MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME VIII
LE TEMPS RETROUVÉ

CHAPITRE II, première tranche
M. DE CHARLUS PENDANT LA GUERRE; SES OPINIONS, SES PLAISIRS.


Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d'entendre parler de la seule chose qui m'intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme Verdurin car elle était avec Mme Bontemps une des Reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l'ensemencement d'une petite quantité de levure en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l'être une contemporaine de Mme Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très "guerre" sur des jupes très courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants; c'est, disaient-elles, parce qu'elles n'oubliaient pas qu'elles devaient réjouir les yeux de ces combattants qu'elles se paraient encore, non seulement de toilettes "floues", mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n'avait pas été travaillée aux armées; au lieu d'ornements égyptiens rappelant la campagne d'Égypte, c'étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d'obus ou des ceintures de , des allume-cigarettes composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l'air tracé par Pisanello; c'est encore parce qu'elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu'elles portaient à peine le deuil, quand l'un des leurs tombait, sous le prétexte qu'il était "mêlé de fierté", ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l'invincible certitude du triomphe définitif et permettait ainsi de remplacer le cachemire d'autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, "tout en observant le tact et la correction qu'il est inutile de rappeler à des Françaises".

Le Louvre, tous les musées étaient fermés et quand on lisait en tête d'un article de journal: "Une exposition sensationnelle", on pouvait être sûr qu'il s'agissait d'une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées d'ailleurs à éveiller "ces délicates joies d'art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées". C'est ainsi que l'élégance et le plaisir avaient repris; l'élégance à défaut des arts, cherchait à s'excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient que ce serait à tort qu'il paraîtrait "étrange à d'austères républicains que nous nous occupions des arts quand l'Europe coalisée assiège le territoire de la liberté". Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui, d'ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d'artistes avouaient que "chercher du nouveau, s'écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d'après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l'ambition qui les tourmentait, la chimère qu'ils poursuivaient, ainsi qu'on pouvait s'en rendre compte en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la ... où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l'heure, semble être le mot d'ordre, avec la discrétion toutefois qu'imposent les circonstances. Les tristesses de l'heure, il est vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n'avions tant de hauts exemples de courage et d'endurance à méditer. Aussi en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d'apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue, cela se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. "Ce sera même une des plus heureuses circonstances de cette triste guerre," ajoutait le charmant chroniqueur (en attendant la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national), "ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d'avoir obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec très peu de chose, d'avoir créé de la coquetterie avec des riens. A la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires, on préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu'affirmant l'esprit, le goût et les tendances indiscutables de chacun". Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l'invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu'elle fût obligée de se faire "plus ingénieuse encore", ce qui obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de l'après-midi dans les thés autour d'une table de bridge, en commentant les nouvelles du "front", tandis qu'à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur. Ce n'était pas du reste seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l'étaient aussi. Les dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d'où et qui étaient la fleur de l'élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient d'ailleurs pour elles autant d'importance qu'au temps où j'avais débuté dans le monde, en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld, trois ou quatre siècles d'ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu'on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu'on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. "Tout cela est assez nauséabond", concluait la dame de 1914 qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s'arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d'ailleurs certains vieillards qui n'avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas être si nouvelles que cela, n'offraient pas seulement à la société les divertissements de conversation politique et de musique dans l'intimité qui lui convenaient; il fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux (ils étaient d'ailleurs nouveaux en certaines choses). Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant la guerre, mais comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c'était épatant, ce qu'elle admirait ce n'était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m'avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l'effet des projecteurs dans le ciel, des projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. (Ainsi d'âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l'art admiré jusque-là). Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n'eût attiré personne. On courait au contraire pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns, ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban dont l'invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du Premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s'appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et qui s'appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par l'Echo de Paris, dans l'affaire Dreyfus? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens révisionnistes comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de recruter le parti de l'Ordre social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d'adversaire de la loi de trois ans, M. Bontemps était au contraire un des auteurs de cette loi, c'était donc un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social n'est d'ailleurs qu'une application d'une loi psychologique bien plus générale), les nouveautés coupables ou non n'excitent l'horreur que tant qu'elles ne sont pas assimilées et entourées d'éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d'Odette, mariage qui avait d'abord fait crier. Maintenant qu'on voyait chez les Saint-Loup tous les gens "qu'on connaissait", Gilberte aurait pu avoir les mœurs d'Odette elle-même que malgré cela, on y serait "allé" et qu'on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu'il valait en soi, personne n'y songeait pas plus pour l'admettre maintenant qu'autrefois pour le condamner. Il n'était plus "shoking". C'était tout ce qu'il fallait. A peine se rappelait-on qu'il l'avait été comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d'une jeune fille fut un voleur ou non. Au besoin on peut dire: "Non, c'est du beau-frère, ou d'un homonyme que vous parlez, mais contre celui-là il n'y a jamais eu rien à dire." De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être mauvais. En tous cas à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l'était a fortiori aux dreyfusards. Il n'y avait plus qu'eux du reste dans la politique, puisque tous à un moment l'avaient été s'ils voulaient être du Gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente), l'antipatriotisme, l'irréligion, l'anarchie, etc. Ainsi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et contemplatif comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu'il avait été dreyfusard, car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce qu'aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu'ils affectaient de croire plus long, car c'était une des idées les plus à la mode de dire que l'avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d'aussi profond, simulant autant de durée qu'une période géologique et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l'affaire Dreyfus, disait: "Dans ces temps préhistoriques. "A vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d'un certain degré, car, tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir ne s'occupaient pas qu'il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante, ont peu d'égard à l'importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l'ordre des pensées, c'est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n'avoir aucune importance et qui renverse pour eux l'ordre du temps en les faisant contemporains d'un autre temps de leur vie. Un chant d'oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l'odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l'Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-tombe, des pages d'une valeur infiniment plus grande.

