CHAPITRE II (2ème tranche)
M. DE CHARLUS PENDANT LA GUERRE; SES OPINIONS, SES PLAISIRS
M. de Charlus allait
plus loin que ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France; il souhaitait
sans se l'avouer sinon que l'Allemagne triomphât, du moins qu'elle ne fût pas
écrasée comme tout le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles
les grands ensembles d'individus appelés nations se comportent eux-mêmes dans
une certaine mesure comme des individus. La logique qui les conduit est toute
intérieure et perpétuellement refondue par la passion comme celle de gens affrontés
dans une querelle amoureuse ou domestique, comme la querelle d'un fils avec son
père, d'une cuisinière avec sa patronne, d'une femme avec son mari. Celle qui
a tort croit cependant avoir raison comme c'était le cas pour l'Allemagne
et celle qui a raison, donne parfois de son bon droit des arguments qui
ne lui paraissent irréfutables que parce qu'ils répondent à sa passion. Dans ces
querelles d'individus pour être convaincu du bon droit de n'importe laquelle des
parties le plus sûr est d'être cette partie-là, un spectateur ne l'approuvera
jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l'individu s'il fait vraiment
partie de la nation, n'est qu'une cellule de l'individu: nation. Le bourrage de
crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu'ils allaient être battus
qu'aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui avait dit qu'il allait
être tué par les Berthas. Le véritable bourrage de crâne on se le fait à soi-même
par l'espérance qui est un genre de l'instinct de conservation d'une nation si
l'on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu'a
d'injuste la cause de l'individu Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce
qu'à de juste la cause de l'individu France, le plus sûr n'était pas pour un Allemand
de n'avoir pas de jugement, pour un Français d'en avoir, le plus sûr pour l'un
ou pour l'autre c'était d'avoir du patriotisme. M. de Charlus qui avait de rares
qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d'affection,
de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses parmi lesquelles celle d'avoir
eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle n'avait pas de patriotisme.
Il était par conséquent du corps France comme du corps Allemagne. Si j'avais été
moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir une des cellules du corps
France, il me semble que ma façon de juger la querelle n'eût pas été la même qu'elle
eût pu être autrefois. Dans mon adolescence où je croyais exactement ce qu'on
me disait, j'aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester
de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute, mais depuis longtemps
je savais que nos pensées ne s'accordent pas toujours avec nos paroles.
Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j'aurais fait si je n'avais pas été
acteur, si je n'avais pas été une partie de l'acteur France, comme dans mes querelles
avec Albertine où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de
mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement.
Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu'il n'était plus qu'un spectateur,
tout devait le porter à être germanophile, du moment que n'étant pas véritablement
français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les
plus nombreux; nul doute que vivant en Allemagne les sots d'Allemagne défendant
avec sottise et passion une cause injuste ne l'eussent irrité; mais vivant en
France les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne
l'irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur
droit, n'est jamais irréfutable pour celui qui n'est pas passionné. M. de Charlus
relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction
que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent
particulièrement irrité. M. de Charlus l'était par l'optimisme triomphant de gens
qui ne connaissaient pas comme lui l'Allemagne et sa force, qui croyaient chaque
mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d'un an n'étaient pas moins
assurés dans un nouveau pronostic, comme s'ils n'en avaient pas porté avec tout
autant d'assurance, d'aussi faux, mais qu'ils avaient oubliés disant si, on le
leur rappelait, que "ce n'était pas la même chose". Or, M. de Charlus
qui avait certaines profondeurs dans l'esprit, n'eût peut-être pas compris en
Art que le "ce n'est pas la même chose" opposé par les détracteurs de
Monet à ceux qui leur disent "on a dit la même chose pour Delacroix",
répondait à la même tournure d'esprit. Enfin M. de Charlus était pitoyable, l'idée
d'un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas
les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses
du condamné et de l'impossibilité d'assassiner le juge, le bourreau, et la foule
ravie de voir que "justice est faite". Il était certain en tous cas
que la France ne pouvait plus être vaincue, et en revanche il savait que les Allemands
souffraient de la famine, seraient obligés un jour ou l'autre de se rendre à merci.
Cette idée elle aussi lui était rendue plus désagréable par ce fait qu'il vivait
en France. Ses souvenirs de l'Allemagne étaient malgré tout lointains, tandis
que les Français qui parlaient de l'écrasement de l'Allemagne avec une joie qui
lui déplaisait, c'était des gens dont les défauts lui étaient connus, la figure
antipathique. Dans ces cas-là on plaint plus ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on
imagine, que ceux qui sont tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne,
à moins alors d'être tout à fait ceux-là, de ne faire qu'une chair avec eux; le
patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour soi-même dans
une querelle amoureuse. Aussi la guerre était- elle pour M. de Charlus une culture
extraordinairement féconde de ces haines qui chez lui naissaient en un instant,
avaient une durée très courte mais pendant laquelle il se fût livré à toutes les
violences. En lisant les journaux, l'air de triomphe des chroniqueurs présentant
chaque jour l'Allemagne à bas: "La Bête aux abois, réduite à l'impuissance",
alors que le contraire n'était que trop vrai, l'enivrait de rage par leur sottise
allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés à ce moment-là par des
gens connus qui trouvaient là une manière de "reprendre du service",
par des Brichot, par des Norpois, par des Legrandin, M. de Charlus rêvait de les
rencontrer, de les accabler des plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement
instruit des tares sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant
qu'elles étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les souverains
des "Empires de proie", chez Wagner, etc. Il brûlait de se trouver face
à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre vice devant tout le monde
et de laisser ces insulteurs d'un vaincu, déshonorés et pantelants. M. de Charlus
enfin avait encore des raisons plus particulières d'être ce germanophile. L'une
était qu'homme du monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi
les gens honorables, parmi les hommes d'honneur, les gens qui ne serreront pas
la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur dureté; il les
savait insensibles aux larmes d'un homme qu'ils font chasser d'un cercle ou avec
qui ils refusent de se battre, dût leur acte de "propreté morale" amener
la mort de la mère de la brebis galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu'il
eût pour l'Angleterre, cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant
le blé et le lait d'entrer en Allemagne, c'était un peu cette nation d'hommes
d'honneur, de témoins patentés, d'arbitres en affaires d'honneur; tandis qu'il
savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains personnages de Dostoïewski
peuvent être meilleurs, et je n'ai jamais pu comprendre pourquoi il leur identifiait
les Allemands, le mensonge et la ruse ne leur suffisant pas pour faire préjuger
un bon cur qu'il ne semble pas que les Allemands aient montré. Enfin, un
dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus, il la devait, et
par une réaction très bizarre, à son "charlisme". Il trouvait les Allemands
fort laids, peut-être parce qu'ils étaient un peu trop près de son sang, il était
fou des marocains, mais surtout des anglo-saxons en qui il voyait comme des statues
vivantes de Phidias. Or, chez lui le plaisir n'allait pas sans une certaine idée
cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force; l'homme qu'il
aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru en prenant partie
contre les Allemands agir comme il n'agissait que dans les heures de volupté,
c'est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c'est-à-dire enflammée
pour le mal séduisant, et écrasant la vertueuse laideur, il en fut encore ainsi
au moment du meurtre de Raspoutine (meurtre auquel on fut surpris d'ailleurs de
trouver un si fort cachet de couleur russe), dans un souper à la Dostoïewski (impression
qui eût été encore bien plus forte si le public n'avait pas ignoré de tout cela
ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement
que nous finissons par croire que la littérature n'a aucun rapport avec elle et
que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous
ont montrées s'étalent, sans peur de s'abîmer, gratuitement, naturellement, en
pleine vie quotidienne et par exemple, qu'un souper, un meurtre, événement russe,
ont quelque chose de russe.
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre,
il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés,
spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine quand ils causaient
avec vous de s'excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et
étaient prêts à en propager sincèrement d'autres qu'ils oublieraient aussi vite.
C'était l'époque où il y avait continuellement des raids de gothas; l'air grésillait
perpétuellement d'une vibration vigilante et sonore d'aéroplanes français. Mais
parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie, seule musique
allemande qu'on eût entendue depuis la guerre jusqu'à l'heure où les pompiers
annonçaient que l'alerte était finie tandis qu'à côté d'eux la berloque, comme
un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait
en l'air son cri de joie.
M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la
guerre avaient été militaristes, reprochant surtout à la France de ne pas l'être
assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l'Allemagne
mais même son admiration de l'armée. Sans doute ils changeaient d'avis dès qu'il
s'agissait de ralentir la guerre contre l'Allemagne et dénonçaient avec raison
les pacifistes. Mais par exemple Brichot ayant accepté, malgré ses yeux, de rendre
compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exaltait
le roman d'un Suisse où sont raillés comme semence de militarisme, deux enfants
tombant d'une admiration symbolique, à la vue d'un dragon. Cette raillerie avait
de quoi déplaire pour d'autres raisons à M. de Charlus lequel estimait qu'un dragon
peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l'admiration
de Brichot, sinon pour le livre, que le Baron n'avait pas lu, du moins pour son
esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout
ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de
Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le
faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n'était en
réalité qu'une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique,
obligée de militariste, qu'elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme,
lequel était de tendances antimilitaristes, à se faire presque antimilitariste
puisque c'était maintenant contre la Germanie, sur-militariste qu'elle luttait)
Brichot s'écriait-il: "Oh le spectacle bien mirifique et digne d'attirer
la jeunesse d'un siècle tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force:
un dragon! On peut juger de ce que sera la vile soldatesque d'une génération élevée
dans le culte de ces manifestations de force brutale!"
