus énergique encore
que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta: "Et
moi, si je ne reprends pas de service, c'est tout bonnement par peur, na.
"J'avais déjà remarqué chez différentes personnes que l'affectation des sentiments
louables n'est pas la seule couverture des mauvais, mais qu'une plus nouvelle
est l'exhibition de ces mauvais, de sorte qu'on n'ait pas l'air au moins de s'en
cacher. De plus, chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude
quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu'on aurait pu les
lui reprocher, de les proclamer en disant que c'était exprès. Habitude qui, je
crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l'Ecole de Guerre dans l'intimité
de qui il avait vécu, et pour qui il professait une grande admiration. Je n'eus
donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale
d'un sentiment que Saint-Loup aimait mieux proclamer, puisqu'il avait dicté sa
conduite et son abstention dans la guerre qui commençait. "Est-ce que tu
as entendu dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait?
Personnellement je n'en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et
je l'ai entendu annoncer si souvent que j'attendrai que ce soit fait pour le croire.
J'ajoute que ce serait très compréhensible; mon oncle est un homme charmant, non
seulement dans le monde, mais pour ses amis, pour ses parents. Même d'une façon
il a beaucoup plus de cur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui
fait terriblement sentir. Seulement c'est un mari terrible, qui n'a jamais cessé
de tromper sa femme, de l'insulter, de la brutaliser, de la priver d'argent. Ce
serait si naturel qu'elle le quitte que c'est une raison pour que ce soit vrai,
mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c'en est une pour qu'on en ait
l'idée et qu'on le dise. Et puis du moment qu'elle l'a supporté si longtemps...
Maintenant je sais bien qu'il y a tant de choses qu'on annonce à tort, qu'on dément,
et puis qui plus tard deviennent vraies. "Cela me fit penser à lui demander
s'il avait jamais été question avant son mariage avec Gilberte qu'il épousât Mlle
de Guermantes. Il sursauta et m'assura que non, que ce n'était qu'un de ces bruits
du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s'évanouissent de
même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents dès
que naît un bruit nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique pour
y ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n'étaient pas passées que
certains faits, que j'appris, me prouvèrent que je m'étais absolument trompé dans
l'interprétation des paroles de Robert: "Tous ceux qui ne sont pas au front,
c'est qu'ils ont peur". Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation,
pour faire de l'originalité psychologique, tant qu'il n'était pas sûr que son
engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des
mains pour qu'il le fût, étant en cela moins original, au sens qu'il croyait qu'il
fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs,
plus en conformité avec tout ce qu'il y avait à ce moment-là de meilleur chez
les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux
des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises
de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton,
d'où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction qui était la
frontière. Bloch avait été enchanté d'entendre l'aveu de la lâcheté d'un nationaliste
(qui l'était d'ailleurs si peu) et comme Saint-Loup avait demandé si lui-même
devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre: "myope".
Mais Bloch avait complètement changé d'avis sur la guerre quelques jours après
où il vint me voir affolé. Quoique "myope", il avait été reconnu bon
pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui
avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre à un colonel,
avec un ancien officier. "M. de Cambremer", me dit-il. "Ah! c'est
vrai, mais c'est d'une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi
bien "que moi Cancan. "Je lui répondis que je le connaissais en effet
et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu'à demi. Mais j'étais tellement
habitué depuis que je les avais vus pour la première fois à considérer la femme
comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et
ayant accès en somme dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier
époux, que je fus d'abord étonné d'entendre Saint-Loup répondre: "Sa femme
est idiote, je te l'abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué
et qui est resté fort agréable. "Par l'"idiotie" de la femme, Saint-Loup
entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde,
ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans
doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce, quand elle le trouvait
le mieux de la famille. Lui du moins ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai
dire c'est là une "intelligence" qui diffère autant de celle qui caractérise
les penseurs, que "l'intelligence" reconnue par le public à tel homme
riche "d'avoir su faire sa fortune". Mais les paroles de Saint-Loup
ne me déplaisaient pas en ce qu'elles rappelaient que la prétention avoisine la
bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n'avais pas
eu il est vrai, l'occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c'est justement
ce qui fait qu'un être est tant d'êtres différents selon les personnes qui le
jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer, je n'avais connu
que l'écorce. Et sa saveur, qui m'était attestée par d'autres, m'était inconnue.
Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d'amertume contre Saint-Loup, lui
disant qu'eux autres "beaux fils galonnés," paradant dans les États-Majors
ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de e classe n'avait pas
envie de se faire "trouer la peau" pour Guillaume. "Il paraît qu'il
est gravement malade, l'Empereur Guillaume", répondit Saint-Loup. Bloch qui,
comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité
particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta: "On dit même beaucoup
qu'il est mort". A la Bourse tout souverain malade, que ce soit Édouard VII
ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d'être assiégée est prise.
"On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l'opinion chez les
Boches. Mais il est mort dans la nuit d'hier. Mon père le tient d'une source de
tout premier ordre". Les sources de tout premier ordre étaient les seules
dont tînt compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu'il avait, grâce
à de "hautes relations", d'être en communication avec elles, il en recevait
la nouvelle encore secrète que l'Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir.
D'ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers, ou
des "offres" sur l'Extérieure, si le marché de la première était "ferme"
et "actif", celui de la seconde "hésitant", "faible",
et qu'on s'y tînt "sur la réserve", la source de premier ordre n'en
restait pas moins une source de premier ordre.
Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort de Kaiser d'un air mystérieux et important,
mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré d'entendre Robert
dire l'Empereur Guillaume. Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup
et M. de Guermantes n'auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant
seuls vivants dans une île déserte où ils n'auraient à faire preuve de bonnes
façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d'éducation, comme deux
latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n'eût jamais pu, même
torturé par les Allemands, dire autrement que l'Empereur Guillaume. Et ce savoir-vivre
est malgré tout l'indice de grandes entraves pour l'esprit. Celui qui ne sait
pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d'ailleurs
délicieuse surtout avec tout ce qui s'y allie de générosité cachée et d'héroïsme
inexprimé à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron
qui criait à Saint-Loup: "Tu ne pourrais pas dire Guillaume tout court. C'est
ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui! Ah! ça nous
fera de beaux soldats à la frontière, ils lècheront les bottes des Boches. Vous
êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c'est tout".
"Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader, me dit Saint-Loup
en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade". Et je sentais bien
que parader n'était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse
pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard quand,
la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d'infanterie,
puis de chasseurs à pieds, et enfin quand vint la suite qu'on lira plus loin.
Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce
que Robert ne l'exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions
de foi méchamment antimilitaristes une fois qu'il avait été reconnu "bon",
il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait
réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les
faire; d'abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d'exprimer les
sentiments trop profonds et qu'on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non
seulement n'eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand'mère, mais aurait
horriblement souffert si on l'avait empêchée de le faire. Néanmoins, il m'est
impossible d'imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que: "Je
donnerais ma vie pour ma mère. "Aussi tacite était dans son amour de la France,
Robert qu'en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais
me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d'exprimer
ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence.
Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion
pour ceux qui mettent en littérature ce qu'ils font, le font valoir. Nous n'avions
été ensemble ni au lycée, ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi
certains cours des mêmes maîtres, et je me rappelle le sourire de Saint-Loup en
parlant de ceux qui, tout en faisant un cours remarquable, voulaient se faire
passer pour des hommes de génie, en donnant un nom ambitieux à leurs théories.
Pour peu que nous en parlions, Robert riait de bon cur. Naturellement notre
prédilection n'allait pas d'instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous
avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou
la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans.
De même que toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu'elle
eût donné sa vie pour sa mère, comme elle ne s'était jamais formulé ce sentiment
à elle-même en tous cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule,
mais choquant et honteux de l'exprimer aux autres; de même il m'était impossible
d'imaginer Saint-Loup (me parlant de son équipement, des courses qu'il avait à
faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l'armée russe, de ce que
ferait l'Angleterre) prononçant une des phrases les plus éloquentes que
peut dire le Ministre le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes.
Je ne peux cependant pas dire que dans ce côté négatif qui l'empêchait d'exprimer
les beaux sentiments qu'il ressentait, il n'y avait pas un effet de l'" esprit
des Guermantes", comme on en a vu tant d'exemples chez Swann. Car si je le
trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi et par là, parmi les
nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n'étaient pas les
mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier
avec qui j'avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de
la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes. Les jeunes socialistes qu'il
pouvait y avoir à Doncières quand j'y étais, mais que je ne connaissais pas parce
qu'ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que
les officiers de ce milieu n'étaient nullement des "aristos" dans l'acception
hautainement fière et bassement jouisseuse que le "populo", les officiers
sortis des rang, les francs-maçons donnaient à ce surnom. Et pareillement d'ailleurs,
ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les
socialistes que je les avais entendus accuser, pendant que j'étais à Doncières,
en pleine affaire Dreyfus, d'être des sans-patrie. Le patriotisme des militaires
aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu'ils croyaient intangible
et sur laquelle ils s'indignaient de voir jeter "l'opprobre", tandis
que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants sans religion patriotique
définie, qu'étaient les radicaux-socialistes, n'avaient pas su comprendre quelle
réalité profonde vivait dans ce qu'ils croyaient de vaines et haineuses formules.
Sans doute Saint-Loup comme eux s'était habitué à développer en lui, comme la
partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures
manuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques de sorte
que pour lui comme pour eux la vie de son corps était quelque chose de relativement
peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure,
véritable noyau vital chez eux autour duquel l'existence personnelle n'avait de
valeur que comme un épiderme protecteur. Je parlai à Saint-Loup de son ami le
directeur du grand hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu'il y avait
eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections qu'il
appelait des "défectuosités" et avait accusé de l'avoir provoqué ce
qu'il appelait le "militariste prussien" disant d'ailleurs en riant
à propos de son frère: "Il est dans les tranchées, ils sont à mètres des
Boches!" jusqu'à ce qu'ayant appris qu'il l'était lui-même on l'eut mis dans
un camp de concentration. "A propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier
de l'hôtel?" me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui
n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer.
"Il s'engage et m'a écrit pour le faire rentrer dans l'aviation". Sans
doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et
les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait "prendre
ses galons" autrement que comme concierge, car notre destin n'est pas toujours
ce que nous avions cru. "Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup.
Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n'aurons assez d'avions.
C'est avec cela qu'on verra ce que prépare l'adversaire. C'est cela qui lui enlèvera
le bénéfice le plus grand d'une attaque, celui de la surprise, l'armée la meilleure
sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. Eh bien et la pauvre Françoise
a-t-elle réussi à faire réformer son neveu?"
Mais Françoise qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu
fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie
des Guermantes, pour le Général de Saint-Joseph, avait répondu d'un ton désespéré:
"Oh! non, ça ne servirait à rien, il n'y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là,
c'est tout ce qu'il y a de pis, il est patriotique", Françoise, dès qu'il
avait été question de la guerre et quelque douleur qu'elle en éprouvât, trouvait
qu'on ne devait pas abandonner les "pauvres Russes", puisqu'on était
"alliancé". Le maître d'hôtel, persuadé d'ailleurs que la guerre ne
durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France,
n'aurait pas osé, par peur d'être démenti par les événements, et n'aurait même
pas eu assez d'imagination pour prédire une guerre longue et indécise.
Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d'en extraire d'avance
tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. "Ça pourrait bien faire du
vilain, parce qu'il paraît qu'il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des
gars de seize ans qui pleurent."
Il tâchait aussi pour la "vexer" de lui dire des choses désagréables,
c'est ce qu'il appelait "lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui
envoyer un calembour". "De seize ans, Vierge Marie", disait Françoise,
et un instant méfiante: "On disait pourtant qu'on ne les prenait qu'après
vingt ans, c'est encore des enfants."
"Naturellement les journaux ont ordre de ne pas dire cela. Du reste,
c'est toute la jeunesse qui sera en avant, il n'en reviendra pas lourd. D'un côté,
ça fera du bon, une bonne saignée, là, c'est utile de temps en temps, ça fera
marcher le commerce. Ah! dame, s'il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation,
on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan. D'un côté, il faut
ça. Et puis les officiers qu'est-ce que ça peut leur faire, ils touchent leurs
pesetas, c'est tout ce qu'ils demandent. "Françoise pâlissait tellement pendant
chacune de ces conversations qu'on craignait que le maître d'hôtel ne la fît mourir
d'une maladie de cur. Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une
jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu'eût la vieille servante, m'arrivait-il
de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d'une échelle, dans la
penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si
les mites ne s'y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré
toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d'une façon
indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain "parce
que sans doute". N'osant pas me dire: "Est-ce que cette dame a un hôtel?"
elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d'un bon chien, "Parce
que sans doute cette dame a un hôtel particulier...", évitant l'interrogation
flagrante moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse. Enfin, comme
les domestiques que nous aimons le plus surtout s'ils ne nous rendent presque
plus les services et les égards de leur emploi restent hélas des domestiques
et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste
au fur et à mesure qu'ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise avait souvent
à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d'hôtel) de ces propos étranges
qu'une personne du monde n'aurait pas: avec une joie aussi dissimulée mais aussi
profonde que si c'eût été une maladie grave, si j'avais chaud et que la sueur
je n'y prenais pas garde perlât à mon front: "mais vous êtes
en nage", me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant
un peu avec le mépris que cause quelque chose d'indécent "vous sortez, mais
vous avez oublié de mettre votre cravate", prenant pourtant la voix préoccupée
qui est chargée d'inquiéter quelqu'un sur son état. On aurait dit que moi seul
dans l'univers avais jamais été en nage. Car dans son humilité, dans sa tendre
admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait
leur vilain tour de langage. Sa fille s'étant plaint d'elle à moi et m'ayant dit
(je ne sais de qui elle l'avait appris): "Elle a toujours quelque chose à
dire, que je ferme mal les portes, et patatipatali et patatapatala", Françoise
crut sans doute que son incomplète éducation seule l'avait privée jusqu'ici de
ce bel usage. Et sur ses lèvres où j'avais vu fleurir jadis le français le plus
pur, j'entendis plusieurs fois par jour: "Et patati patali et patata patala."
Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées
varient peu chez une même personne. Le maître d'hôtel ayant pris l'habitude de
déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l'argent, mais parce
qu'il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela, sept à huit fois par
jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot
n'était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux
minutes, c'était invariable, comme une représentation. Ses fautes de français
corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille.
Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels
elle ne comprenait rien, par le maître d'hôtel qui n'y comprenait guère davantage,
et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse
patriotique; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands: "Ça
doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la
Comète." Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait,
mais n'en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales
extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre, avec bonne humeur,
par urbanité, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire: "Il est
bien toujours le même", elle tempérait ses larmes d'un sourire. Au moins
était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était
assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d'âge
à partir. Sans quoi elle eût été capable d'aller trouver le Ministre de la Guerre.
Le maître d'hôtel n'eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents
et qu'on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu'il lisait: "Nous avons repoussé
avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc.", actions qu'il célébrait comme
de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle
le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que
le maître d'hôtel ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près
de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses
suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement
les abords. Le maître d'hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte,
qui n'était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on
aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute
les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse.
On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu, mais vainqueur. Je
n'étais pas du reste demeuré longtemps à Paris et j'avais regagné assez vite ma
maison de santé. Bien qu'en principe le docteur nous traitât par l'isolement,
on m'y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre
de Robert. Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que quelque
désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de
Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une
telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris
par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n'était même
pas allé à Combray et que ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur
laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner
Tansonville! "Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m'écrivait
en finissant Gilberte. J'étais partie de Paris pour fuir les avions allemands,
me figurant qu'à Tansonville je serais à l'abri de tout. Je n'y étais pas depuis
deux jours que vous n'imaginerez jamais ce qui arrivait: les Allemands qui envahissaient
la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un État-Major allemand
suivi d'un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j'étais
obligée d'héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien." L'État-Major
allemand s'était-il bien conduit ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte
un effet par contagion de l'esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche
bavaroise, apparentée à la plus haute aristocratie d'Allemagne, mais Gilberte
ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l'état-major et même des soldats
qui lui avaient seulement demandé "la permission de cueillir un des ne-m'oubliez-pas
qui poussaient auprès de l'étang", bonne éducation qu'elle opposait à la
violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en
saccageant tout, avant l'arrivée des généraux allemands. En tous cas si la lettre
de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l'esprit des Guermantes
d'autres diraient de l'internationalisme juif, ce qui n'aurait probablement pas
été juste, comme on verra la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard
de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus
toute la culture libérale qu'il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique.
Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations
de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre
confirmât ou infirmât les principes qu'il m'avait alors exposés. Tout au plus
me dit-il que depuis 1914 s'étaient en réalité succédé plusieures guerres, les
enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et par exemple
la théorie de la "percée" avait été complétée par cette thèse qu'il
fallait avant de percer, bouleverser entièrement par l'artillerie le terrain occupé
par l'adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu'au contraire ce bouleversement
rendait impossible l'avance de l'infanterie et de l'artillerie dans des terrains
dont des milliers de trous d'obus avaient fait autant d'obstacles. "La guerre,
disait-il, n'échappe pas aux lois de notre vieil Hégel. Elle est en état de perpétuel
devenir." C'était peu auprès de ce que j'aurais voulu savoir. Mais ce qui
me fâchait davantage encore c'est qu'il n'avait plus le droit de me citer de noms
de généraux. Et d'ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n'était pas
ceux dont j'étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le
plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne,
Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au
début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n'avions
jamais parlé.
"Mon petit, m'écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens
du peuple, les ouvriers, les petits commerçants qui ne se doutaient pas de ce
qu'ils recélaient en eux d'héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l'avoir
soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un
chef blessé, et frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce
que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands,
je t'assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que
ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires
dans nos classes. L'épopée est tellement belle que tu trouverais comme moi que
les mots ne sont plus rien. Au contact d'une telle grandeur, le mot poilu est
devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s'il a pu contenir d'abord
une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons "chouans" par
exemple. Mais je sais poilu déjà prêt pour de grands poètes comme les mots déluge
ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s'en fussent
servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu'il y a de mieux,
mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l'ambassadeur, a
été sept fois blessé avant d'être tué, et chaque fois qu'il revenait d'une expédition
sans avoir écopé, il avait l'air de s'excuser et de dire que ce n'était pas sa
faute. C'était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents
ont eu la permission de venir à l'enterrement, à condition de ne pas être en deuil
et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval
que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait
rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t'assure que moi qui ai
fini par devenir tout à fait insensible, à force de prendre l'habitude de voir
la tête du camarade qui est en train de me parler subitement labourée par une
torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l'effondrement
du pauvre Vaugoubert qui n'était plus qu'une espèce de loque. Le Général avait
beau lui dire que c'était pour la France, que son fils s'était conduit en héros,
cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas
se détacher du corps de son fils. Enfin, et c'est pour cela qu'il faut se dire
qu'"ils ne passeront pas", tous ces gens-là, comme mon pauvre valet
de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves
peut-être que nous n'avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une
armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent
foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter
la paix juste, je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste
pour les Français, juste pour les Allemands." De même que les héros d'un
esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient
pour décrire la guerre non au niveau des événements qui en eux-mêmes ne sont rien,
mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant
comme ils eussent fait dix ans plus tôt de la sanglante aurore, du vol frémissant
de la victoire, etc. Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait
intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages, pendant qu'il
était immobilisé à la lisière d'une forêt marécageuse, mais comme si ç'avait été
pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d'ombre
et de lumière qui avaient été "l'enchantement de sa matinée" il me citait
certains tableaux que nous aimions l'un et l'autre et ne craignait pas de faire
allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance
des gens du front qui n'avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand
que ceux de l'arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi
que mettait par exemple le colonel du Paty de Clam dans la salle des témoins de
l'affaire Zola à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de
la plus extrême violence et que d'ailleurs il ne connaissait pas, des vers de
son drame symboliste: La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il
d'une mélodie de Schumann, il n'en donnait le titre qu'en allemand et ne prenait
aucune circonlocution pour me dire que quand à l'aube il avait entendu un premier
gazouillement à la lisière d'une forêt, il avait été enivré comme si lui avait
parlé l'oiseau de ce "sublime Siegfried" qu'il espérait bien entendre
après la guerre.