M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l'Allemagne eût été réduite au même morcellement qu'au Moyen-Age, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée et Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot il était ce que Brichot appelait un "Jusquauboutiste", c'était le meilleur brevet de civisme qu'on pouvait lui donner. Sans doute les trois premiers jours Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la connaître et ce fut d'un ton légèrement aigre que Mme Verdurin répondit: "Le Comte, ma chère", à Mme Bontemps qui lui disait: "C'est bien le duc d'Haussonville que vous venez de me présenter", soit par entière ignorance et absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit au contraire par excessive instruction et association d'idées avec le "Parti des Ducs", dont on lui avait dit que M. d'Haussonville était un des membres à l'Académie. A partir du quatrième jour elle avait commencé d'être solidement installée dans le faubourg Saint-Germain. Quelquefois encore on voyait autour d'elle les fragments inconnus d'un monde qu'on ne connaissait pas et qui n'étonnaient pas plus que des débris de coquille autour du poussin ceux qui savaient l'œuf d'où Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour, elle les avait secoués, et avant la fin du premier mois quand elle disait: je vais chez les Lévi, tout le monde comprenait, sans qu'elle eût besoin de préciser, qu'il s'agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu'il y avait dans le communiqué du soir, ce qu'on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont on avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation, Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait: "Nous" en parlant de la France. "Hé bien, voici: nous exigeons du roi de Grèce qu'il se retire du Péloponèse, etc.; nous lui envoyons, etc. "Et, dans tous ses récits revenait tout le temps le G.Q.G. (j'ai téléphoné au G.Q.G.), abréviation qu'elle avait à prononcer le même plaisir qu'avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d'Agrigente à demander en souriant quand on parlait de lui et pour montrer qu'elles étaient au courant: "Grigri?" un plaisir qui dans les époques peu troublées n'est connu que par les mondains mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d'hôtel par exemple si on parlait du roi de Grèce, était capable, grâce aux journaux, de dire comme Guillaume II: "Tino", tandis que jusque-là sa familiarité avec les rois était restée plus vulgaire ayant été inventée par lui comme quand jadis pour parler du Roi d'Espagne, il disait: "Fonfonse". On peut remarquer d'ailleurs qu'au fur et à mesure qu'augmenta le nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu'elle appelait les "ennuyeux" diminua. Par une sorte de transformation magique, tout ennuyeux qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement quelqu'un d'agréable, d'intelligent. Bref, au bout d'un an le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte, que la "peur et l'impossibilité de s'ennuyer" qui avait tenu une si grande place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme Verdurin, avait presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette impossibilité de s'ennuyer (qu'autrefois d'ailleurs elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l'effroi de s'ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin faute d'ennuyeux, si elle n'avait dans une faible mesure remplacé ceux qui ne l'étaient plus par d'autres recrutés parmi les anciens fidèles. Du reste pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher sans qu'elles s'en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c'est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait: "Vous viendrez à heures parler de la guerre", comme autrefois "parler de l'affaire" et dans l'intervalle: "vous viendrez entendre Morel". Or Morel n'aurait pas dû être là pour la raison qu'il n'était nullement réformé. Simplement il n'avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait. Une autre étoile du salon était "dans les choux", qui malgré ses goûts sportifs s'était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l'auteur d'une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n'est que par hasard quand j'établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs que je songeais qu'il était celui qui avait amené le départ d'Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d'Albertine à une voie s'arrêtant en pleine friche à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C'était une voie non fréquentée de souvenirs, une ligne que je n'empruntais plus. Tandis que les œuvres de "dans les choux" étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.

Je dois du reste dire que la connaissance du mari d'Andrée n'était ni très facile ni très agréable à faire, et que l'amitié qu'on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était en effet à ce moment déjà fort malade et s'épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu'il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d'être différents des autres. Mais pour ceux qu'il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, la peine d'une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C'était en somme un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l'audace frénétique qu'il portait jadis à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire faire la connaissance d'Andrée, ne pouvant admettre que je l'eusse connue depuis longtemps. D'ailleurs Andrée venait rarement avec son mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle à l'esthétique de son mari qui était en réaction contre les Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac: "Il a sa maison décorée par Bakst; comment peut-on dormir là-dedans, j'aimerais mieux Dubufe."

D'ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l'esthétisme qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c'était munichois) ni les appartements blancs et n'aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.

On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu'elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu'elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu'était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu'elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l'amitié. Et puis le phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d'enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l'entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n'employa pas bien entendu les "ultras", mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé un pied dans l'un et l'autre salon. Elle leur disait: "Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas. En somme qu'est-ce que je lui ai fait? C'est chez moi qu'elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir, qu'elle sache que les portes lui sont ouvertes. "Ces paroles qui auraient dû coûter à la fierté de la patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin, attendit Odette sans la voir venir, jusqu'à ce que des événements qu'on verra plus loin amenassent pour de toutes autres raisons ce que n'avait pu l'ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu de réussites faciles, et d'échecs définitifs.

Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu'on retrouvait tout naturellement les mots d'autrefois "bien pensants, mal pensants". Et de même que les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l'appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l'affaire avaient été contre Galliffet. A ces réunions, Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les œuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu'Odette qui en avait un aussi beau, de l'exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu'elle était en "tenue de guerre" à l'imitation des dames du faubourg avec, sévérité. Mais les femmes savent s'adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu'elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l'étaient, elles mettaient de côté leurs robes d'or et se résignaient à la simplicité.

Mme Verdurin disait: c'est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore "caviardé" toute la fin de l'article de Norpois et simplement parce qu'il laissait entendre qu'on avait "limogé" Percin. Car la bêtise courante faisait que chacun tirait sa gloire d'user des expressions courantes, et croyait montrer qu'elle était ainsi à la mode comme faisait une bourgeoise en disant quand on parlait de M. de Breauté ou de Charlus: "Qui? Babal de Bréauté, Mémé de Charlus. "Les duchesses font de même d'ailleurs et avaient le même plaisir à dire "limoger" car chez les duchesses, c'est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles s'expriment selon la catégorie d'esprit à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d'esprit n'ont pas égard à la naissance.

Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n'étaient pas d'ailleurs sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le "salon" Verdurin, s'il continuait en esprit et en vérité, s'était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l'ancien logis, fort humide, des Ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas du reste d'agrément. Comme à Venise, la place, comptée à cause de l'eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu'un parc en province, l'étroite salle à manger qu'avait Mme Verdurin à l'hôtel faisait d'une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu'elles cessassent d'enchanter Brichot, qui au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s'étendant, y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin certains jours les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l'appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d'en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l'intimité d'en haut, étaient ravis au fond, — en faisant bande à part comme jadis dans le petit chemin de fer, — d'être un objet de spectacle et d'envie pour les tables voisines. Sans doute dans les temps habituels de la paix une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n'en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d'informations (ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg, être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d'espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement par bonheur le manque de sûreté de ses informations toujours démenties par l'événement.

Avant l'heure où les thés d'après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu'on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne, on pourrait croire que c'est un nuage. Mais on est ému parce qu'on sait que ce nuage est immense, à l'état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d'été n'était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j'avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n'entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m'était devenu indifférent.

A l'heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée , plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables "On ne dirait pas que c'est la guerre ici." Puis à h. /, alors que personne n'avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police, on éteignait brusquement toutes les lumières et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j'avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme, avait lieu à h. dans une mystérieuse pénombre de chambre où l'on montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les films d'un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était au moins, dans certains quartiers, encore plus noir que n'était le Combray de mon enfance; les visites qu'on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne. Ah! si Albertine avait vécu, qu'il eût été doux, les soirs où j'aurais dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades. D'abord, je n'aurais rien vu, j'aurais eu l'émotion de croire qu'elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j'eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m'auraient aperçu et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j'étais seul et je me faisais l'effet d'aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l'obscurité de Tansonville, par ce petit chemin de halage, jusqu'à la rue du Saint-Esprit, que je n'en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques de la rue Clotilde à la rue Bonaparte. D'ailleurs, comme ces fragments de paysage que le temps qu'il fait modifie n'étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial, je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse dont j'avais jadis tant rêvé que je ne m'y étais senti à Balbec; et même d'autres éléments de nature qui n'existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu'on venait, descendant du train, d'arriver pour les vacances, en pleine campagne: par exemple le contraste de lumière et d'ombre qu'on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver; ses rayons s'étalaient sur la neige qu'aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d'or bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël; elles étaient allongées à terre au pied de l'arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s'élèvent à intervalles réguliers. Mais par un raffinement d'une délicatesse délicieuse la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d'arbres légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d'un blanc si éclatant à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu'on aurait dit que cette prairie était tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l'air de statues d'une matière double pour l'exécution desquelles l'artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d'un hôtel, ou même seulement une chambre d'un étage, n'ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l'air de se soutenir toute seule sur d'impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu'en levant les yeux bien haut, on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l'on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d'une vision d'Orient. Puis on passait et rien n'interrompait plus l'hygiénique et monotone piétinement rythmique dans l'obscurité.