"Voyons me dit M. de Charlus, vous connaissez Brichot et Cambremer. Chaque
fois que je les vois ils me parlent de l'extraordinaire manque de psychologie
de l'Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu'ici ils avaient eu grand souci
de la psychologie, et que même maintenant ils soient capables d'en faire preuve.
Mais croyez bien que je n'exagère pas. Qu'il s'agisse du plus grand allemand,
de Nietzsche, de Gthe, vous entendrez Brichot dire: "avec l'habituel
manque de psychologie qui caractérise la race teutonne". Il y a évidemment
dans la guerre des choses qui me font plus de peine. Mais avouez que c'est énervant.
Norpois est plus fin je le reconnais, bien qu'il n'ait pas cessé de se tromper
depuis le commencement. Mais qu'est-ce que ça veut dire que ces articles qui excitent
l'enthousiasme universel. Mon cher Monsieur, vous savez aussi bien que moi ce
que vaut Brichot que j'aime beaucoup même depuis le schisme qui m'a séparé de
sa petite église, à cause de quoi, je le vois beaucoup moins. Mais enfin j'ai
une certaine considération pour ce régent de collège, beau parleur et fort instruit,
et j'avoue que c'est fort touchant qu'à son âge, et diminué comme il est, car
il l'est très sensiblement depuis quelques années, il se soit remis comme il dit
à servir. Mais enfin la bonne intention est une chose, le talent en est une autre
et Brichot n'a jamais eu de talent. J'avoue que je partage son admiration pour
certaines grandeurs de la guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu'un partisan
aveugle de l'Antiquité comme Brichot qui n'avait pas assez de sarcasmes pour Zola
trouvant plus de poésie dans un ménage d'ouvriers, dans la mine, que dans les
palais historiques ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d'Homère, et Watteau
au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu'Austerlitz
même, ce n'était rien à côté de Vauquois. Cette fois du reste le public qui avait
résisté aux modernistes de la littérature et de l'art suit ceux de la guerre,
parce que c'est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les petits esprits
sont écrasés non par la beauté, mais par l'énormité de l'action. On n'écrit plus
Kolossal qu'avec un K, mais au fond ce devant quoi on s'agenouille c'est bien
du colossal.
C'est du reste une étrange chose ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue
qu'il prenait par moments. J'entends des gens qui ont l'air très heureux toute
la journée, qui prennent d'excellents coktails, déclarer qu'ils ne pourront aller
jusqu'au bout de la guerre, que leur cur n'aura pas la force, qu'ils ne
peuvent pas penser à autre chose, qu'ils mourront tout d'un coup et le plus extraordinaire,
c'est que cela arrive en effet, Comme c'est curieux! Est-ce une question d'alimentation,
parce qu'ils n'ingèreront plus que des choses mal préparées, ou parce que pour
prouver leur zèle, ils s'attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le
régime qui les conservait. Mais enfin j'enregistre un nombre étonnant de ces étranges
morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais plus ce que
je vous disais, que Brichot et Norpois admiraient cette guerre mais quelle singulière
manière d'en parler. D'abord avez-vous remarqué ce pullulement d'expressions nouvelles
qu'emploie Norpois qui quand elles ont fini par s'user à force d'être employées
tous les jours car vraiment il est infatigable, et je crois que c'est la
mort de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse sont
immédiatement remplacées par d'autres lieux communs. Autrefois je me rappelle
que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui apparaissaient, se maintenaient,
puis disparaissaient: celui qui sème le vent récolte la tempête, les chiens aboient,
la caravane passe, faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonne finance
disait le baron Louis. Il y a des symptômes qu'il serait exagéré de prendre au
tragique mais qu'il convient de prendre au sérieux, travailler pour le roi de
Prusse (celle-là a d'ailleurs ressuscité, ce qui était infaillible). Hé bien depuis
hélas que j'en ai vu mourir, nous avons eu le chiffon de papier, les empires de
proie, la fameuse kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants sans
défense, la victoire appartient comme disent les Japonais à celui qui sait souffrir
un quart d'heure de plus que l'autre, les Germano-Touraniens, la barbarie scientifique
si nous voulons gagner la guerre selon la forte expression de M. Lloyd
George enfin ça ne se compte plus, et le mordant des troupes, et le cran
des troupes. Même la syntaxe de l'excellent Norpois subit du fait de la guerre
une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports.
Avez-vous remarqué que l'excellent homme tenant à proclamer ses désirs comme une
vérité sur le point d'être réalisée, n'ose pas tout de même employer le futur
pur et simple qui risquerait d'être contredit par les événements mais a adopté
comme signe de ce temps le verbe savoir". J'avouai à M. de Charlus que je
ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire. Il me faut noter ici que le Duc
de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était de
plus aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux
pour un traître qui méritait mille fois d'être fusillé.
Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison M. de Guermantes répondait
que s'il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent
"j'ai trahi" on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le
cas où je n'aurais pas l'occasion d'y revenir, je noterai aussi que deux ans plus
tard, le Duc de Guermantes animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché
militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se
lia, comme au temps de l'affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes, que
dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait
la condamnation certaine et le crime patent, d'entendre le couple charmant et
lettré dire: "Mais il sera probablement acquitté, il n'y a absolument rien
contre lui". M. de Guermantes essaya d'alléguer que M. de Norpois, dans sa
déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré: "Vous êtes le Giolitti
de la France, oui M. Caillaux vous êtes le Giolitti de la France". Mais le
couple charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves
de son gâtisme et conclu qu'il avait dit cela devant M. Caillaux atterré disait
le Figaro, mais probablement en réalité devant M. Caillaux narquois. Les
opinions du Duc de Guermantes n'avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement
à l'influence d'une anglaise n'est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître
si on l'eut prophétisé même en 1919, où les Anglais n'appelaient les Allemands
que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur
opinion à eux aussi devait changer et toute décision être approuvée par eux qui
pouvait contrister la France et venir en aide à l'Allemagne. Pour revenir à M.
de Charlus. "Mais si", répondit-il à l'aveu que je ne le comprenais
pas "savoir dans les articles de Norpois est le signe du futur, c'est-à-dire
le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous d'ailleurs," ajouta-t-il
peut-être sans une complète sincérité. "Vous comprenez bien que si savoir
n'était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que
le sujet de ce verbe pût être un pays, par exemple chaque fois que Brichot dit:
"L'Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du droit".
"La Monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence".
Il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les
siens, comme les vôtres) mais enfin là le verbe peut encore garder malgré tout
son sens ancien, car un pays peut "savoir", l'Amérique peut savoir,
la monarchie "bicéphale" elle-même peut savoir (malgré l'éternel manque
de psychologie), mais le doute n'est plus possible quand Brichot écrit "ces
dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres" "la région
des lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des alliés".
"Les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l'opinion
de la grande "majorité du pays". Or il est certain que ces dévastations,
ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent
pas "savoir". Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres
l'injonction (à laquelle j'ai le regret de constater qu'ils ne semblent pas obéir)
de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux "Boches"
(M. de Charlus mettait à prononcer le mot boche le même genre de hardiesse que
jadis dans le train de Balbec à parler des hommes dont le goût n'est pas pour
les femmes). D'ailleurs avez-vous remarqué avec quelles ruses Norpois a toujours
commencé dès 1914 ses articles aux neutres. Il commence par déclarer que certes
la France n'a pas à s'immiscer dans la politique de l'Italie ou de la Roumanie
ou de la Bulgarie, etc. Seules c'est à ces puissances qu'il convient de décider
en toute indépendance et en ne consultant que l'intérêt national si elles doivent
ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières déclarations de l'article
(ce qu'on eût appelé autrefois l'exorde) sont si remarquables et désintéressées,
le morceau suivant l'est généralement beaucoup moins. Toutefois en continuant,
dit en substance Norpois, il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel
de la lutte, les nations qui se seront rangées du côté du Droit et de la Justice.
On ne peut attendre que les alliés récompensent, en leur octroyant leurs territoires,
d'où s'élève depuis des siècles la plainte de leurs frères opprimés, les peuples
qui suivant la politique de moindre effort n'auront pas mis leur épée au service
des alliés."