Et maintenant à mon second retour à Paris, j'avais reçu dès le lendemain de mon
arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte qui sans doute avait oublié celle, ou
du moins le sens de celle que j'ai rapportée, car son départ de Paris à la fin
de 1914 y était représenté rétrospectivement d'une manière assez différente. "Vous
ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans
que je suis à Tansonville. J'y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout
le monde avait voulu m'empêcher de partir. On me traitait de folle. "Comment,
me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies,
juste au moment où tout le monde cherche à s'en échapper." Je ne méconnaissais
pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais que voulez-vous, je n'ai
qu'une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou si vous aimez mieux je suis fidèle
et quand j'ai su mon cher Tansonville menacé, je n'ai pas voulu que notre vieux
régisseur restât seul à le défendre. Il m'a semblé que ma place était à ses côtés.
Et c'est du reste grâce à cette résolution que j'ai pu sauver à peu près le château
quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires
affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble et non seulement
le château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa tenait tant."
En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu'elle n'était pas allée à Tansonville
comme elle me l'avait écrit en 1914 pour fuir les Allemands et pour être à l'abri,
mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils
n'étaient pas restés à Tansonville, d'ailleurs, mais elle n'avait plus cessé d'avoir
chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait de beaucoup celui
qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de Combray, et de mener, comme elle
disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les
journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question
de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. "Vous n'avez
pas idée de ce que c'est que cette guerre, mon cher ami, et de l'importance qu'y
prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j'ai pensé à vous, aux promenades
grâce à vous rendues délicieuses que nous faisions ensemble dans tout ce pays
aujourd'hui ravagé, alors que d'immenses combats se livrent pour la possession
de tel chemin, de tel coteau que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent
ensemble. Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l'obscur
Roussainville et l'assommant Méséglise d'où on nous portait nos lettres, et où
on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais
des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la
gloire au même titre qu'Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus
de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit
Méséglise, mais ils ne l'ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que
nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé
dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que
c'était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l'importance
qu'il a prise. L'immense champ de blé auquel il aboutit c'est la fameuse cote
dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les français
ont fait sauter le petit pont sur la Vivone qui, disiez-vous, ne vous rappelait
pas votre enfance autant que vous l'auriez voulu, les Allemands en ont jeté d'autres,
pendant un an et demi, ils ont eu une moitié de Combray et les Français l'autre
moitié." Le lendemain du jour où j'avais reçu cette lettre, c'est-à-dire
l'avant-veille de celui où cheminant dans l'obscurité, j'entendais sonner le bruit
de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur
le point d'y retourner, m'avait fait une visite de quelques secondes seulement,
dont l'annonce seule m'avait violemment ému. Françoise avait d'abord voulu se
précipiter sur lui, espérant qu'il pourrait faire réformer le timide garçon boucher,
dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en
pensant à l'inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur
d'animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignit
de perdre notre clientèle, soit qu'elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à
Françoise qu'elle ignorait où ce garçon, "qui d'ailleurs ne ferait jamais
un bon boucher", était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais
Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans
un grand nombre, elle n'avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.
Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l'avais approché avec ce sentiment
de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les
permissionnaires et qu'on éprouve quand on est introduit auprès d'une personne
atteinte d'un mal mortel et qui cependant se lève, s'habille, se promène encore.
Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n'avait pas, vécu
comme moi loin de Paris, l'habitude était venue qui retranche aux choses que nous
avons vues plusieurs fois la racine d'impression profonde et de pensée qui leur
donne leur sens réel) il semblait presque qu'il y eût quelque chose de cruel dans
ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait: "Ils
ne voudront pas repartir, ils déserteront." Et en effet, ils ne venaient
pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n'en avions
entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu'on
eût pris part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion
à l'épaule; c'était des rivages de la mort vers lesquels ils allaient retourner
qu'ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant
de tendresse, d'effroi, et d'un sentiment de mystère, comme ces morts que nous
évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n'osons pas interroger et
qui du reste pourraient tout au plus nous répondre: "Vous ne pourriez pas
vous figurer." Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du
front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les morts qu'un
médium hypnotise ou évoque, le seul effet d'un contact avec le mystère soit d'accroître
s'il est possible l'insignifiance des propos. Tel j'abordai Robert qui avait encore
au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte
laissée sur la terre par le pied d'un géant. Et je n'avais pas osé lui poser de
question et il ne m'avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort
peu différentes de ce qu'elles eussent été avant la guerre, comme si les gens,
malgré elle, continuaient à être ce qu'ils étaient; le ton des entretiens était
le même, la matière seule différait et encore.
Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient
fait peu à peu oublier que Morel s'était aussi mal conduit avec lui qu'avec son
oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs
de le revoir qu'il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte
de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n'avait qu'à aller chez
Mme Verdurin.
Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me
dit que même à Paris c'était quelquefois "assez inouï". Il faisait allusion
à un raid de zeppelins qu'il y avait eu la veille et il me demanda si j'avais
bien vu, mais comme il m'eût parlé autrefois de quelque spectacle d'une grande
beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu'il y ait une sorte de coquetterie
à dire: "C'est merveilleux, quel rose, et ce vert pâle", au moment où
on peut à tout instant être tué, mais ceci n'existait pas chez Saint-Loup, à Paris,
à propos d'un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient
dans la nuit. "Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il.
Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation
et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les
constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles,
les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que
tu n'aimes pas mieux le moment où définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en
détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils
"font apocalypse", même les étoiles ne gardant plus leur place.
Et ces sirènes était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour
saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am
Rhein avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale; c'était à se
demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient".
Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des walkyries
et l'expliquait d'ailleurs par des raisons purement musicales: "Dame, c'est
que la musique des sirènes était d'un Chevauchée. Il faut décidément l'arrivée
des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris." A certains points
de vue la comparaison n'était pas fausse. La ville semblait une masse informe
et noire qui tout d'un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière
et dans le ciel où un à un les aviateurs s'élevaient à l'appel déchirant des sirènes,
cependant que d'un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car
ce regard faisait penser à l'objet invisible encore et peut-être déjà proche qu'il
cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l'ennemi, le cernaient
dans leurs lumières jusqu'au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse
pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s'élançait ainsi
de la ville transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant
des coins de la terre, au ras des maisons s'éclairaient et je dis à Saint-Loup
que s'il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l'apocalypse
dans le ciel, voir sur la terre comme dans l'enterrement du comte d'Orgaz du Greco
où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages
en chemise de nuit, lesquels à cause de leurs noms célèbres eussent mérité d'être
envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient
si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à
en inventer. Et c'est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s'il n'y
avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort "guerre": La peur des
Zeppelins reconnu: la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit,
le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc.
"Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les
juives américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de perles
qui leur permettra d'épouser un duc décavé. L'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler
à l'Hôtel du libre échange."
Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que nous disions des
guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des propos que lui-même avait oubliés
par exemple sur les pastiches des batailles par les généraux à venir. "La
feinte, lui disais-je, n'est plus guère possible dans ces opérations qu'on prépare
d'avance avec de telles accumulations d'artillerie. Et ce que tu m'as dit depuis
sur les reconnaissances par les avions, qu'évidemment tu ne pouvais pas prévoir,
empêche l'emploi des ruses napoléoniennes." "Comme tu te trompes, me
répondit-il, cette guerre, évidemment, est nouvelle par rapport aux autres et
se compose elle-même de guerres successives, dont la dernière est une innovation
par rapport à celle qui l'a précédée. Il faut s'adapter à une formule nouvelle
de l'ennemi pour se défendre contre elle, et alors lui-même recommence à innover,
mais, comme en toute chose humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus
tard qu'hier au soir, le plus intelligent des critiques militaires écrivait: "Quand
les Allemands ont voulu délivrer la Prusse orientale, ils ont commencé l'opération
par une puissante démonstration fort au sud contre Varsovie, sacrifiant dix mille
hommes pour tromper l'ennemi. Quand ils ont créé au début de 1915 la masse de
manuvre de l'archiduc Eugène pour dégager la Hongrie menacée, ils ont répandu
le bruit que cette masse était destinée à une opération contre la Serbie. C'est
ainsi qu'en 1800 l'armée qui allait opérer contre l'Italie était essentiellement
qualifiée d'armée de réserve et semblait destinée non à passer les Alpes, mais
à appuyer les armées engagées sur les théâtres septentrionaux. La ruse d'Hindenburg
attaquant Varsovie pour masquer l'attaque véritable sur les lacs de Mazurie, est
imitée d'un plan de Napoléon de 1812." Tu vois que M. Bidou reproduit presque
les paroles que tu me rappelles et que j'avais oubliées. Et comme la guerre n'est
pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront, car on ne perce
rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce que c'était bon et prendra toujours."
Et en effet bien longtemps, après cette conversation avec Saint-Loup, pendant
que les regards des Alliés étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle capitale
on croyait que les Allemands commençaient leur marche, ils préparaient la plus
puissante offensive contre l'Italie. Saint-Loup me cita bien d'autres exemples
de pastiches militaires, ou si l'on croit qu'il n'y a pas un art mais une science
militaire, d'application de lois permanentes. "Je ne veux pas dire, il y
aurait contradiction dans les mots, ajouta Saint-Loup, que l'art de la guerre
soit une science. Et s'il y a une science de la guerre, il y a diversité, dispute
et contradiction entre les savants. Diversité projetée pour une part dans la catégorie
du temps. Ceci est assez rassurant, car pour autant que cela est, cela n'indique
pas forcément erreur mais vérité qui évolue." Il devait me dire plus tard:
"Vois dans cette guerre l'évolution des idées sur la possibilité de la percée
par exemple. On y croit d'abord, puis on vient à la doctrine de l'invulnérabilité
des fronts, puis à celle de la percée possible, mais dangereuse, de la nécessité
de ne pas faire un pas en avant sans que l'objectif soit d'abord détruit (un journaliste
péremptoire écrira que prétendre le contraire est la plus grande sottise qu'on
puisse dire), puis au contraire à celle d'avancer avec une très faible préparation
d'artillerie, puis on en vient à faire remonter l'invulnérabilité des fronts à
la guerre de 1870 et à prétendre que c'est une idée fausse pour la guerre actuelle,
donc une idée d'une vérité relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de
l'accroissement des masses et du perfectionnement des engins (voir Bidou du 2
juillet 1918), accroissement qui d'abord avait fait croire que la prochaine guerre
serait très courte, puis très longue, et enfin a fait croire de nouveau à la possibilité
des décisions victorieuses. Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands
vers Paris en 1918. De même à chaque conquête des Allemands on dit: le terrain
n'est rien, les villes ne sont rien, ce qu'il faut c'est détruire la force militaire
de l'adversaire. Puis les Allemands à leur tour adoptent cette théorie en 1918
et alors Bidou explique curieusement (2 juillet 1918) comment certains points
vitaux, certains espaces essentiels s'ils sont conquis décident de la victoire.
C'est d'ailleurs une tournure de son esprit. Il a montré comment si la Russie
était bouchée sur mer elle serait défaite et qu'une armée enfermée dans une sorte
de camp d'emprisonnement est destinée à périr".
Il faut dire pourtant que si la guerre n'avait pas modifié le caractère de Saint-Loup,
son intelligence conduite par une évolution où l'hérédité entrait pour une grande
part avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre
le jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirant à le
devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les mots.
A une autre génération sur une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle
joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur rose
blond et doré, alors que l'autre était mi-partie très noir et tout blanc
de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s'entendre avec son oncle sur la guerre,
s'étant rangé dans cette fraction de l'aristocratie qui faisait passer la France
avant tout, tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer
à celui qui n'avait pas vu le "créateur du rôle", comment on pouvait
exceller dans l'emploi de raisonneur. "Il paraît que Hindenbourg c'est une
révélation", lui dis-je. "Une vieille révélation, me répondit-il du
"tac au tac", ou une future révélation." Il aurait fallu, au lieu
de ménager l'ennemi, laisser faire Mangin, abattre l'Autriche et l'Allemagne et
européaniser la Turquie au lieu de montégriniser la France. "Mais nous aurons
l'aide des États-Unis", lui dis-je. "En attendant, je ne vois ici que
le spectacle des États désunis. Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges
à l'Italie par la peur de déchristianiser la France." "Si ton oncle
Charlus t'entendait, lui dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu'on offense
encore un peu plus le Pape et lui pense avec désespoir au mal qu'on peut faire
au trône des François-Joseph. Il se dit d'ailleurs en cela dans la tradition de
Talleyrand et du Congrès de Vienne." "L'ère du Congrès de Vienne est
révolue, me répondit-il; à la diplomatie secrète, il faut opposer la diplomatie
concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à qui on ferait avaler
des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme Arthur Meyer, pourvu
que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore,
je crois qu'il se rangerait plutôt sous le torchon du Bonnet rouge qu'il prendrait
de bonne foi pour le drapeau blanc." Certes, ce n'était que des mots et Saint-Loup
était loin d'avoir l'originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était
aussi affable et charmant de caractère que l'autre était soupçonneux et jaloux.
Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d'or.