Je songeais que je n'avais revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant les deux mois que j'avais passés à Paris, j'avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s'était le plus montré lui-même; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de sincérité qu'il m'avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j'avais reconnu en lui toutes les belles qualités d'autrefois. La première fois que je l'avais vu après la déclaration de guerre, c'est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup n'avait pas assez d'ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j'avais été presque choqué de la violence de son ton. Saint-Loup revenait de Balbec.

"Non, s'écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu'ils donnent, c'est qu'ils n'ont pas envie d'être tués, c'est par peur. "Et avec le même geste d'affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta: "Et moi, si je ne reprends pas de service, c'est tout bonnement par peur, na. "J'avais déjà remarqué chez différentes personnes que l'affectation des sentiments louables n'est pas la seule couverture des mauvais, mais qu'une plus nouvelle est l'exhibition de ces mauvais, de sorte qu'on n'ait pas l'air au moins de s'en cacher. De plus, chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu'on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c'était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l'Ecole de Guerre dans l'intimité de qui il avait vécu, et pour qui il professait une grande admiration. Je n'eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d'un sentiment que Saint-Loup aimait mieux proclamer, puisqu'il avait dicté sa conduite et son abstention dans la guerre qui commençait. "Est-ce que tu as entendu dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait? Personnellement je n'en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l'ai entendu annoncer si souvent que j'attendrai que ce soit fait pour le croire. J'ajoute que ce serait très compréhensible; mon oncle est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour ses amis, pour ses parents. Même d'une façon il a beaucoup plus de cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c'est un mari terrible, qui n'a jamais cessé de tromper sa femme, de l'insulter, de la brutaliser, de la priver d'argent. Ce serait si naturel qu'elle le quitte que c'est une raison pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c'en est une pour qu'on en ait l'idée et qu'on le dise. Et puis du moment qu'elle l'a supporté si longtemps... Maintenant je sais bien qu'il y a tant de choses qu'on annonce à tort, qu'on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. "Cela me fit penser à lui demander s'il avait jamais été question avant son mariage avec Gilberte qu'il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m'assura que non, que ce n'était qu'un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s'évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents dès que naît un bruit nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique pour y ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n'étaient pas passées que certains faits, que j'appris, me prouvèrent que je m'étais absolument trompé dans l'interprétation des paroles de Robert: "Tous ceux qui ne sont pas au front, c'est qu'ils ont peur". Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l'originalité psychologique, tant qu'il n'était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu'il le fût, étant en cela moins original, au sens qu'il croyait qu'il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu'il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d'où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d'entendre l'aveu de la lâcheté d'un nationaliste (qui l'était d'ailleurs si peu) et comme Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre: "myope". Mais Bloch avait complètement changé d'avis sur la guerre quelques jours après où il vint me voir affolé. Quoique "myope", il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre à un colonel, avec un ancien officier. "M. de Cambremer", me dit-il. "Ah! c'est vrai, mais c'est d'une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien "que moi Cancan. "Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu'à demi. Mais j'étais tellement habitué depuis que je les avais vus pour la première fois à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès en somme dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus d'abord étonné d'entendre Saint-Loup répondre: "Sa femme est idiote, je te l'abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. "Par l'"idiotie" de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce, quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui du moins ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c'est là une "intelligence" qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que "l'intelligence" reconnue par le public à tel homme riche "d'avoir su faire sa fortune". Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu'elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n'avais pas eu il est vrai, l'occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c'est justement ce qui fait qu'un être est tant d'êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer, je n'avais connu que l'écorce. Et sa saveur, qui m'était attestée par d'autres, m'était inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d'amertume contre Saint-Loup, lui disant qu'eux autres "beaux fils galonnés," paradant dans les États-Majors ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de e classe n'avait pas envie de se faire "trouer la peau" pour Guillaume. "Il paraît qu'il est gravement malade, l'Empereur Guillaume", répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta: "On dit même beaucoup qu'il est mort". A la Bourse tout souverain malade, que ce soit Édouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d'être assiégée est prise. "On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l'opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d'hier. Mon père le tient d'une source de tout premier ordre". Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu'il avait, grâce à de "hautes relations", d'être en communication avec elles, il en recevait la nouvelle encore secrète que l'Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D'ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers, ou des "offres" sur l'Extérieure, si le marché de la première était "ferme" et "actif", celui de la seconde "hésitant", "faible", et qu'on s'y tînt "sur la réserve", la source de premier ordre n'en restait pas moins une source de premier ordre.

Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort de Kaiser d'un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré d'entendre Robert dire l'Empereur Guillaume. Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n'auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte où ils n'auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d'éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n'eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que l'Empereur Guillaume. Et ce savoir-vivre est malgré tout l'indice de grandes entraves pour l'esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d'ailleurs délicieuse — surtout avec tout ce qui s'y allie de générosité cachée et d'héroïsme inexprimé — à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron qui criait à Saint-Loup: "Tu ne pourrais pas dire Guillaume tout court. C'est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui! Ah! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lècheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c'est tout". "Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader, me dit Saint-Loup en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade". Et je sentais bien que parader n'était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d'infanterie, puis de chasseurs à pieds, et enfin quand vint la suite qu'on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert ne l'exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu'il avait été reconnu "bon", il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire; d'abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d'exprimer les sentiments trop profonds et qu'on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n'eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand'mère, mais aurait horriblement souffert si on l'avait empêchée de le faire. Néanmoins, il m'est impossible d'imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que: "Je donnerais ma vie pour ma mère. "Aussi tacite était dans son amour de la France, Robert qu'en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d'exprimer ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu'ils font, le font valoir. Nous n'avions été ensemble ni au lycée, ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres, et je me rappelle le sourire de Saint-Loup en parlant de ceux qui, tout en faisant un cours remarquable, voulaient se faire passer pour des hommes de génie, en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour peu que nous en parlions, Robert riait de bon cœur. Naturellement notre prédilection n'allait pas d'instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans. De même que toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu'elle eût donné sa vie pour sa mère, comme elle ne s'était jamais formulé ce sentiment à elle-même en tous cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule, mais choquant et honteux de l'exprimer aux autres; de même il m'était impossible d'imaginer Saint-Loup (me parlant de son équipement, des courses qu'il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l'armée russe, de ce que ferait l'Angleterre) — prononçant une des phrases les plus éloquentes que peut dire le Ministre le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant pas dire que dans ce côté négatif qui l'empêchait d'exprimer les beaux sentiments qu'il ressentait, il n'y avait pas un effet de l'" esprit des Guermantes", comme on en a vu tant d'exemples chez Swann. Car si je le trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi et par là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n'étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j'avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes. Les jeunes socialistes qu'il pouvait y avoir à Doncières quand j'y étais, mais que je ne connaissais pas parce qu'ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n'étaient nullement des "aristos" dans l'acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le "populo", les officiers sortis des rang, les francs-maçons donnaient à ce surnom. Et pareillement d'ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendus accuser, pendant que j'étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d'être des sans-patrie. Le patriotisme des militaires aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu'ils croyaient intangible et sur laquelle ils s'indignaient de voir jeter "l'opprobre", tandis que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants sans religion patriotique définie, qu'étaient les radicaux-socialistes, n'avaient pas su comprendre quelle réalité profonde vivait dans ce qu'ils croyaient de vaines et haineuses formules.