Ce premier pas fait vers un conseil d'intervention, rien n'arrête plus Norpois,
ce n'est plus seulement le principe mais l'époque de l'intervention sur lesquels
il donne des conseils de moins en moins déguisés. "Certes dit-il en faisant
ce qu'il appellerait lui-même le bon apôtre, c'est à l'Italie, à la Roumanie seules
de décider de l'heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra
d'intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu'à trop tergiverser elles risquent
de laisser passer l'heure. Déjà les sabots des cavaliers russes font frémir la
Germanie traquée d'une indicible épouvante. Il est bien évident que les peuples
qui n'auront fait que voler au secours de la victoire dont on voit déjà l'aube
resplendissante n'auront nullement droit à cette même récompense qu'ils peuvent
encore en se hâtant, etc." C'est comme au théâtre quand on dit: "Les
dernières places qui restent ne tarderont pas à être enlevées. Avis aux retardataires."
Raisonnement d'autant plus stupide que Norpois le refait tous les six mois, et
dit périodiquement à la Roumanie: "L'Heure est venue pour la Roumanie de
savoir si elle veut ou non réaliser ses aspirations nationales. Qu'elle attende
encore il risque d'être trop tard". Or, depuis deux ans qu'il le dit, non
seulement le "trop tard" n'est pas encore venu, mais on ne cesse de
grossir les offres qu'on fait à la Roumanie. De même il invite la France, etc.,
à intervenir en Grèce en tant que puissance protectrice parce que le traité qui
liait la Grèce à la Serbie n'a pas été tenu. Or, de bonne foi, si la France n'était
pas en guerre et ne souhaitait pas le concours ou la neutralité bienveillante
de la Grèce, aurait-elle l'idée d'intervenir en tant que puissance protectrice,
et le sentiment moral qui la pousse à se révolter parce que la Grèce n'a pas tenu
ses engagements avec la Serbie, ne se tait-il pas aussi dès qu'il s'agit de violation
tout aussi flagrante de la Roumanie et de l'Italie qui, avec raison, je le crois,
comme la Grèce aussi, n'ont pas rempli leurs devoirs, moins impératifs et étendus
qu'on ne dit d'alliés de l'Allemagne. La vérité c'est que les gens voient tout
par leur journal et comment pourraient-ils faire autrement puisqu'ils ne connaissent
pas personnellement les gens ni les événements dont il s'agit. Au temps de l'affaire
qui passionnait si bizarrement à une époque dont il est convenu de dire que nous
sommes séparés par des siècles, car les philosophes de la guerre ont accrédité
que tout lien est rompu avec le passé, j'étais choqué de voir des gens de ma famille
accorder toute leur estime à des anticléricaux, anciens communards que leur journal
leur avait présenté comme antidreyfusards et honnir un général bien né et catholique
mais révisionniste. Je ne le suis pas moins de voir tous les Français exécrer
l'Empereur François-Joseph qu'ils vénéraient, avec raison je peux vous le dire
moi qui l'ai beaucoup connu et qu'il veut bien traiter en cousin. Ah, je ne lui
ai pas écrit depuis la guerre, ajouta-t-il comme avouant hardiment une faute qu'il
savait très bien qu'on ne pouvait blâmer. Si, la première année, et une seule
fois. Mais qu'est-ce que vous voulez cela ne change rien à mon respect pour lui,
mais j'ai ici beaucoup de jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui
trouveraient je le sais fort mauvais, que j'entretienne une correspondance suivie
avec le chef d'une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous, me critique qui
voudra, ajouta-t-il comme s'exposant hardiment à mes reproches, je n'ai pas voulu
qu'une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à Vienne. La plus grande critique
que j'adresserais au vieux souverain, c'est qu'un seigneur de son rang, chef d'une
des maisons les plus anciennes et les plus illustres d'Europe, se soit laissé
mener par ce petit hobereau fort intelligent d'ailleurs, mais enfin par un simple
parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n'est pas une des anomalies les moins
choquantes de cette guerre". Et comme dès qu'il se replaçait au point de
vue nobiliaire qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d'extraordinaires
enfantillages, il me dit du même ton qu'il m'eût parlé de la Marne ou de Verdun
qu'il y avait des choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre
celui qui écrirait l'histoire de cette guerre. "Ainsi, me dit-il, par exemple,
tout le monde est si ignorant que personne n'a fait remarquer cette chose si marquante:
le grand maître de l'ordre de Malte, qui est un pur boche, n'en continue pas moins
de vivre à Rome où il jouit en tant que grand maître de notre ordre, du privilège
de l'exterritorialité. C'est intéressant," ajouta-t-il d'un air de me dire:
"Vous voyez que vous n'avez pas perdu votre soirée en me rencontrant".
Je le remerciai et il prit l'air modeste de quelqu'un qui n'exige pas de salaire.
"Qu'est-ce que j'étais donc en train de vous dire? Ah! oui que les gens haïssaient
maintenant François-Joseph, d'après leur journal. Pour le roi Constantin de Grèce
et le tzar de Bulgarie, le public a oscillé, à diverses reprises, entre l'aversion
et la sympathie, parce qu'on disait tour à tour qu'ils se mettaient du côté de
l'Entente ou de ce que Norpois appelle les Empires centraux. C'est comme quand
il nous répète à tout moment que l'"heure de Venizelos va sonner". Je
ne doute pas que M. Venizelos soit un homme d'état plein de capacité, mais qui
nous dit que les gens désirent tant que cela Venizelos. Il voulait, nous dit-on,
que la Grèce tînt ses engagements envers la Serbie. Encore faudrait-il savoir
quels étaient ces engagements et s'ils étaient plus étendus que ceux que l'Italie
et la Roumanie ont cru pouvoir violer. Nous avons de la façon dont la Grèce exécute
ses traités et respecte sa constitution un souci que nous n'aurions certainement
pas si ce n'était pas notre intérêt. Qu'il n'y ait pas eu la guerre, croyez-vous
que les puissances "garantes" auraient même fait attention à la dissolution
des Chambres. Je vois simplement qu'on retire un à un ses appuis au Roi de Grèce
pour pouvoir le jeter dehors ou l'enfermer le jour où il n'aura plus d'armée pour
le défendre. Je vous disais que le public ne juge le Roi de Grèce et le Roi des
Bulgares que d'après les journaux. Et comment pourraient-ils penser, sur eux autrement
que par le journal puisqu'ils ne les connaissent pas. Moi je les ai vus énormément,
j'ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une
pure merveille. J'ai toujours pensé que l'Empereur Nicolas avait eu un énorme
sentiment pour lui. En tout bien tout honneur bien entendu. La Princesse Christian
en parlait ouvertement mais c'est une gale. Quant au tzar des Bulgares, c'est
une fine coquine, une vraie affiche mais très intelligent, un homme remarquable.
Il m'aime beaucoup".
M. de Charlus qui pouvait être si agréable devenait odieux quand il abordait ces
sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous
fait tout le temps valoir sa bonne santé. J'ai souvent pensé que dans le tortillard
de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait,
n'auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d'ostentation d'une manie et
mal à l'aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane
qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences
qu'ils croyaient désirer. De plus on était agacé d'entendre accuser tout le monde,
et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuve, par quelqu'un qui s'omettait
lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu'il appartenait
et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s'était
fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait
peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans "la vie") expliquant
tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu'on verse dans son défaut,
il était non seulement au-dessous de lui-même mais exceptionnellement satisfait
de lui. C'est ainsi que lui si grave, si noble, eut le sourire le plus niais pour
achever la phrase que voici: "Comme il y a de fortes présomptions du même
genre que pour Ferdinand de Cobourg à l'égard de l'Empereur Guillaume, cela pourrait
être la cause pour laquelle le Tsar Ferdinand s'est mis du côté des "Empires
de proie". Dame, au fond c'est très compréhensible, on est indulgent pour
une sur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli
comme explication de l'alliance de la Bulgarie avec l'Allemagne". Et de cette
explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s'il l'avait vraiment trouvée
très ingénieuse et qui même si elle avait reposé sur des faits vrais était aussi
puérile que les réflexions que M. de Charlus faisait sur la guerre, quand il la
jugeait en tant que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit
par une remarque juste: "Ce qui est étonnant, dit-il, c'est que ce public
qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est
persuadé qu'il juge par lui-même". En cela M. de Charlus avait raison. On
m'a raconté qu'il fallait voir les moments de silence et d'hésitation qu'avait
Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même
seulement à l'énonciation, mais à la formation d'une opinion personnelle, avant
de dire, sur le ton d'un sentiment intime: "Non, je ne crois pas qu'ils prendront
Varsovie". "Je n'ai pas l'impression qu'on puisse passer un second hiver".
"Ce que je ne voudrais pas, c'est une paix boiteuse". "Ce qui me
fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c'est la Chambre". "Si
j'estime tout de même qu'on pourrait percer". Et pour dire cela Odette prenait
un air mièvre qu'elle poussait à l'extrême quand elle disait: "Je ne dis
pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu'on
appelle le cran". Pour prononcer le cran (et même simplement pour le "mordant")
elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement
des rapins employant un terme d'atelier. Son langage à elle était pourtant plus
encore qu'autrefois la trace de son admiration pour les Anglais qu'elle n'était
plus obligée de se contenter d'appeler comme autrefois nos voisins d'outre-Manche,
ou tout au plus nos amis les Anglais, mais nos loyaux alliés! Inutile de dire
qu'elle ne se faisait pas faute de citer à tous propos l'expression de "fair
play" pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects,
et "ce qu'il faut c'est gagner la guerre", comme disent nos braves alliés.
Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce
qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu'il trouvait à vivre dans l'intimité
des Australiens aussi bien que des Ecossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens.
"Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l'argot de tous les braves "tommies",
il sait se faire entendre de ceux des plus lointaines "dominions" et
aussi bien qu'avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble
"private".
Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville m'autorise, tandis que
je descends les boulevards, côte à côte avec M. de Charlus, à une autre plus longue
encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme
Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre Brichot était ainsi que Norpois
jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très
fin et plus ou moins inconsciemment germanophile) il était encore bien plus maltraité
par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire
se plaire aux articles de Brichot, lesquels d'autre part n'étaient pas inférieurs
à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d'abord on se
rappelle peut-être que déjà à la Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin
du grand homme qu'il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de turc comme
Saniette, du moins l'objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il,
à ce moment-là, un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des
avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs associés
du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre, peut-être,
ou par la rapide cristallisation d'une élégance si longtemps retardée, mais dont
tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps
le salon des Verdurin, celui-ci s'était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles,
appâts d'abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités,
un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré
l'Institut, sa notoriété n'avait pas jusqu'à la guerre dépassé les limites du
salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire presque quotidiennement des articles
parés de ce faux brillant qu'on l'a vu si souvent dépenser sans compter pour les
fidèles, riches d'autre part d'une érudition fort réelle, et qu'en vrai sorbonien
il ne cherchait pas à dissimuler de quelques formes plaisantes qu'il l'entourât,
le "grand monde" fut littéralement ébloui. Pour une fois d'ailleurs
il donnait sa faveur à quelqu'un qui était loin d'être une nullité et qui pouvait
retenir l'attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de
sa mémoire. Et pendant que trois Duchesses allaient passer la soirée chez Mme
Verdurin, trois autres se disputaient l'honneur d'avoir chez elles à dîner le
grand homme, lequel acceptait chez l'une, se sentant d'autant plus libre que Mme
Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg
Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle, quand il devait
s'y trouver quelque personne brillante qu'il ne connaissait pas encore et qui
se hâterait de l'attirer. Ce fut ainsi que le journalisme dans lequel Brichot
se contentait en somme de donner tardivement, avec honneur et en échange d'émoluments
superbes, ce qu'il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon
des Verdurin, (car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était
disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire
Brichot à une gloire incontestée, s'il n'y avait pas eu Mme Verdurin.
Certes, les articles de Brichot étaient loin d'être aussi remarquables que le
croyaient les gens du monde. La vulgarité de l'homme apparaissait à tout instant
sous le pédantisme du lettré. Et à côté d'images qui ne voulaient rien dire du
tout (les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven,
Schiller a dû frémir dans son tombeau, l'encre qui avait paraphé la neutralité
de la Belgique était à peine séchée, Lénine parle, mais autant en emporte le vent
de la steppe), c'étaient des trivialités telles que: "Vingt mille prisonniers,
c'est un chiffre". "Notre commandement saura ouvrir l'il et le
bon". "Nous voulons vaincre, un point c'est tout". Mais mêlé à
tout cela, tant de savoir, tant d'intelligence, de si justes raisonnements. Or,
Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction
préalable de penser qu'elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait
avec l'attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper.
Or, il était malheureusement certain qu'il y en avait quelques-unes. On n'attendait
même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d'un auteur vraiment
peu connu, au moins dans l'uvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée
comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait
avec impatience l'heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives.
"Hé bien, qu'est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir? J'ai pensé à
vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu'il devient fou".
"Je ne l'ai pas encore lu, disait un fidèle." "Comment, vous ne
l'avez pas encore lu. Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez.
C'est-à-dire que c'est d'un ridicule à mourir". Et contente au fond que quelqu'un
n'eût pas encore lu le Brichot pour avoir l'occasion d'en mettre elle-même en
lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au Maître d'hôtel d'apporter
le Temps et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner
avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée,
cette campagne anti-Brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. "Je
ne le dis pas trop haut parce que j'ai peur que là-bas, disait-elle en montrant
la Comtesse Molé, on n'admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu'on
ne croit." Mme Molé, à qui on tâchait de faire entendre en parlant
assez fort qu'on parlait d'elle, tout en s'efforçant de lui montrer par des baissements
de voix, qu'on n'aurait pas voulu être entendu d'elle, reniait lâchement Brichot
qu'elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin,
et pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable,
disait: "Ce qu'on ne peut pas lui retirer, c'est que c'est bien écrit".
"Vous trouvez çà bien écrit vous, disait Mme Verdurin, moi je
trouve çà écrit comme par un cochon", audace qui faisait rire les gens du
monde, d'autant plus que Mme Verdurin, effarouchée elle-même par le
mot de cochon, l'avait prononcé en le chuchotant la main rabattue sur les lèvres.
Sa rage contre Brichot croissait d'autant plus que celui-ci étalait naïvement
la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait
chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d'employer
les mots nouveaux pour montrer qu'il n'était pas trop universitaire, elle avait
"caviardé" une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin
ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus
perspicace, le peu de cas qu'elle faisait de ce qu'il écrivait. Elle lui reprocha
seulement une fois d'écrire si souvent "je". Et il avait en effet l'habitude
de l'écrire continuellement d'abord parce que par habitude de professeur il se
servait constamment d'expressions comme "j'accorde que", "je veux
bien que l'énorme développement des fronts nécessite", etc., mais surtout
parce qu'ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique
bien longtemps avant la guerre, il s'était trouvé écrire très souvent: "J'ai
dénoncé dès 1897. J'ai signalé en 1901, j'ai averti dans ma petite brochure aujourd'hui
rarissime (habent sua fata libelli)" et ensuite l'habitude lui était
restée. Il rougit fortement de l'observation de Mme Verdurin qui lui
fut faite d'un ton aigre. "Vous avez raison, Madame, quelqu'un qui n'aimait
pas plus les Jésuites que M. Combes, encore qu'il n'ait pas eu de préface de notre
doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe
mon adversaire... avant le Déluge, a dit que le moi est toujours haïssable. "A
partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n'empêchait
pas le lecteur de voir que l'auteur parlait de lui et permit à l'auteur de ne
plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire
un article sur une seule négation, toujours à l'abri de on. Par exemple,
Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes
avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi: "On ne camoufle pas ici
la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On
n'a pas dit qu'elles n'avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t-on
qu'elles n'ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné
s'il n'est pas, etc.". Bref, rien qu'à énoncer tout ce qu'il ne dirait pas,
à rappeler tout ce qu'il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz,
Ovide, Appollonius de Tyane avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot
aurait pu constituer aisément la matière d'un fort volume. Il est à regretter
qu'il n'en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles
à retrouver. Le Faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme Verdurin,
commença par rire de Brichot chez elle, mais continua une fois sorti du petit
clan à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç'avait été
de l'admirer, et celles mêmes qu'il continuait d'intéresser en secret, dès le
temps qu'elles lisaient son article, s'arrêtaient et riaient dès qu'elles n'étaient
plus seules, pour ne pas avoir l'air moins fines que les autres. Jamais on ne
parla tant de Brichot qu'à cette époque dans le petit clan, mais par dérision.
On prenait comme critérium de l'intelligence de tout nouveau ce qu'il pensait
des articles de Brichot; s'il répondait mal la première fois, on ne se faisait
pas faute de lui apprendre à quoi l'on reconnaît que les gens sont intelligents.
" Enfin, mon pauvre ami, continua M. de Charlus, tout cela est épouvantable
et nous avons plus que d'ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme,
de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes
gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n'est pas du vandalisme
aussi. Est-ce qu'une ville qui n'aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une
ville dont toute la statuaire aurait été brisée. Quel plaisir puis-je avoir à
aller dîner au restaurant quand j'y suis servi par de vieux bouffons moussus qui
ressemblent au Père Didon, si ce n'est pas par des femmes en cornette qui me font
croire que je suis entré au bouillon Duval. Parfaitement, mon cher, et je crois
que j'ai le droit de parler ainsi parce que le Beau est tout de même le Beau dans
une matière vivante. Le grand plaisir d'être servi par des êtres rachitiques,
portant binocles, dont le cas d'exemption se lit sur le visage. Contrairement
à ce qui arrivait toujours jadis, si l'on veut reposer ses yeux sur quelqu'un
de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent
mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien
qu'ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est et quand reviendra
ce lieutenant anglais qui vient pour la première fois et sera peut-être tué demain.
Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l'auteur délicieux
de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises,
il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied
qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos
plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu'on leur
répétait que la guerre durerait deux mois. Ah! ils ne savaient pas comme moi la
force de l'Allemagne, la vertu de la race prussienne, dit-il en s'oubliant. Et
puis remarquant qu'il avait trop laissé voir son point de vue, ce n'est pas tant
l'Allemagne que je crains pour la France que la guerre elle-même. Les gens de
l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe
auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n'a aucun rapport.
C'est une maladie qui quand elle semble conjurée sur un point reprend sur un autre.
Aujourd'hui Noyon sera délivré, demain on n'aura plus ni pain ni chocolat, après-demain
celui qui se croyait tranquille et accepterait au besoin une balle qu'il n'imagine
pas s'affolera parce qu'il lira dans les journaux que sa classe est rappelée.
Quant aux monuments un chef-d'uvre unique comme Reims par la qualité, n'est
pas tellement ce dont la disparition m'épouvante, c'est surtout de voir anéantis
une telle quantité d'ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif
et charmant." Je pensai aussitôt à Combray et qu'autrefois j'aurais cru me
diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant la petite situation
que ma famille occupait à Combray. Je me demandai si elle n'avait pas été révélée
aux Guermantes et à M. de Charlus, soit par Legrandin, ou Swann, ou Saint-Loup,
ou Morel. Mais cette prétérition même était moins pénible pour moi que des explications
rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât pas de Combray.
"Je ne veux pas dire de mal des Américains, Monsieur, continua-t-il, il paraît
qu'ils sont inépuisablement généreux et comme il n'y a pas eu de chef d'orchestre
dans cette guerre, que chacun est entré dans la danse longtemps après l'autre,
et que les Américains ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent
avoir une ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant
la guerre ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher nos chefs-d'uvre.
Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément cet art déraciné, comme dirait
M. Barrès, est tout le contraire de ce qui faisait l'agrément délicieux de la
France. Le château expliquait l'église qui, elle-même, parce qu'elle avait été
un lieu de pèlerinage, expliquait la chanson de geste. Je n'ai pas à surfaire
l'illustration de mes origines et de mes alliances et d'ailleurs ce n'est pas
de cela qu'il s'agit. Mais dernièrement j'ai eu à régler une question d'intérêts,
et malgré un certain refroidissement qu'il y a entre le ménage et moi, à aller
faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui habite à Combray. Combray n'était qu'une
toute petite ville comme il y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés
en donateurs dans certains vitraux, dans d'autres étaient inscrites nos armoiries.
Nous y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par les
Français et par les Anglais parce qu'elle servait d'observatoire aux Allemands.
Tout ce mélange d'histoire survivante et d'art qui était la France se détruit,
et ce n'est pas fini. Et bien entendu je n'ai pas le ridicule de comparer, pour
des raisons de famille, la destruction de l'église de Combray à celle de la cathédrale
de Reims qui était comme le miracle d'une cathédrale gothique retrouvant naturellement
la pureté de la statuaire antique, ou de celle d'Amiens. Je ne sais si le bras
levé de Saint-Firmin est aujourd'hui brisé. Dans ce cas la plus haute affirmation
de la foi et de l'énergie a disparu de ce monde". "Son symbole, Monsieur,
lui répondis-je. Et j'adore autant que vous certains symboles. Mais il serait
absurde de sacrifier au symbole la réalité qu'il symbolise. Les cathédrales doivent
être adorées jusqu'au jour où pour les préserver il faudrait renier les vérités
qu'elles enseignent. Le bras levé de Saint-Firmin dans un geste de commandement
presque militaire, disait: que nous soyons brisés si l'honneur l'exige. Ne sacrifiez
pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d'avoir un moment
fixé des vérités humaines." "Je comprends ce que vous voulez dire, me
répondit M. de Charlus, et M. Barrès qui nous a fait hélas trop faire de pèlerinages
à la Statue de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède a été touchant et gracieux
quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins chère que
la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule la colère de nos journaux
contre le général allemand qui commandait là-bas et qui disait que la Cathédrale
de Reims lui était moins précieuse que celle d'un soldat allemand. C'est du reste
ce qui est exaspérant et navrant, c'est que chaque pays dit la même chose. Les
raisons pour lesquelles les associations industrielles de l'Allemagne déclarent
la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées
de revanche, sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger
contre les velléités d'invasion des Boches. Pourquoi la restitution de l'Alsace-Lorraine
a-t-elle paru à la France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif
suffisant pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année. Vous avez
l'air de croire que la victoire est désormais promise à la France, je le souhaite
de tout mon cur, vous n'en doutez pas, mais enfin depuis qu'à tort ou à
raison les Alliés se croient sûrs de vaincre, (pour ma part je serais naturellement
enchanté de cette solution mais je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier,
de victoire à la Pyrrhus avec un coût qui ne nous est pas dit), et que les Boches
ne se croient plus sûrs de vaincre on voit l'Allemagne chercher à hâter la paix,
la France à prolonger la guerre, la France qui est la France juste et a raison
de faire entendre des paroles de justice, mais est aussi la douce France et devrait
faire entendre des paroles de pitié, fût-ce seulement pour ses propres enfants
et pour qu'à chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient autre chose à éclairer
que des tombes. Soyez franc mon cher ami, vous-même m'aviez fait une théorie sur
les choses qui n'existent que grâce à une création perpétuellement recommencée.
La création du monde n'a pas eu lieu une fois pour toutes, me disiez-vous, elle
a nécessairement lieu tous les jours. Hé bien si vous êtes de bonne foi, vous
ne pouvez pas excepter la guerre de cette théorie. Notre excellent Norpois a beau
écrire (en sortant un des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que
l'aube de la victoire et le Général Hiver) "maintenant que l'Allemagne a
voulu la guerre, les dés en sont jetés", la vérité c'est que chaque matin
on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer est aussi coupable
que celui qui l'a commencée, plus peut-être car ce premier n'en prévoyait peut-être
pas toutes les horreurs. Or rien ne dit qu'une guerre aussi prolongée même si
elle doit avoir une issue victorieuse ne soit pas sans péril. Il est difficile
de parler de choses qui n'ont point de précédent et des répercussions sur l'organisme
d'une opération qu'on tente pour la première fois. Généralement, il est vrai,
ces nouveautés dont on s'alarme se passent fort bien. Les républicains les plus
sages pensaient qu'il était fou de faire la séparation de l'Église. Elle a passé
comme une lettre à la poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la
Guerre, sans qu'on crie ouf. Pourtant que ne peut-on pas craindre d'un surmenage
pareil à celui d'une guerre ininterrompue pendant plusieurs années. Que feront
les hommes au retour, seront-ils las, la fatigue les aura-t-elle rompus ou affolés?
Tout cela pourrait mal tourner sinon pour la France, au moins pour le gouvernement,
peut-être même pour la forme du gouvernement. Vous m'avez fait lire autrefois
l'admirable Aimée de Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée
de Coigny n'attendît pas du développement de la guerre que fait la République
ce qu'en 1812 Aimée de Coigny attendit de la guerre que faisait l'Empire. Si l'Aimée
actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles? Je ne le désire pas. Pour
en revenir à la guerre elle-même, ce premier qui l'a commencée est-il l'empereur
Guillaume? J'en doute fort. Et si c'est lui qu'a-t-il fait autre chose que Napoléon
par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m'étonne de voir inspirer
tant d'horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui le jour de la déclaration
de guerre se sont écriés comme le Général X.: "J'attendais ce jour-là depuis
quarante ans. C'est le plus beau jour de ma vie". Dieu sait si personne a
protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place
disproportionnée aux nationalistes, aux militaires quand tout ami des arts était
accusé de s'occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n'était
pas belliqueuse était délétère. C'est à peine si un homme du monde authentique
comptait auprès d'un général. Une folle faillit même présenter à M. Syveton.
Vous me direz que ce que je m'efforçais de maintenir n'était que les règles mondaines.
Mais malgré leur frivolité apparente elles eussent peut-être empêché bien des
excès. J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire, ou la logique. On
se rend compte cinquante ans après qu'ils ont conjuré de grands périls. Or nos
nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu'auboutistes des hommes...
Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait ils poussent
bien à la continuation de la guerre. Mais ce n'est que pour exterminer une race
belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu'ils
trouvaient si beau il y a quinze ans leur fait horreur; non seulement ils reprochent
à la Prusse d'avoir fait prédominer chez elle l'élément militaire, mais en tout
temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout
ce qu'ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts, mais même la galanterie.
Il suffit qu'un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu'il
soit devenu du même coup un ami de la paix... Il est persuadé que dans toutes
les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n'ose
lui répondre que les "Dames" des Chevaliers, au moyen âge et la Béatrice
de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de
M. Becque. Je m'attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire
russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de
la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu'eux-mêmes jugeaient
le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux Tzar était encore honoré il
y a quelques mois parce qu'il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant
qu'on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de la glorifier.