La seule chose où son oncle ne l'eût pas dépassé était cet état d'esprit du faubourg
Saint-Germain dont sont empreints ceux qui croient s'en être le plus détachés
et qui leur donne à la fois ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne
fleurit vraiment que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) et
cette niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d'humilité et d'orgueil, de
curiosités d'esprit acquises et d'autorité innée, M. de Charlus et Saint-Loup
par des chemins différents et avec des opinions opposées étaient devenus à une
génération d'intervalle des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et
des causeurs de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte qu'une
personne un peu médiocre pouvait les trouver l'un et l'autre selon la disposition
où elle se trouvait, éblouissants ou raseurs.
Tout en me rappelant la visite de Saint-Loup j'avais marché, puis pour aller chez
Mme Verdurin, fait un long crochet; j'étais presque au pont des Invalides.
Les lumières assez peu nombreuses (à cause des gothas) étaient allumées un peu
trop tôt, car le changement d'heure avait été fait un peu trop tôt quand la nuit
venait encore assez vite mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les
calorifères sont allumés et éteints à partir d'une certaine date) et au-dessus
de la ville nocturnement éclairée dans toute une partie du ciel du ciel
ignorant de l'heure d'été et de l'heure d'hiver, et qui ne daignait pas savoir
que h. / était devenu h. / dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait
à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du
Trocadéro, le ciel avait l'air d'une immense mer nuance de turquoise qui se retire,
laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même
de simples filets de pêcheurs alignés les uns auprès les autres, et qui étaient
de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle
sans qu'ils s'en aperçoivent, les hommes entraînés dans l'immense révolution de
la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions
à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la
France. Du reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau qui ne trouvait
pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait
mollement, en ces tons bleuâtres sa journée qui s'attardait, le vertige prenait:
ce n'était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers.
Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient
en être extrêmement éloignées comme ces deux tours de certaines villes de Suisse
qu'on croirait dans le lointain voisines avec la pente des cimes.
Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides, il ne faisait
plus jour dans le ciel, il n'y avait même guère de lumières dans la ville et butant
çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai
sans m'en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé
sur les boulevards. Là, l'impression d'Orient que je venais d'avoir se renouvela
et d'autre part à l'évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de
1815. Comme en 1815 c'était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes
alliées; et parmi elles des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés
de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais, je fisse toute une
imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce
qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique
en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait Carpaccio fit une
Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse
bigarrure n'était pas plus colorée que celle-ci. Marchant derrière deux zouaves
qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j'aperçus un homme gras et gros,
en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j'hésitai si
je devais mettre le nom d'un acteur ou d'un peintre également connus pour d'innombrables
scandales sodomistes. J'étais certain en tous cas que je ne connaissais pas le
promeneur, aussi fus-je bien surpris quand ses regards rencontrèrent les miens
de voir qu'il avait l'air gêné et fit exprès de s'arrêter et de venir à moi comme
un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en train de se livrer
à une occupation qu'il eût préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai
qui me disait bonjour: c'était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l'évolution
de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la petite
personnalité primitive de l'individu, ses qualités ancestrales, sont entièrement
interceptées par le passage en face d'elles du défaut ou du mal générique dont
ils sont accompagnés. M. de Charlus était arrivé aussi loin qu'il était possible
de soi-même, ou plutôt il était lui-même si parfaitement masqué par ce qu'il était
devenu et qui n'appartenait pas à lui seul, mais à beaucoup d'autres invertis
qu'à la première minute je l'avais pris pour un autre d'entre eux, derrière ces
zouaves, en plein boulevard, pour un autre d'entre eux qui n'était pas M. de Charlus,
qui n'était pas un grand seigneur, qui n'était pas un homme d'imagination et d'esprit
et qui n'avait pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à eux
tous, et qui maintenant chez lui, au moins avant qu'on se fût appliqué à bien
regarder, couvrait tout. C'est ainsi qu'ayant voulu aller chez Mme
Verdurin j'avais rencontré M. de Charlus. Et certes, je ne l'eusse pas comme autrefois
trouvé chez elle; leur brouille n'avait fait que s'aggraver et Mme
Verdurin se servait même des événements présents pour le discréditer davantage.
Ayant dit depuis longtemps qu'elle le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses
prétendues audaces que les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation
et dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu'il était "avant
guerre".
La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure
qui le reculait dans le passé le plus mort. D'ailleurs et ceci s'adressait
plutôt au monde politique qui était moins informé elle le représentait
comme aussi "toc", aussi "à côté" comme situation mondaine
que comme valeur intellectuelle. Il ne voit personne, personne ne le reçoit, disait-elle
à M. Bontemps, qu'elle persuadait aisément. Il y avait d'ailleurs du vrai dans
ces paroles. La situation de M. de Charlus avait changé. Se souciant de moins
en moins du monde, s'étant brouillé par caractère quinteux et ayant, par conscience
de sa valeur sociale, dédaigné de se réconcilier avec la plupart des personnes
qui étaient la fleur de la société, il vivait dans un isolement relatif qui n'avait
pas comme celui où était morte Mme de Villeparisis, l'ostracisme de
l'aristocratie pour cause, mais qui aux yeux du public paraissait pire pour deux
raisons. La mauvaise réputation maintenant connue de M. de Charlus faisait croire
aux gens peu renseignés que c'était pour cela que ne le fréquentaient point les
gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que ce qui était
l'effet de son humeur atrabilaire semblait celui du mépris des personnes à l'égard
de qui elle s'exerçait. D'autre part Mme de Villeparisis avait eu un
grand rempart: la famille. Mais M. de Charlus avait multiplié entre elle et lui
les brouilles. Elle lui avait d'ailleurs surtout côté vieux faubourg, côté
Courvoisier semblé inintéressante. Et il ne se doutait guère, lui qui avait
fait vers l'art, par opposition aux Courvoisier, des pointes si hardies que ce
qui eût intéressé le plus en lui un Bergotte par exemple, c'était sa parenté avec
tout ce vieux faubourg, c'eût été le pouvoir de décrire la vie quasi provinciale
menée par ses cousines de la rue de la Chaise à la place du Palais-Bourbon et
à la rue Garancière.
Point de vue moins transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait
de croire qu'il n'était pas Français. "Quelle est sa nationalité exacte,
est-ce qu'il n'est pas Autrichien?" demandait innocemment M. Verdurin. "Mais
non, pas du tout", répondait la comtesse Molé, dont le premier mouvement
obéissait plutôt au bon sens qu'à la rancune. "Mais non, il est Prussien,
disait la Patronne, mais je vous le dis, je le sais, il nous l'a assez répété
qu'il était membre héréditaire de la Chambre des Seigneurs de Prusse et Durchlaucht".
"Pourtant la reine de Naples m'avait dit..." "Vous savez que c'est
une affreuse espionne, s'écriait Mme Verdurin qui n'avait pas oublié
l'attitude que la souveraine déchue avait eue un soir chez elle. Je le sais et
d'une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement
plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc!