Sans doute Saint-Loup comme eux s'était habitué à développer en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures manœuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques de sorte que pour lui comme pour eux la vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable noyau vital chez eux autour duquel l'existence personnelle n'avait de valeur que comme un épiderme protecteur. Je parlai à Saint-Loup de son ami le directeur du grand hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu'il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections qu'il appelait des "défectuosités" et avait accusé de l'avoir provoqué ce qu'il appelait le "militariste prussien" disant d'ailleurs en riant à propos de son frère: "Il est dans les tranchées, ils sont à mètres des Boches!" jusqu'à ce qu'ayant appris qu'il l'était lui-même on l'eut mis dans un camp de concentration. "A propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel?" me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. "Il s'engage et m'a écrit pour le faire rentrer dans l'aviation". Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait "prendre ses galons" autrement que comme concierge, car notre destin n'est pas toujours ce que nous avions cru. "Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n'aurons assez d'avions. C'est avec cela qu'on verra ce que prépare l'adversaire. C'est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d'une attaque, celui de la surprise, l'armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. Eh bien et la pauvre Françoise a-t-elle réussi à faire réformer son neveu?"

Mais Françoise qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le Général de Saint-Joseph, avait répondu d'un ton désespéré: "Oh! non, ça ne servirait à rien, il n'y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c'est tout ce qu'il y a de pis, il est patriotique", Françoise, dès qu'il avait été question de la guerre et quelque douleur qu'elle en éprouvât, trouvait qu'on ne devait pas abandonner les "pauvres Russes", puisqu'on était "alliancé". Le maître d'hôtel, persuadé d'ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n'aurait pas osé, par peur d'être démenti par les événements, et n'aurait même pas eu assez d'imagination pour prédire une guerre longue et indécise.

Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d'en extraire d'avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. "Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu'il paraît qu'il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent."

Il tâchait aussi pour la "vexer" de lui dire des choses désagréables, c'est ce qu'il appelait "lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour". "De seize ans, Vierge Marie", disait Françoise, et un instant méfiante: "On disait pourtant qu'on ne les prenait qu'après vingt ans, c'est encore des enfants."

— "Naturellement les journaux ont ordre de ne pas dire cela. Du reste, c'est toute la jeunesse qui sera en avant, il n'en reviendra pas lourd. D'un côté, ça fera du bon, une bonne saignée, là, c'est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah! dame, s'il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan. D'un côté, il faut ça. Et puis les officiers qu'est-ce que ça peut leur faire, ils touchent leurs pesetas, c'est tout ce qu'ils demandent. "Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu'on craignait que le maître d'hôtel ne la fît mourir d'une maladie de cœur. Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu'eût la vieille servante, m'arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d'une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s'y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d'une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain "parce que sans doute". N'osant pas me dire: "Est-ce que cette dame a un hôtel?" elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d'un bon chien, "Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier...", évitant l'interrogation flagrante moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse. Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus — surtout s'ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi — restent hélas des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu'ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d'hôtel) de ces propos étranges qu'une personne du monde n'aurait pas: avec une joie aussi dissimulée mais aussi profonde que si c'eût été une maladie grave, si j'avais chaud et que la sueur — je n'y prenais pas garde — perlât à mon front: "mais vous êtes en nage", me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d'indécent "vous sortez, mais vous avez oublié de mettre votre cravate", prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d'inquiéter quelqu'un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l'univers avais jamais été en nage. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s'étant plaint d'elle à moi et m'ayant dit (je ne sais de qui elle l'avait appris): "Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patatipatali et patatapatala", Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l'avait privée jusqu'ici de ce bel usage. Et sur ses lèvres où j'avais vu fleurir jadis le français le plus pur, j'entendis plusieurs fois par jour: "Et patati patali et patata patala." Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d'hôtel ayant pris l'habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l'argent, mais parce qu'il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela, sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n'était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c'était invariable, comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille.

Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d'hôtel qui n'y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands: "Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la Comète." Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait, mais n'en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre, avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire: "Il est bien toujours le même", elle tempérait ses larmes d'un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d'âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d'aller trouver le Ministre de la Guerre.

Le maître d'hôtel n'eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu'on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu'il lisait: "Nous avons repoussé avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc.", actions qu'il célébrait comme de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d'hôtel ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d'hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte, qui n'était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu, mais vainqueur. Je n'étais pas du reste demeuré longtemps à Paris et j'avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu'en principe le docteur nous traitât par l'isolement, on m'y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que quelque désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n'était même pas allé à Combray et que ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner Tansonville! "Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m'écrivait en finissant Gilberte. J'étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu'à Tansonville je serais à l'abri de tout. Je n'y étais pas depuis deux jours que vous n'imaginerez jamais ce qui arrivait: les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un État-Major allemand suivi d'un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j'étais obligée d'héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien." L'État-Major allemand s'était-il bien conduit ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet par contagion de l'esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentée à la plus haute aristocratie d'Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l'état-major et même des soldats qui lui avaient seulement demandé "la permission de cueillir un des ne-m'oubliez-pas qui poussaient auprès de l'étang", bonne éducation qu'elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l'arrivée des généraux allemands. En tous cas si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l'esprit des Guermantes — d'autres diraient de l'internationalisme juif, ce qui n'aurait probablement pas été juste, comme on verra — la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture libérale qu'il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmât ou infirmât les principes qu'il m'avait alors exposés. Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s'étaient en réalité succédé plusieures guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et par exemple la théorie de la "percée" avait été complétée par cette thèse qu'il fallait avant de percer, bouleverser entièrement par l'artillerie le terrain occupé par l'adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu'au contraire ce bouleversement rendait impossible l'avance de l'infanterie et de l'artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d'obus avaient fait autant d'obstacles. "La guerre, disait-il, n'échappe pas aux lois de notre vieil Hégel. Elle est en état de perpétuel devenir." C'était peu auprès de ce que j'aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore c'est qu'il n'avait plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d'ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n'était pas ceux dont j'étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n'avions jamais parlé.