Ainsi tourne la Roue du Monde. Et pourtant l'Allemagne emploie tellement les mêmes
expressions que la France que c'est à croire qu'elle la cite, elle ne se lasse
pas de dire qu'elle "lutte pour l'existence". Quand je lis "nous
luttons contre un ennemi implacable et cruel jusqu'à ce que nous ayons obtenu
une paix qui nous garantisse l'avenir de toute agression et pour que le sang de
nos braves soldats n'ait pas coulé en vain", ou bien "qui n'est pas
pour nous est contre nous", je ne sais pas si cette phrase est de l'Empereur
Guillaume ou de M. Poincaré, car ils l'ont, à quelques variantes près, prononcée
vingt fois l'un et l'autre, bien qu'à vrai dire je doive confesser que l'Empereur
ait été en ce cas l'imitateur du Président de la République. La France n'aurait
peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée faible, mais
surtout l'Allemagne n'aurait peut-être pas été si pressée de la finir si elle
n'avait pas cessé d'être forte. D'être aussi forte, car forte, vous verrez qu'elle
l'est encore. "Il avait pris l'habitude de crier très fort en parlant, par
nervosité, par recherche d'issue pour des impressions dont il fallait n'ayant
jamais cultivé aucun art qu'il se débarrassât, comme un aviateur de ses
bombes, fût-ce en plein champ, là où ses paroles n'atteignaient personne, et surtout
dans le monde où elles tombaient au hasard et où il était écouté par snobisme,
de confiance, et tant il tyrannisait les auditeurs, on peut dire de force et même
par crainte. Sur les boulevards cette harangue était de plus une marque de mépris
à l'égard des passants pour qui il ne baissait pas plus la voix qu'il n'eût dévié
son chemin. Mais elle y détonnait, y étonnait et surtout rendait intelligible
à des gens qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour
des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu'à exciter
son hilarité. "Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après tout, ajouta-t-il,
on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir d'être le fait divers du
lendemain. En somme, pourquoi ne serais-je pas fusillé dans les fossés de Vincennes?
La même chose est bien arrivée à mon grand-oncle le duc d'Enghien. La soif du
sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que
les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait pour qu'ils se jetassent
sur elle que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que
dans ma jeunesse on eût appelé son pif!" Et il se mit à rire à gorge déployée
comme si nous avions été seuls dans un salon. Par moments, voyant des individus
assez louches extraits de l'ombre par le passage de M. de Charlus et se conglomérer
à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le
laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard
sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit par l'incohérence de la
démarche l'imminence probable d'un accès, se demande si sa compagnie est plutôt
désirée comme celle d'un soutien, ou redoutée comme celle d'un témoin à qui on
voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu
réussirait à l'écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l'événement
auquel on ne sait si l'on doit s'écarter ou non est révélée, chez le malade, par
les circuits qu'il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus les
diverses positions divergentes, signe d'un incident possible dont je n'étais pas
bien sûr s'il souhaitait ou redoutait que ma présence l'empêchât de se produire,
étaient par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même qui
marchait fort droit mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois
qu'il préférait éviter la rencontre, car il m'entraîna dans une rue de traverse,
plus obscure que le boulevard et où celui-ci ne cessait de déverser des soldats
de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant pour
M. de Charlus de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait frénétiquement
le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait
pas d'admirer les brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient
de Paris une ville, aussi cosmopolite qu'un port, aussi irréelle qu'un décor de
peintre qui n'a dressé quelques architectures que pour avoir un prétexte à grouper
les costumes les plus variés et les plus chatoyants. Il gardait tout son respect
et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis
à celles qui avaient été accusées de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu'en
s'abaissant à faire de la politique elles eussent donné prise "aux polémiques
des journalistes". Pour lui, à leur égard, rien n'était changé. Car sa frivolité
était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d'autres prestiges
était la chose durable et la guerre, comme l'affaire Dreyfus, des modes
vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes pour essai de
paix séparée avec l'Autriche qu'il l'eût considérée comme toujours aussi noble
et pas plus dégradée que ne nous apparaît aujourd'hui Marie-Antoinette d'avoir
été condamnée à la décapitation. En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble
comme une espèce de Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel,
parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où se révèlent
ceux de sa sorte. Et pourtant pourquoi ne peut-il y en avoir aucun dont la voix
soit jamais absolument juste... Même en ce moment où elle approchait le plus du
grave, elle était fausse encore et aurait eu besoin de l'accordeur. D'ailleurs
M. de Charlus ne savait littéralement où donner de la tête et il la levait souvent
avec le regret de ne pas avoir une jumelle qui d'ailleurs ne lui eût pas servi
à grand'chose, car en plus grand nombre que d'habitude, à cause du raid de zeppelins
de l'avant-veille qui avait réveillé la vigilance des pouvoirs publics, il y avait
des militaires jusque dans le ciel. Les aéroplanes que j'avais vu quelques heures
plus tôt faire comme des insectes des taches brunes sur le soir bleu passaient
maintenant dans la nuit qu'approfondissait encore l'extinction partielle des réverbères
comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de beauté que nous faisaient
éprouver ces étoiles humaines et filantes était peut-être surtout de faire regarder
le ciel vers lequel on lève peu les yeux d'habitude dans ce Paris dont en 1914,
j'avais vu la beauté presque sans défense, attendre la menace de l'ennemi qui
se rapprochait. Il y avait certes maintenant comme alors la splendeur antique
inchangée d'une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments
encore intacts l'inutile beauté de sa lumière, mais comme en , et plus qu'en il
y avait aussi autre chose, des lumières différentes et des feux intermittents,
que soit de ces aéroplanes, soit des projecteurs de la Tour Eiffel on savait dirigés
par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce même genre
d'émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance et de calme que j'avais
éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans la cellule de ce cloître militaire
où s'exerçaient, avant qu'ils consommassent un jour, sans une hésitation, en pleine
jeunesse, leur sacrifice, tant de curs fervents et disciplinés.
Après le raid de l'avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre,
il s'était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête,
il n'avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore
comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement
dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées.
Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on
aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces "étoiles
nouvelles". M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs et comme
il ne pouvait pas plus s'empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu'à
ses autres penchants tout en niant l'une comme l'autre. "D'ailleurs j'ajoute
que j'admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins,
pensez le courage qu'il faut. Mais ce sont des héros tout simplement. Qu'est-ce
que ça peut faire que ce soit sur des civils qu'ils lancent leurs bombes puisque
ces batteries tirent sur eux. Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon?
J'avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m'ayant donné
l'habitude pour mon travail de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais
qu'il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d'un canon
dont on est persuadé qu'il ne vous frappera pas ce jour-là. D'ailleurs formées
isolément ces idées de bombes lancées, de mort possible n'ajoutèrent pour moi
rien de tragique à l'image que je me faisais du passage des aéronefs allemands
jusqu'à ce que j'eusse vu de l'un d'eux ballotté, segmenté à mes regards par les
flots de brume d'un ciel agité, d'un aéroplane que bien que je le susse meurtrier,
je n'imaginais que stellaire et céleste, j'eusse vu. un soir le geste de la bombe
lancée vers nous. Car la réalité originale d'un danger n'est perçue que de cette
chose nouvelle, irréductible à ce qu'on sait déjà, qui s'appelle une impression
et qui est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne qui
découvrait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d'un accomplissement
qui la déformait tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l'aéroplane
menaçant et traqué et comme si s'étaient reflétées dans les nuages les fontaines
des Champs-Élysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d'eau
lumineux des projecteurs s'infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d'intentions
aussi, d'intentions prévoyantes et protectrices, d'hommes puissants et sages auxquels
comme la nuit au quartier de Doncières, j'étais reconnaissant que leur force daignât
prendre avec cette précision si belle la peine de veiller sur nous.
La nuit était aussi belle qu'en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair
de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière
fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place
de la Concorde auxquels l'effroi que j'avais des obus qui allaient peut-être les
détruire, donnait par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de
plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures
sans défense. "Vous n'avez pas peur, répéta M. de Charlus. Les Parisiens
ne se rendent pas compte. On me dit que Mme Verdurin donne des réunions
tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien
d'eux, j'ai entièrement rompu, ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux
comme si avait passé un télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en
levant le bras avec le geste qui signifie sinon je m'en lave les mains, du moins
"je ne peux rien vous dire" (bien que je ne lui demandasse rien). Je
sais que Morel y va toujours beaucoup"; me dit-il (c'était la première fois
qu'il m'en reparlait). "On prétend qu'il regrette beaucoup le passé, qu'il
désire se rapprocher de moi", ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette
même crédulité d'homme du faubourg qui dit: "On dit beaucoup que la France
cause plus que jamais avec l'Allemagne et que les pourparlers sont même engagés"
et de l'amoureux que les pires rebuffades n'ont pas persuadé. "En tous cas
s'il le veut il n'a qu'à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n'est pas à moi
à faire les premiers pas". Et sans doute il était bien inutile de le dire
tant c'était évident. Mais de plus ce n'était même pas sincère et c'est pour cela
qu'on était si gêné pour M. de Charlus car on sentait qu'en disant que ce n'était
pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait
que j'offrisse de me charger du rapprochement. Certes, je connaissais cette naïve
ou feinte crédulité des gens qui aiment quelqu'un, ou simplement ne sont pas reçus
chez quelqu'un, et imputent à ce quelqu'un un désir qu'il n'a pourtant pas manifesté,
malgré des sollicitations fastidieuses.