En tous cas, vous ferez bien de ne pas recevoir ce joli monde, parce que je sais
que le Ministre de l'Intérieur a l'il sur eux, votre hôtel serait surveillé.
Rien ne m'enlèvera de l'idée que pendant deux ans Charlus n'a pas cessé d'espionner
chez moi." Et pensant probablement qu'on pouvait avoir un doute sur l'intérêt
que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les plus circonstanciés
sur l'organisation du petit clan, Mme Verdurin, d'un air doux et perspicace,
en personne qui sait que la valeur de ce qu'elle dit ne paraîtra que plus précieuse
si elle n'enfle pas la voix pour le dire: "Je vous dirai que dès le premier
jour j'ai dit à mon mari: ça ne me va pas, la façon dont cet homme s'est introduit
chez moi. Ça a quelque chose de louche. Nous avions une propriété au fond d'une
baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer
là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses qui m'étonnaient et
que maintenant je comprends. Ainsi au début il ne pouvait pas venir par le train
avec les autres habitués. Moi je lui avais très gentiment proposé une chambre
dans le château. Hé bien non, il avait préféré habiter Doncières où il y avait
énormément de troupe. Tout ça sentait l'espionnage à plein nez".
Pour la première des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d'être
passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison à Mme
Verdurin. En fait, ils étaient ingrats, car M. de Charlus était en quelque sorte
leur poète, celui qui avait su dégager dans la mondanité ambiante une sorte de
poésie où il entrait de l'histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique,
de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette
poésie, n'en voyant aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs et mettaient
à mille pieds au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment
inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et, en revanche, professaient
des théories de sociologie et d'économie politique. M. de Charlus s'enchantait
à raconter des mots involontairement lyriques, et à décrire les toilettes savamment
gracieuses de la duchesse de X..., la traitant de femme sublime, ce qui le faisait
considérer comme une espèce d'imbécile par des femmes du monde qui trouvaient
la duchesse de X... une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être
portées mais sans qu'on ait l'air d'y faire aucune attention et qui elles, plus
intelligentes, couraient à la Sorbonne ou à la Chambre, si Deschanel devait parler.
Bref, les gens du monde s'étaient désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir
trop pénétré, mais sans avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On
le trouvait "avant guerre", démodé, car ceux-là même qui sont le plus
incapables de juger les mérites, sont ceux qui pour les classer adoptent le plus
l'ordre de la mode; ils n'ont pas épuisé, pas même effleuré les hommes de mérite
qu'il y avait dans une génération et maintenant il faut les condamner tous en
bloc car voici l'étiquette d'une génération nouvelle qu'on ne comprendra pas davantage.
Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l'esprit juste-milieu des
gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète
inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux
et même dans le monde la place que M. de Charlus avait, en prenant les deux fois
autant de peine réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer,
poursuivait le baron d'une haine implacable; c'était non seulement cruel de la
part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu'eussent été ses relations
exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu'il cachait à tant de gens,
sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d'une telle générosité,
d'une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer
à sa parole, qu'en le quittant l'idée que Charlie avait emportée de lui n'était
nullement l'idée d'un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron
comme une maladie) mais de l'homme ayant le plus d'idées élevées qu'il eût jamais
connu, un homme d'une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le
niait si peu que même brouillé avec lui il disait sincèrement à des parents: "Vous
pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence."
Aussi quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée
ce qu'il bafouait en lui ce n'était pas le vice, c'était la vertu. Un peu avant
la guerre, de petites chroniques transparentes pour ce qu'on appelait les initiés
avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l'une intitulée:
"Les mésaventures d'une douairière en us, les vieux jours de la Baronne",
Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter
à ses connaissances et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n'écrivait pas
mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé.
L'inversion du baron n'était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité
germanique "Frau Bosch", "Frau von den Bosch" étaient les
surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d'un caractère poétique avait ce
titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven: "Une Allemande".
Enfin deux nouvelles: "Oncle d'Amérique et Tante de Francfort" et "Gaillard
d'arrière", lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de
Brichot lui-même qui s'était écrié: "Pourvu que très haute et très puissante
Anastasie ne nous caviarde pas."
Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style
dérivait de Bergotte mais d'une façon à laquelle seul peut-être j'étais sensible
et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n'avaient nullement influé sur Morel.
La fécondation s'était faite d'une façon toute particulière et si rare que c'est
à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J'ai indiqué en son temps la
manière si spéciale que Bergotte avait quand il parlait de choisir ses mots, de
les prononcer. Morel qui l'avait longtemps rencontré, avait fait de lui alors
des "imitations", où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des
mêmes mots qu'il eût pris. Or maintenant Morel pour écrire transcrivait des conversations
à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait
du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait
pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j'ai
voulu la citer ici. Elle ne produit d'ailleurs que des fleurs stériles.
Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait la situation
irrégulière, affectait de trouver, son sang français bouillant dans ses veines
comme le jus des raisins de Combray, que c'était peu de chose que d'être dans
un bureau pendant la guerre et feignait de vouloir s'engager (alors qu'il n'avait
qu'à rejoindre) pendant que Mme Verdurin faisait tout ce qu'elle pouvait
pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer
à son âge fût dans un État-Major et de tout homme qui n'allait pas chez elle,
elle disait: "Où est-ce qu'il a encore trouvé le moyen de se cacher celui-là?"
et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour,
répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper: "Mais
pas du tout, il n'a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d'à peu près aussi
dangereux que de promener un ministre, c'est moi qui vous le dis, je vous en réponds,
je le sais par quelqu'un qui l'a vu"; mais pour les fidèles ce n'était pas
la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme
une grande "ennuyeuse" qui les faisait la lâcher; aussi faisait-elle
toutes les démarches pour qu'ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir
de les avoir à dîner et quand ils n'étaient pas encore arrivés ou déjà partis
de flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet embusquage,
et elle était désolée de voir Morel feindre de vouloir s'y montrer récalcitrant;
aussi lui disait-elle: "Mais si, vous servez dans ce bureau et plus qu'au
front. Ce qu'il faut, c'est être utile, faire vraiment partie de la guerre, en
être. Il y a ceux qui en sont et les embusqués. Eh bien, vous, vous en êtes, et
soyez tranquille tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. "Telle
dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n'étaient pas aussi
rares, et qu'elle n'était pas obligée comme maintenant d'avoir surtout des femmes,
si l'un d'eux perdait sa mère, elle n'hésitait pas à lui persuader qu'il pouvait
sans inconvénient continuer à venir à ses réceptions. "Le chagrin se porte
dans le cur. Vous voudriez aller au bal (elle n'en donnait pas), je serais
la première à vous le déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une
baignoire, personne ne s'en étonnera. On sait bien que vous avez du chagrin..."
Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles
même à les empêcher d'aller dans le monde, la guerre suffisait. Elle voulait leur
persuader qu'ils étaient plus utiles à la France en restant à Paris, comme elle
leur eût assuré autrefois que le défunt eût été plus heureux de les voir se distraire.