"Mon petit, m'écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants qui ne se doutaient pas de ce qu'ils recélaient en eux d'héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l'avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t'assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L'épopée est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d'une telle grandeur, le mot poilu est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s'il a pu contenir d'abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons "chouans" par exemple. Mais je sais poilu déjà prêt pour de grands poètes comme les mots déluge ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s'en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu'il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l'ambassadeur, a été sept fois blessé avant d'être tué, et chaque fois qu'il revenait d'une expédition sans avoir écopé, il avait l'air de s'excuser et de dire que ce n'était pas sa faute. C'était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l'enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t'assure que moi qui ai fini par devenir tout à fait insensible, à force de prendre l'habitude de voir la tête du camarade qui est en train de me parler subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l'effondrement du pauvre Vaugoubert qui n'était plus qu'une espèce de loque. Le Général avait beau lui dire que c'était pour la France, que son fils s'était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c'est pour cela qu'il faut se dire qu'"ils ne passeront pas", tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n'avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter la paix juste, je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands." De même que les héros d'un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant comme ils eussent fait dix ans plus tôt de la sanglante aurore, du vol frémissant de la victoire, etc. Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages, pendant qu'il était immobilisé à la lisière d'une forêt marécageuse, mais comme si ç'avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d'ombre et de lumière qui avaient été "l'enchantement de sa matinée" il me citait certains tableaux que nous aimions l'un et l'autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n'avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l'arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait par exemple le colonel du Paty de Clam dans la salle des témoins de l'affaire Zola à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que d'ailleurs il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste: La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d'une mélodie de Schumann, il n'en donnait le titre qu'en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que quand à l'aube il avait entendu un premier gazouillement à la lisière d'une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l'oiseau de ce "sublime Siegfried" qu'il espérait bien entendre après la guerre.

Et maintenant à mon second retour à Paris, j'avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j'ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d'une manière assez différente. "Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J'y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu m'empêcher de partir. On me traitait de folle. "Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s'en échapper." Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais que voulez-vous, je n'ai qu'une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou si vous aimez mieux je suis fidèle et quand j'ai su mon cher Tansonville menacé, je n'ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m'a semblé que ma place était à ses côtés. Et c'est du reste grâce à cette résolution que j'ai pu sauver à peu près le château — quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble — et non seulement le château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa tenait tant." En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu'elle n'était pas allée à Tansonville comme elle me l'avait écrit en 1914 pour fuir les Allemands et pour être à l'abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n'étaient pas restés à Tansonville, d'ailleurs, mais elle n'avait plus cessé d'avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de Combray, et de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. "Vous n'avez pas idée de ce que c'est que cette guerre, mon cher ami, et de l'importance qu'y prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j'ai pensé à vous, aux promenades grâce à vous rendues délicieuses que nous faisions ensemble dans tout ce pays aujourd'hui ravagé, alors que d'immenses combats se livrent pour la possession de tel chemin, de tel coteau que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble. Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l'obscur Roussainville et l'assommant Méséglise d'où on nous portait nos lettres, et où on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la gloire au même titre qu'Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l'ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c'était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l'importance qu'il a prise. L'immense champ de blé auquel il aboutit c'est la fameuse cote dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les français ont fait sauter le petit pont sur la Vivone qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l'auriez voulu, les Allemands en ont jeté d'autres, pendant un an et demi, ils ont eu une moitié de Combray et les Français l'autre moitié." Le lendemain du jour où j'avais reçu cette lettre, c'est-à-dire l'avant-veille de celui où cheminant dans l'obscurité, j'entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d'y retourner, m'avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l'annonce seule m'avait violemment ému. Françoise avait d'abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu'il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l'inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d'animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignit de perdre notre clientèle, soit qu'elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu'elle ignorait où ce garçon, "qui d'ailleurs ne ferait jamais un bon boucher", était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n'avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.

Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l'avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu'on éprouve quand on est introduit auprès d'une personne atteinte d'un mal mortel et qui cependant se lève, s'habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n'avait pas, vécu comme moi loin de Paris, l'habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d'impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel) il semblait presque qu'il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait: "Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront." Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n'en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu'on eût pris part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion à l'épaule; c'était des rivages de la mort vers lesquels ils allaient retourner qu'ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d'effroi, et d'un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n'osons pas interroger et qui du reste pourraient tout au plus nous répondre: "Vous ne pourriez pas vous figurer." Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les morts qu'un médium hypnotise ou évoque, le seul effet d'un contact avec le mystère soit d'accroître s'il est possible l'insignifiance des propos. Tel j'abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte laissée sur la terre par le pied d'un géant. Et je n'avais pas osé lui poser de question et il ne m'avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort peu différentes de ce qu'elles eussent été avant la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce qu'ils étaient; le ton des entretiens était le même, la matière seule différait et encore.

Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s'était aussi mal conduit avec lui qu'avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir qu'il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n'avait qu'à aller chez Mme Verdurin.

Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me dit que même à Paris c'était quelquefois "assez inouï". Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu'il y avait eu la veille et il me demanda si j'avais bien vu, mais comme il m'eût parlé autrefois de quelque spectacle d'une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu'il y ait une sorte de coquetterie à dire: "C'est merveilleux, quel rose, et ce vert pâle", au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n'existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d'un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. "Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils "font apocalypse", même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient". Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des walkyries et l'expliquait d'ailleurs par des raisons purement musicales: "Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée. Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris." A certains points de vue la comparaison n'était pas fausse. La ville semblait une masse informe et noire qui tout d'un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un les aviateurs s'élevaient à l'appel déchirant des sirènes, cependant que d'un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l'objet invisible encore et peut-être déjà proche qu'il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l'ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu'au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s'élançait ainsi de la ville transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons s'éclairaient et je dis à Saint-Loup que s'il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l'apocalypse dans le ciel, voir sur la terre comme dans l'enterrement du comte d'Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels à cause de leurs noms célèbres eussent mérité d'être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c'est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s'il n'y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort "guerre": La peur des Zeppelins — reconnu: la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. "Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. L'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange."

Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des propos que lui-même avait oubliés par exemple sur les pastiches des batailles par les généraux à venir. "La feinte, lui disais-je, n'est plus guère possible dans ces opérations qu'on prépare d'avance avec de telles accumulations d'artillerie. Et ce que tu m'as dit depuis sur les reconnaissances par les avions, qu'évidemment tu ne pouvais pas prévoir, empêche l'emploi des ruses napoléoniennes." "Comme tu te trompes, me répondit-il, cette guerre, évidemment, est nouvelle par rapport aux autres et se compose elle-même de guerres successives, dont la dernière est une innovation par rapport à celle qui l'a précédée. Il faut s'adapter à une formule nouvelle de l'ennemi pour se défendre contre elle, et alors lui-même recommence à innover, mais, comme en toute chose humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus tard qu'hier au soir, le plus intelligent des critiques militaires écrivait: "Quand les Allemands ont voulu délivrer la Prusse orientale, ils ont commencé l'opération par une puissante démonstration fort au sud contre Varsovie, sacrifiant dix mille hommes pour tromper l'ennemi. Quand ils ont créé au début de 1915 la masse de manœuvre de l'archiduc Eugène pour dégager la Hongrie menacée, ils ont répandu le bruit que cette masse était destinée à une opération contre la Serbie. C'est ainsi qu'en 1800 l'armée qui allait opérer contre l'Italie était essentiellement qualifiée d'armée de réserve et semblait destinée non à passer les Alpes, mais à appuyer les armées engagées sur les théâtres septentrionaux. La ruse d'Hindenburg attaquant Varsovie pour masquer l'attaque véritable sur les lacs de Mazurie, est imitée d'un plan de Napoléon de 1812." Tu vois que M. Bidou reproduit presque les paroles que tu me rappelles et que j'avais oubliées. Et comme la guerre n'est pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront, car on ne perce rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce que c'était bon et prendra toujours." Et en effet bien longtemps, après cette conversation avec Saint-Loup, pendant que les regards des Alliés étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle capitale on croyait que les Allemands commençaient leur marche, ils préparaient la plus puissante offensive contre l'Italie. Saint-Loup me cita bien d'autres exemples de pastiches militaires, ou si l'on croit qu'il n'y a pas un art mais une science militaire, d'application de lois permanentes. "Je ne veux pas dire, il y aurait contradiction dans les mots, ajouta Saint-Loup, que l'art de la guerre soit une science. Et s'il y a une science de la guerre, il y a diversité, dispute et contradiction entre les savants. Diversité projetée pour une part dans la catégorie du temps. Ceci est assez rassurant, car pour autant que cela est, cela n'indique pas forcément erreur mais vérité qui évolue." Il devait me dire plus tard: "Vois dans cette guerre l'évolution des idées sur la possibilité de la percée par exemple. On y croit d'abord, puis on vient à la doctrine de l'invulnérabilité des fronts, puis à celle de la percée possible, mais dangereuse, de la nécessité de ne pas faire un pas en avant sans que l'objectif soit d'abord détruit (un journaliste péremptoire écrira que prétendre le contraire est la plus grande sottise qu'on puisse dire), puis au contraire à celle d'avancer avec une très faible préparation d'artillerie, puis on en vient à faire remonter l'invulnérabilité des fronts à la guerre de 1870 et à prétendre que c'est une idée fausse pour la guerre actuelle, donc une idée d'une vérité relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de l'accroissement des masses et du perfectionnement des engins (voir Bidou du 2 juillet 1918), accroissement qui d'abord avait fait croire que la prochaine guerre serait très courte, puis très longue, et enfin a fait croire de nouveau à la possibilité des décisions victorieuses. Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands vers Paris en 1918. De même à chaque conquête des Allemands on dit: le terrain n'est rien, les villes ne sont rien, ce qu'il faut c'est détruire la force militaire de l'adversaire. Puis les Allemands à leur tour adoptent cette théorie en 1918 et alors Bidou explique curieusement (2 juillet 1918) comment certains points vitaux, certains espaces essentiels s'ils sont conquis décident de la victoire. C'est d'ailleurs une tournure de son esprit. Il a montré comment si la Russie était bouchée sur mer elle serait défaite et qu'une armée enfermée dans une sorte de camp d'emprisonnement est destinée à périr".

Il faut dire pourtant que si la guerre n'avait pas modifié le caractère de Saint-Loup, son intelligence conduite par une évolution où l'hérédité entrait pour une grande part avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirant à le devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les mots. A une autre génération sur une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur — rose blond et doré, alors que l'autre était mi-partie très noir et tout blanc — de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s'entendre avec son oncle sur la guerre, s'étant rangé dans cette fraction de l'aristocratie qui faisait passer la France avant tout, tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer à celui qui n'avait pas vu le "créateur du rôle", comment on pouvait exceller dans l'emploi de raisonneur. "Il paraît que Hindenbourg c'est une révélation", lui dis-je. "Une vieille révélation, me répondit-il du "tac au tac", ou une future révélation." Il aurait fallu, au lieu de ménager l'ennemi, laisser faire Mangin, abattre l'Autriche et l'Allemagne et européaniser la Turquie au lieu de montégriniser la France. "Mais nous aurons l'aide des États-Unis", lui dis-je. "En attendant, je ne vois ici que le spectacle des États désunis. Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges à l'Italie par la peur de déchristianiser la France." "Si ton oncle Charlus t'entendait, lui dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu'on offense encore un peu plus le Pape et lui pense avec désespoir au mal qu'on peut faire au trône des François-Joseph. Il se dit d'ailleurs en cela dans la tradition de Talleyrand et du Congrès de Vienne." "L'ère du Congrès de Vienne est révolue, me répondit-il; à la diplomatie secrète, il faut opposer la diplomatie concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore, je crois qu'il se rangerait plutôt sous le torchon du Bonnet rouge qu'il prendrait de bonne foi pour le drapeau blanc." Certes, ce n'était que des mots et Saint-Loup était loin d'avoir l'originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était aussi affable et charmant de caractère que l'autre était soupçonneux et jaloux. Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d'or. La seule chose où son oncle ne l'eût pas dépassé était cet état d'esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints ceux qui croient s'en être le plus détachés et qui leur donne à la fois ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) et cette niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d'humilité et d'orgueil, de curiosités d'esprit acquises et d'autorité innée, M. de Charlus et Saint-Loup par des chemins différents et avec des opinions opposées étaient devenus à une génération d'intervalle des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et des causeurs de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte qu'une personne un peu médiocre pouvait les trouver l'un et l'autre selon la disposition où elle se trouvait, éblouissants ou raseurs.

Tout en me rappelant la visite de Saint-Loup j'avais marché, puis pour aller chez Mme Verdurin, fait un long crochet; j'étais presque au pont des Invalides. Les lumières assez peu nombreuses (à cause des gothas) étaient allumées un peu trop tôt, car le changement d'heure avait été fait un peu trop tôt quand la nuit venait encore assez vite mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d'une certaine date) et au-dessus de la ville nocturnement éclairée dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l'heure d'été et de l'heure d'hiver, et qui ne daignait pas savoir que h. / était devenu h. / — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l'air d'une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns auprès les autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle sans qu'ils s'en aperçoivent, les hommes entraînés dans l'immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Du reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres sa journée qui s'attardait, le vertige prenait: ce n'était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en être extrêmement éloignées comme ces deux tours de certaines villes de Suisse qu'on croirait dans le lointain voisines avec la pente des cimes.

Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides, il ne faisait plus jour dans le ciel, il n'y avait même guère de lumières dans la ville et butant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m'en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là, l'impression d'Orient que je venais d'avoir se renouvela et d'autre part à l'évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c'était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées; et parmi elles des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais, je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n'était pas plus colorée que celle-ci. Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j'aperçus un homme gras et gros, en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j'hésitai si je devais mettre le nom d'un acteur ou d'un peintre également connus pour d'innombrables scandales sodomistes. J'étais certain en tous cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien surpris quand ses regards rencontrèrent les miens de voir qu'il avait l'air gêné et fit exprès de s'arrêter et de venir à moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en train de se livrer à une occupation qu'il eût préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour: c'était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l'évolution de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la petite personnalité primitive de l'individu, ses qualités ancestrales, sont entièrement interceptées par le passage en face d'elles du défaut ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M. de Charlus était arrivé aussi loin qu'il était possible de soi-même, ou plutôt il était lui-même si parfaitement masqué par ce qu'il était devenu et qui n'appartenait pas à lui seul, mais à beaucoup d'autres invertis qu'à la première minute je l'avais pris pour un autre d'entre eux, derrière ces zouaves, en plein boulevard, pour un autre d'entre eux qui n'était pas M. de Charlus, qui n'était pas un grand seigneur, qui n'était pas un homme d'imagination et d'esprit et qui n'avait pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à eux tous, et qui maintenant chez lui, au moins avant qu'on se fût appliqué à bien regarder, couvrait tout. C'est ainsi qu'ayant voulu aller chez Mme Verdurin j'avais rencontré M. de Charlus. Et certes, je ne l'eusse pas comme autrefois trouvé chez elle; leur brouille n'avait fait que s'aggraver et Mme Verdurin se servait même des événements présents pour le discréditer davantage. Ayant dit depuis longtemps qu'elle le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses prétendues audaces que les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation et dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu'il était "avant guerre".