Malheureusement, dès le lendemain, disons-le tout de suite, M. de Charlus se trouva
dans la rue face à face avec Morel; celui-ci pour exciter sa jalousie le prit
par le bras, lui raconta des histoires plus ou moins vraies et quand M. de Charlus
éperdu, ayant besoin que Morel restât cette soirée auprès de lui, le supplia de
ne pas aller ailleurs, l'autre apercevant un camarade dit adieu à M. de Charlus
qui, de colère, espérant que cette menace que bien entendu il semblait ne devoir
exécuter jamais, ferait rester Morel, lui dit: "Prends garde, je me vengerai",
et Morel, riant, partit en tapotant sur le cou et en enlaçant par la taille son
camarade étonné.
A l'accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus avait, en me parlant de
Morel, scandé ses paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux,
j'eus l'impression qu'il y avait autre chose qu'une banale insistance. Je ne me
trompais pas et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement
(j'anticipe de beaucoup d'années pour le second de ces faits, postérieur à la
mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous
aurons l'occasion de le revoir plusieurs fois bien différent de ce que nous l'avons
connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement
oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ans seulement
après le soir où je descendai ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ
deux ans après cette soirée, je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus,
au plaisir qu'il aurait à revoir le violoniste et j'insistai auprès de lui pour
qu'il allât le voir, fût-ce une fois. "Il a été bon pour vous", dis-je
à Morel. "Il est déjà vieux, il peut mourir, il faut liquider les vieilles
querelles et effacer les traces de la brouille" Morel parut entièrement de
mon avis quant à un apaisement désirable, mais il n'en refusa pas moins catégoriquement
de faire même une seule visite à M. de Charlus. "Vous avez tort, lui dis-je.
Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé,
par vertu (soyez sûr qu'elle ne sera pas attaquée), par coquetterie?" Alors
le violoniste tordant dans son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute
extrêmement, me répondit en frissonnant: "Non, ce n'est pour rien de tout
cela, la vertu je m'en fous, la méchanceté, au contraire, je commence à le plaindre,
ce n'est pas par coquetterie, elle serait inutile, ce n'est pas par paresse, il
y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces, non, ce n'est à
cause de rien de tout cela; c'est, ne le dites jamais à personne et je suis fou
de vous le dire, c'est, c'est... c'est... par peur!" Il se mit à trembler
de tous ses membres. Je lui avouai que je ne le comprenais pas. "Non, ne
me demandez pas, n'en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux
dire que vous ne le connaissez pas du tout." "Mais quel tort peut-il
vous faire, il cherchera d'ailleurs d'autant moins à vous en faire qu'il n'y aura
plus de rancune entre vous. Et puis au fond, vous savez qu'il est très bon."
"Parbleu si, je le sais qu'il est bon! Et la délicatesse et la droiture.
Mais laissez-moi, ne m'en parlez plus je vous en supplie, c'est honteux à dire,
j'ai peur!" Le second fait date d'après la mort de M. de Charlus. On m'apporta
quelques souvenirs qu'il m'avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite
au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris
ses dispositions, puis s'était rétabli avant de tomber plus tard dans l'état où
nous le verrons le jour d'une matinée chez la princesse de Guermantes et
la lettre restée dans un coffre avec les objets qu'il léguait à quelques amis,
était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié
Morel. La lettre tracée d'une écriture fine et ferme était ainsi conçue: "Mon
cher ami, les voies de la Providence sont inconnues. Parfois c'est du défaut d'un
être médiocre, qu'elle use pour empêcher de faillir la suréminence d'un juste.
Vous connaissez Morel, d'où il est sorti, à quel faîte j'ai voulu l'élever, autant
dire à mon niveau. Vous savez qu'il a préféré retourner non pas à la poussière
et à la cendre d'où tout homme, c'est-à-dire le véritable phnix, peut renaître,
mais à la boue où rampe la vipère. Il s'est laissé choir, ce qui m'a préservé
de déchoir. Vous savez que mes armes contiennent la devise même de Notre-Seigneur:
"Inculcabis super leonem et aspidem" avec un homme représenté comme
ayant à la plante de ses pieds, comme support héraldique, un lion et un serpent.
Or si j'ai pu fouler ainsi le propre lion que je suis, c'est grâce au serpent
et à sa prudence qu'on appelle trop légèrement parfois un défaut, car la profonde
sagesse de l'Évangile en fait une vertu, au moins une vertu pour les autres. Notre
serpent aux sifflements jadis harmonieusement modulés, quand il avait un charmeur
fort charmé, du reste, n'était pas seulement musical et reptile,
il avait jusqu'à la lâcheté, cette vertu que je tiens maintenant pour divine la
Prudence. C'est cette divine prudence qui l'a fait résister aux appels que je
lui ai fait transmettre de revenir me voir, et je n'aurai de paix en ce monde
et d'espoir de pardon dans l'autre, que si je vous en fais l'aveu. C'est lui qui
a été en cela l'instrument de la Sagesse divine, car je l'avais résolu, il ne
serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait que l'un de nous deux disparût.
J'étais décidé à le tuer. Dieu lui a conseillé la prudence pour me préserver d'un
crime. Je ne doute pas que l'intercession de l'Archange Michel, mon saint patron,
n'ait joué là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l'avoir tant négligé
pendant plusieurs années et d'avoir si mal répondu aux innombrables bontés qu'il
m'a témoignées tout spécialement dans ma lutte contre le mal. Je dois à ce serviteur,
je le dis dans la plénitude de ma foi et de mon intelligence que le Père céleste
ait inspiré à Morel de ne pas venir. Aussi, c'est moi maintenant qui me meurs.
Votre fidèlement dévoué Semper, idem P. G. Charlus". Alors je compris
la peur de Morel; certes il y avait dans cette lettre bien de l'orgueil et de
la littérature. Mais l'aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi que le "côté
presque fou" que Madame de Guermantes trouvait chez son beau-frère, ne se
bornait pas, comme je l'avais cru jusque-là, à ces dehors momentanés de rage superficielle
et inopérante.
Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus
lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix
entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas, il continua ainsi: "Je
ne sais pas du reste pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous
prétexte que c'est la guerre, mais on danse, on dîne en ville. Les fêtes remplissent
ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de
notre Pompéï. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de
marine ne sont pas moins terribles qu'un volcan) vienne les surprendre à leur
toilette et éternise leur geste en l'interrompant, les enfants s'instruiront plus
tard en regardant dans des livres de classes illustrés Mme Molé qui
allait mettre une dernière couche de fard avant d'aller dîner chez une belle-sur,
ou Sosthène de Guermantes finissait de peindre ses faux sourcils; ce sera matière
à cours pour les Brichot de l'avenir; la frivolité d'une époque quand dix siècles
ont passé sur elle est digne de la plus grave érudition surtout si elle a été
conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave
projetées par bombardement. Quels documents pour l'histoire future; quand les
gaz asphyxiants analogues à ceux qu'émettaient le Vésuve et des écroulements comme
ceux qui ensevelirent Pompéï garderont intactes toutes les dernières imprudentes
qui n'ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues.
D'ailleurs, n'est-ce pas déjà depuis un an Pompéï par fragments, chaque soir,
que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille
bouteille de Mouton Rothschild ou de Saint-Émilion, mais pour cacher avec eux
ce qu'ils ont de plus précieux, comme les prêtres d'Herculanum surpris par la
mort au moment où ils emportaient les vases sacrés. C'est toujours l'attachement
à l'objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas comme Herculanum,
fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s'imposent; et cette lucidité qui
nous est donnée n'est pas que de notre époque, chacune l'a possédée. Si je pense
que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient
qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé
sur les murs d'une des maisons de Pompéï cette inscription révélatrice: "Sodoma,
Gomora".
Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu'elles éveillèrent en lui,
soit celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un instant les yeux
au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. "J'admire tous les héros
de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher, les soldats anglais que j'ai un peu
légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de foot-ball
assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels et quels professionnels
, hé bien, rien qu'esthétiquement ce sont des athlètes de la Grèce, vous
entendez bien de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt
des Spartiates. J'ai un ami qui est allé à Rouen où ils ont leur camp, il a vu
des merveilles, de pures merveilles dont on n'a pas idée. Ce n'est plus Rouen,
c'est une autre ville. Évidemment il y a aussi l'ancien Rouen, avec les Saints
émaciés de la cathédrale. Bien entendu, c'est beau aussi, mais c'est autre chose.
Et nos poilus! je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve en nos poilus,
aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passa là, avec son air dessalé, sa
mine éveillée et drôle. Il m'arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de
causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens; et les gars de province comme
ils sont amusants et gentils avec leur roulement d'r et leur jargon patoiseur...