Malgré tout elle avait peu d'hommes, peut- être regrettait-elle parfois d'avoir
consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n'y avait plus à revenir.
Mais si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus, chacun
- avec quelques petites différences sans grande importance continuait,
comme si rien n'avait changé, Mme Verdurin à recevoir, M. de Charlus
à aller à ses plaisirs: par exemple chez Mme Verdurin, Cottard assistait
maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de "l'île du rêve",
assez semblable à celui d'un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban
bleu ciel rappelait celui des "Enfants de Marie"; quant à M. de Charlus,
se trouvant dans une ville d'où les hommes déjà faits qui avaient été jusqu'ici
son goût, avaient disparu, il faisait comme certains Français, amateurs de femmes
en France et vivant aux colonies: il avait, par nécessité d'abord, pris l'habitude
et ensuite le goût des petits garçons.
Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin s'effaça-t-il
assez vite, car Cottard mourut bientôt "face à l'ennemi", dirent les
journaux, bien qu'il n'eût pas quitté Paris, mais se fût en effet surmené pour
son âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule personne
qui fut, le croirait-on, Elstir. J'avais pu étudier son uvre à un point
de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu'il vieillissait,
la reliait superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et
après s'être ainsi par l'alchimie des impressions, transformée chez lui en uvres
d'art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire
matériellement qu'une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi
que pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir, le type de beauté
un peu lourde qu'il avait poursuivie, caressée dans des peintures, des tapisseries,
il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social,
du cadre périssable, aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes
qui en font partie qui soutient un art, certifie son authenticité, comme
la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe aurait pu désoler
un peintre de Fêtes galantes ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et
du Moulin de la Galette; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître, les
yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette
peinture à l'état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des
jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre peinture,
et qui n'avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de
Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec
justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec
lequel il était pourtant brouillé depuis tant d'années et ce fut pour lui comme
une peu de la beauté de son uvre qui s'éclipsait avec un peu de ce qui existait
dans l'univers de conscience de cette beauté.
Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta
intermittent. Entretenant une nombreuse correspondance avec "le front",
il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs. En somme, d'une manière générale,
Mme Verdurin continua à recevoir et M. de Charlus à aller à ses plaisirs
comme si rien n'avait changé. Et pourtant depuis deux ans l'immense être humain
appelé France et dont même au point de vue purement matériel on ne ressent la
beauté colossale que si on aperçoit la cohésion des millions d'individus qui comme
des cellules aux formes variées le remplissent comme autant de petits polygones
intérieurs, jusqu'au bord extrême de son périmètre, et si on le voit à l'échelle
où un infusoire, une cellule, verrait un corps humain, c'est-à-dire grand comme
le Mont Blanc, s'était affronté en une gigantesque querelle collective, avec cet
autre immense conglomérat d'individus qu'est l'Allemagne. Au temps où je croyais
ce qu'on disait, j'aurais été tenté en entendant l'Allemagne, puis la Bulgarie,
puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d'y ajouter foi. Mais
depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m'avait habitué à soupçonner
chez elles des pensées, des projets qu'elles n'exprimaient pas, je ne laissais
aucune parole juste en apparence de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de
Constantin de Grèce, tromper mon instinct qui devinait ce que machinait chacun
d'eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine, n'avaient été
que des querelles particulières, n'intéressant que la vie de cette petite cellule
spirituelle qu'est un être. Mais de même qu'il est des corps d'animaux, des corps
humains, c'est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une
seule, est grand comme une montagne, de même il existe d'énormes entassements
organisés d'individus qu'on appelle nations; leur vie ne fait que répéter en les
amplifiant la vie des cellules composantes; et qui n'est pas capable de comprendre
le mystère, les réactions, les lois de celles-ci, ne prononcera que des mots vides
quand il parlera des luttes entre nations. Mais s'il est maître de la psychologie
des individus, alors ces masses colossales d'individus conglomérés s'affrontant
l'une l'autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte naissant
seulement du conflit de deux caractères; et il les verra à l'échelle où verraient
le corps d'un homme de haute taille, des infusoires dont il faudrait plus de dix
mille pour remplir un cube d'un millimètre de côté. Telles depuis quelque temps,
la grande figure France remplie jusqu'à son périmètre de millions de petits polygones
aux formes variées, et la figure remplie d'encore plus de polygones Allemagne,
avaient entre elles deux une de ces querelles, comme en ont, dans une certaine
mesure, des individus.
Mais les coups qu'elles échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable
dont Saint-Loup m'avait exposé les principes; et parce que même en les considérant
du point de vue des individus elles en étaient de géants assemblages, la querelle
prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d'un océan aux
millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme
des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices
de briser le cadre de montagne où ils sont circonscrits. Malgré cela, la vie continuait
presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit et notamment
pour M. de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n'avaient pas
été aussi près d'eux, la permanence menaçante bien qu'actuellement enrayée d'un
péril, nous laissant entièrement indifférents si nous ne nous le représentons
pas. Les gens vont d'habitude à leurs plaisirs sans penser jamais que si les influences
étiolantes et modératrices venaient à cesser, la prolifération des infusoires
atteindrait son maximum, c'est-à-dire faisant en quelques jours un bond de plusieurs
millions de lieues passerait d'un millimètre cube à une masse un million de fois
plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit tout l'oxygène, toutes
les substances dont nous vivons et qu'il n'y aurait plus ni humanité, ni animaux,
ni terre, ou sans songer qu'une irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe
pourrait être déterminée dans l'éther par l'activité incessante et frénétique
que cache l'apparente immutabilité du soleil, ils s'occupent de leurs affaires
sans penser à ces deux mondes, l'un trop petit, l'autre trop grand pour qu'ils
aperçoivent les menaces cosmiques qu'ils font planer autour de nous. Tels les
Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme Verdurin seule après
la mort de M. Verdurin) et M. de Charlus allait à ses plaisirs sans guère songer
que les Allemands fussent immobilisés il est vrai par une sanglante barrière
toujours renouvelée à une heure d'automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient
pourtant, dira-t-on, puisqu'ils avaient un salon politique, où on discutait chaque
soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient
en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais
une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et
divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort
de millions d'inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement
qu'un courant d'air. Mme Verdurin souffrant pour ses migraines de ne
plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard
une ordonnance qui lui permettait de s'en faire faire dans certain restaurant,
dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs
publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant, le
matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant
le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour
qu'il pût se tenir grand ouvert sans qu'elle eût besoin de détourner son autre
main des trempettes, elle disait: "Quelle horreur! Cela dépasse en horreur
les plus affreuses tragédies". Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui
apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant la bouche pleine ces
réflexions désolées, l'air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là
par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui
d'une douce satisfaction.