La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort. D'ailleurs — et ceci s'adressait plutôt au monde politique qui était moins informé — elle le représentait comme aussi "toc", aussi "à côté" comme situation mondaine que comme valeur intellectuelle. Il ne voit personne, personne ne le reçoit, disait-elle à M. Bontemps, qu'elle persuadait aisément. Il y avait d'ailleurs du vrai dans ces paroles. La situation de M. de Charlus avait changé. Se souciant de moins en moins du monde, s'étant brouillé par caractère quinteux et ayant, par conscience de sa valeur sociale, dédaigné de se réconcilier avec la plupart des personnes qui étaient la fleur de la société, il vivait dans un isolement relatif qui n'avait pas comme celui où était morte Mme de Villeparisis, l'ostracisme de l'aristocratie pour cause, mais qui aux yeux du public paraissait pire pour deux raisons. La mauvaise réputation maintenant connue de M. de Charlus faisait croire aux gens peu renseignés que c'était pour cela que ne le fréquentaient point les gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que ce qui était l'effet de son humeur atrabilaire semblait celui du mépris des personnes à l'égard de qui elle s'exerçait. D'autre part Mme de Villeparisis avait eu un grand rempart: la famille. Mais M. de Charlus avait multiplié entre elle et lui les brouilles. Elle lui avait d'ailleurs — surtout côté vieux faubourg, côté Courvoisier — semblé inintéressante. Et il ne se doutait guère, lui qui avait fait vers l'art, par opposition aux Courvoisier, des pointes si hardies que ce qui eût intéressé le plus en lui un Bergotte par exemple, c'était sa parenté avec tout ce vieux faubourg, c'eût été le pouvoir de décrire la vie quasi provinciale menée par ses cousines de la rue de la Chaise à la place du Palais-Bourbon et à la rue Garancière.

Point de vue moins transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait de croire qu'il n'était pas Français. "Quelle est sa nationalité exacte, est-ce qu'il n'est pas Autrichien?" demandait innocemment M. Verdurin. "Mais non, pas du tout", répondait la comtesse Molé, dont le premier mouvement obéissait plutôt au bon sens qu'à la rancune. "Mais non, il est Prussien, disait la Patronne, mais je vous le dis, je le sais, il nous l'a assez répété qu'il était membre héréditaire de la Chambre des Seigneurs de Prusse et Durchlaucht". "Pourtant la reine de Naples m'avait dit..." "Vous savez que c'est une affreuse espionne, s'écriait Mme Verdurin qui n'avait pas oublié l'attitude que la souveraine déchue avait eue un soir chez elle. Je le sais et d'une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc! En tous cas, vous ferez bien de ne pas recevoir ce joli monde, parce que je sais que le Ministre de l'Intérieur a l'œil sur eux, votre hôtel serait surveillé. Rien ne m'enlèvera de l'idée que pendant deux ans Charlus n'a pas cessé d'espionner chez moi." Et pensant probablement qu'on pouvait avoir un doute sur l'intérêt que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les plus circonstanciés sur l'organisation du petit clan, Mme Verdurin, d'un air doux et perspicace, en personne qui sait que la valeur de ce qu'elle dit ne paraîtra que plus précieuse si elle n'enfle pas la voix pour le dire: "Je vous dirai que dès le premier jour j'ai dit à mon mari: ça ne me va pas, la façon dont cet homme s'est introduit chez moi. Ça a quelque chose de louche. Nous avions une propriété au fond d'une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses qui m'étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi au début il ne pouvait pas venir par le train avec les autres habitués. Moi je lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Hé bien non, il avait préféré habiter Doncières où il y avait énormément de troupe. Tout ça sentait l'espionnage à plein nez".

Pour la première des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d'être passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison à Mme Verdurin. En fait, ils étaient ingrats, car M. de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager dans la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l'histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n'en voyant aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs et mettaient à mille pieds au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et, en revanche, professaient des théories de sociologie et d'économie politique. M. de Charlus s'enchantait à raconter des mots involontairement lyriques, et à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de X..., la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une espèce d'imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse de X... une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être portées mais sans qu'on ait l'air d'y faire aucune attention et qui elles, plus intelligentes, couraient à la Sorbonne ou à la Chambre, si Deschanel devait parler. Bref, les gens du monde s'étaient désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir trop pénétré, mais sans avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On le trouvait "avant guerre", démodé, car ceux-là même qui sont le plus incapables de juger les mérites, sont ceux qui pour les classer adoptent le plus l'ordre de la mode; ils n'ont pas épuisé, pas même effleuré les hommes de mérite qu'il y avait dans une génération et maintenant il faut les condamner tous en bloc car voici l'étiquette d'une génération nouvelle qu'on ne comprendra pas davantage.

Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l'esprit juste-milieu des gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux et même dans le monde la place que M. de Charlus avait, en prenant les deux fois autant de peine réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d'une haine implacable; c'était non seulement cruel de la part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu'eussent été ses relations exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu'il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d'une telle générosité, d'une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu'en le quittant l'idée que Charlie avait emportée de lui n'était nullement l'idée d'un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie) mais de l'homme ayant le plus d'idées élevées qu'il eût jamais connu, un homme d'une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que même brouillé avec lui il disait sincèrement à des parents: "Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence." Aussi quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu'il bafouait en lui ce n'était pas le vice, c'était la vertu. Un peu avant la guerre, de petites chroniques transparentes pour ce qu'on appelait les initiés avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l'une intitulée: "Les mésaventures d'une douairière en us, les vieux jours de la Baronne", Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n'écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L'inversion du baron n'était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique "Frau Bosch", "Frau von den Bosch" étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d'un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven: "Une Allemande". Enfin deux nouvelles: "Oncle d'Amérique et Tante de Francfort" et "Gaillard d'arrière", lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même qui s'était écrié: "Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne nous caviarde pas."

Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte mais d'une façon à laquelle seul peut-être j'étais sensible et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n'avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s'était faite d'une façon toute particulière et si rare que c'est à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J'ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte avait quand il parlait de choisir ses mots, de les prononcer. Morel qui l'avait longtemps rencontré, avait fait de lui alors des "imitations", où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu'il eût pris. Or maintenant Morel pour écrire transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j'ai voulu la citer ici. Elle ne produit d'ailleurs que des fleurs stériles.

Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait la situation irrégulière, affectait de trouver, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c'était peu de chose que d'être dans un bureau pendant la guerre et feignait de vouloir s'engager (alors qu'il n'avait qu'à rejoindre) pendant que Mme Verdurin faisait tout ce qu'elle pouvait pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer à son âge fût dans un État-Major et de tout homme qui n'allait pas chez elle, elle disait: "Où est-ce qu'il a encore trouvé le moyen de se cacher celui-là?" et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper: "Mais pas du tout, il n'a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d'à peu près aussi dangereux que de promener un ministre, c'est moi qui vous le dis, je vous en réponds, je le sais par quelqu'un qui l'a vu"; mais pour les fidèles ce n'était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme une grande "ennuyeuse" qui les faisait la lâcher; aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu'ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à dîner et quand ils n'étaient pas encore arrivés ou déjà partis de flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet embusquage, et elle était désolée de voir Morel feindre de vouloir s'y montrer récalcitrant; aussi lui disait-elle: "Mais si, vous servez dans ce bureau et plus qu'au front. Ce qu'il faut, c'est être utile, faire vraiment partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont et les embusqués. Eh bien, vous, vous en êtes, et soyez tranquille tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. "Telle dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n'étaient pas aussi rares, et qu'elle n'était pas obligée comme maintenant d'avoir surtout des femmes, si l'un d'eux perdait sa mère, elle n'hésitait pas à lui persuader qu'il pouvait sans inconvénient continuer à venir à ses réceptions. "Le chagrin se porte dans le cœur. Vous voudriez aller au bal (elle n'en donnait pas), je serais la première à vous le déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire, personne ne s'en étonnera. On sait bien que vous avez du chagrin..." Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles même à les empêcher d'aller dans le monde, la guerre suffisait. Elle voulait leur persuader qu'ils étaient plus utiles à la France en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout elle avait peu d'hommes, peut- être regrettait-elle parfois d'avoir consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n'y avait plus à revenir.

Mais si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus, chacun - avec quelques petites différences sans grande importance — continuait, comme si rien n'avait changé, Mme Verdurin à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs: par exemple chez Mme Verdurin, Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de "l'île du rêve", assez semblable à celui d'un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban bleu ciel rappelait celui des "Enfants de Marie"; quant à M. de Charlus, se trouvant dans une ville d'où les hommes déjà faits qui avaient été jusqu'ici son goût, avaient disparu, il faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies: il avait, par nécessité d'abord, pris l'habitude et ensuite le goût des petits garçons.

Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin s'effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt "face à l'ennemi", dirent les journaux, bien qu'il n'eût pas quitté Paris, mais se fût en effet surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J'avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu'il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et après s'être ainsi par l'alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvres d'art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matériellement qu'une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir, le type de beauté un peu lourde qu'il avait poursuivie, caressée dans des peintures, des tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable, aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie — qui soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe aurait pu désoler un peintre de Fêtes galantes ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître, les yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture à l'état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre peinture, et qui n'avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d'années et ce fut pour lui comme une peu de la beauté de son œuvre qui s'éclipsait avec un peu de ce qui existait dans l'univers de conscience de cette beauté.

Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta intermittent. Entretenant une nombreuse correspondance avec "le front", il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs. En somme, d'une manière générale, Mme Verdurin continua à recevoir et M. de Charlus à aller à ses plaisirs comme si rien n'avait changé. Et pourtant depuis deux ans l'immense être humain appelé France et dont même au point de vue purement matériel on ne ressent la beauté colossale que si on aperçoit la cohésion des millions d'individus qui comme des cellules aux formes variées le remplissent comme autant de petits polygones intérieurs, jusqu'au bord extrême de son périmètre, et si on le voit à l'échelle où un infusoire, une cellule, verrait un corps humain, c'est-à-dire grand comme le Mont Blanc, s'était affronté en une gigantesque querelle collective, avec cet autre immense conglomérat d'individus qu'est l'Allemagne. Au temps où je croyais ce qu'on disait, j'aurais été tenté en entendant l'Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d'y ajouter foi. Mais depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m'avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets qu'elles n'exprimaient pas, je ne laissais aucune parole juste en apparence de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct qui devinait ce que machinait chacun d'eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine, n'avaient été que des querelles particulières, n'intéressant que la vie de cette petite cellule spirituelle qu'est un être. Mais de même qu'il est des corps d'animaux, des corps humains, c'est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule, est grand comme une montagne, de même il existe d'énormes entassements organisés d'individus qu'on appelle nations; leur vie ne fait que répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes; et qui n'est pas capable de comprendre le mystère, les réactions, les lois de celles-ci, ne prononcera que des mots vides quand il parlera des luttes entre nations. Mais s'il est maître de la psychologie des individus, alors ces masses colossales d'individus conglomérés s'affrontant l'une l'autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte naissant seulement du conflit de deux caractères; et il les verra à l'échelle où verraient le corps d'un homme de haute taille, des infusoires dont il faudrait plus de dix mille pour remplir un cube d'un millimètre de côté. Telles depuis quelque temps, la grande figure France remplie jusqu'à son périmètre de millions de petits polygones aux formes variées, et la figure remplie d'encore plus de polygones Allemagne, avaient entre elles deux une de ces querelles, comme en ont, dans une certaine mesure, des individus.

Mais les coups qu'elles échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m'avait exposé les principes; et parce que même en les considérant du point de vue des individus elles en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d'un océan aux millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices de briser le cadre de montagne où ils sont circonscrits. Malgré cela, la vie continuait presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit et notamment pour M. de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n'avaient pas été aussi près d'eux, la permanence menaçante bien qu'actuellement enrayée d'un péril, nous laissant entièrement indifférents si nous ne nous le représentons pas. Les gens vont d'habitude à leurs plaisirs sans penser jamais que si les influences étiolantes et modératrices venaient à cesser, la prolifération des infusoires atteindrait son maximum, c'est-à-dire faisant en quelques jours un bond de plusieurs millions de lieues passerait d'un millimètre cube à une masse un million de fois plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit tout l'oxygène, toutes les substances dont nous vivons et qu'il n'y aurait plus ni humanité, ni animaux, ni terre, ou sans songer qu'une irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe pourrait être déterminée dans l'éther par l'activité incessante et frénétique que cache l'apparente immutabilité du soleil, ils s'occupent de leurs affaires sans penser à ces deux mondes, l'un trop petit, l'autre trop grand pour qu'ils aperçoivent les menaces cosmiques qu'ils font planer autour de nous. Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme Verdurin seule après la mort de M. Verdurin) et M. de Charlus allait à ses plaisirs sans guère songer que les Allemands fussent — immobilisés il est vrai par une sanglante barrière toujours renouvelée — à une heure d'automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu'ils avaient un salon politique, où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d'inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu'un courant d'air. Mme Verdurin souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s'en faire faire dans certain restaurant, dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant, le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu'il pût se tenir grand ouvert sans qu'elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait: "Quelle horreur! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies". Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant la bouche pleine ces réflexions désolées, l'air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d'une douce satisfaction.

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