Moi, j'ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais
leur parler, mais notre admiration pour les Français ne doit pas nous faire déprécier
nos ennemis, ce serait nous diminuer nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat
est le soldat allemand, vous qui ne l'avez pas vu comme moi défiler au pas de
parade, au pas de l'oie, "unter den Linden". En revenant à l'idéal de
virilité qu'il m'avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez
lui une forme philosophique usant d'ailleurs de raisonnements absurdes, qui par
moments, même quand il venait d'être supérieur, laissaient voir la trame trop
mince du simple homme du monde, bien qu'homme du monde intelligent: "Voyez-vous,
me dit-il, le superbe gaillard qu'est le soldat boche est un être fort, sain,
ne pensant qu'à la grandeur de son pays, "Deutschland uber alles", ce
qui n'est pas si bête et tandis qu'ils se préparent virilement, nous nous sommes
abîmés dans le dilettantisme. "Ce mot signifiait probablement pour M. de
Charlus quelque chose d'analogue à la littérature car aussitôt se rappelant sans
doute que j'aimais les lettres et avais eu un moment l'intention de m'y adonner,
il me tapa sur l'épaule (profitant du geste pour s'y appuyer jusqu'à me faire
aussi mal qu'autrefois quand je faisais mon service militaire le recul contre
l'omoplate du "76") il me dit comme pour adoucir le reproche: "Oui,
nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous,
vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes."
Par surprise du reproche, manque d'esprit de répartie, déférence envers mon interlocuteur
et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu'il m'y
invitait, j'avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide
car je n'avais pas l'ombre de dilettantisme à me reprocher. "Allons, me dit-il,
je vous quitte (le groupe qui l'avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner).
Je m'en vais me coucher comme un très vieux Monsieur, d'autant plus qu'il paraît
que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes qu'affectionne
Norpois". Je savais du reste qu'en rentrant chez lui, M. de Charlus ne cessait
pas pour cela d'être au milieu des soldats car il avait transformé son hôtel en
hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son
imagination que de son bon cur.
Il faisait une nuit transparente et sans un souffle, j'imaginais que la Seine
coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet devait
ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme
de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées
de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le
ciel parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il resta
en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant la main à me
la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme
le baron et en continuant pendant quelque temps à me la malaxer, eût dit jadis
Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse
qu'elles n'avaient point perdues. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans
une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place
ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans doute
ne faire que voir les Sénégalais qui passait dans l'ombre et ne daigna pas s'apercevoir
qu'il était admiré. Mais dans ces deux cas, le baron se trompait, il péchait par
excès de contact et de regards. "Est-ce que tout l'Orient de Decamps de Fromentin,
d'Ingres, de Delacroix n'est pas là-dedans, me dit-il, encore immobilisé par le
passage du Sénégalais. Vous savez moi, je ne m'intéresse jamais aux choses et
aux êtres qu'en peintre, en philosophe. D'ailleurs je suis trop vieux. Mais quel
malheur pour compléter le tableau que l'un de nous deux ne soit pas une odalisque."
Ce ne fut pas l'Orient de Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter
mon imagination quand le baron m'eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille
et une Nuits que j'avais tant aimées, et me perdant peu à peu dans le lacis
de ces rues noires, je pensais au Calife Haroun Al Raschid en quête d'aventures
dans les quartiers perdus de Bagdad. D'autre part la chaleur du temps et de la
marche m'avaient donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés,
et à cause de la pénurie d'essence les rares taxis que je rencontrais, conduits
par des Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à
mes signes. Le seul endroit où j'aurais pu me faire servir à boire et reprendre
des forces pour rentrer chez moi, eût été un hôtel. Mais dans la rue assez éloignée
du centre où j'étais parvenu, tous depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs
bombes avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants,
lesquels faute d'employés ou eux-mêmes pris de peur avaient fui à la campagne
et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et annonçant
leur réouverture pour une époque éloignée et d'ailleurs problématique. Les autres
établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la même manière qu'ils
n'ouvraient que deux fois par semaine. On sentait que la misère, l'abandon, la
peur habitaient tout ce quartier. Je n'en fus que plus surpris, de voir qu'entre
ces maisons délaissées, il y en avait une où la vie au contraire semblait avoir
vaincu l'effroi, la faillite, entretenait l'activité et la richesse. Derrière
les volets clos de chaque fenêtre la lumière tamisée à cause des ordonnances de
police décelait pourtant un insouci complet de l'économie. Et à tout instant la
porte s'ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C'était
un hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l'argent
que ses propriétaires devaient gagner) devait être excitée; et ma curiosité le
fut aussi quand je vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c'est-à-dire
trop loin pour que dans l'obscurité profonde je puisse le reconnaître un officier.
Quelque chose pourtant me frappa qui n'était pas sa figure que je ne voyais pas,
ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire
entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre
de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l'air de la sortie tentée
par un assiégé, s'exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement
je ne dirai pas même à la tournure ni à la sveltesse, ni à l'allure, ni
à la vélocité de Saint-Loup mais à l'espèce d'ubiquité qui lui était si
spéciale. Le militaire capable d'occuper en si peu de temps tant de positions
différentes dans l'espace avait disparu sans m'avoir aperçu dans une rue de traverse,
et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l'apparence
modeste me fit fortement douter que ce fût Saint-Loup qui en fut sorti. Je me
rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé à une affaire
d'espionnage parce qu'on avait trouvé son nom dans les lettres saisies par un
officier allemand. Pleine justice lui avait d'ailleurs été rendue par l'autorité
militaire. Mais malgré moi je rapprochai ce fait de ce que je voyais. Cet hôtel
servait-il de lieu de rendez-vous à des espions? L'officier avait depuis un moment
disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes, ce qui ajouta
encore à la force de ma supposition. J'avais d'autre part extrêmement soif. "Il
est probable que je pourrai trouver à boire ici", me dis-je, et j'en profitai
pour tâcher d'assouvir, malgré l'inquiétude qui s'y mêlait, ma curiosité. Je ne
pense donc pas que ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter
le petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d'une espèce de
vestibule était ouverte sans doute à cause de la chaleur. Je crus d'abord que
cette curiosité je ne pourrais la satisfaire car je vis plusieurs personnes venir
demander une chambre à qui on répondît qu'il n'y en avait plus une seule. Mais
je compris ensuite qu'elles n'avaient évidemment contre elles que de ne pas faire
partie du nid d'espionnage car un simple marin s'étant présenté un moment après
on se hâta de lui donner le n° . Je pus apercevoir sans être vu grâce à l'obscurité,
quelques militaires et deux ouvriers qui causaient tranquillement dans une petite
pièce étouffée, prétentieusement ornée de portraits en couleurs de femmes découpés
dans des magazines et des revues illustrées. Ces gens causaient tranquillement,
en train d'exposer des idées patriotiques: "qu'est-ce que tu veux on fera
comme les camarades", disait l'un. "Ah! pour sûr que je pense bien ne
pas être tué" répondait à un vu que je n'avais pas entendu, un autre
qui à ce que je compris repartait le lendemain pour un poste dangereux. "Par
exemple, à vingt-deux ans, en n'ayant encore fait que six mois ce serait fort",
criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la
conscience de raisonner juste et comme si le fait de n'avoir que vingt-deux ans
devait lui donner plus de chances de ne pas être tué et que ce dût être une chose
impossible qu'il le fût. "A Paris c'est épatant, disait un autre; on ne dirait
pas qu'il y a la guerre. Et toi, Julot, tu t'engages toujours?" "Pour
sûr que je m'engage, j'ai envie d'aller y taper un peu dans le tas à tous ces
sales boches". "Mais Joffre c'est un homme qui couche avec les femmes
des Ministres, c'est pas un homme qui a fait quelque chose". "C'est
malheureux d'entendre des choses pareilles, dit un aviateur un peu plus âgé en
se tournant vers l'ouvrier qui venait de faire entendre cette proposition; je
vous conseillerais pas de causer comme ça en première ligne, les poilus vous auraient
vite expédié". La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande
envie d'en entendre davantage et j'allais entrer ou redescendre quand je fus tiré
de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir. "C'est
épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne sais pas trop
où il trouvera des chaînes". "Mais puisque l'autre est déjà attaché".
"Il est attaché bien sûr, il est attaché et il ne l'est pas, moi je serais
attaché comme ça que je pourrais me détacher". "Mais le cadenas est
fermé". "C'est entendu qu'il est fermé, mais ça peut s'ouvrir à la rigueur.
Ce qu'il y a c'est que les chaînes ne sont pas assez longues. Tu vas pas m'expliquer
à moi ce que c'est, j'y ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang
m'en coulait sur les mains". "C'est toi qui tapera ce soir". "Non,
c'est pas moi, c'est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l'a promis".
Je compris maintenant pourquoi on avait eu besoin des bras solides du marin. Si
on avait éloigné de paisibles bourgeois, ce n'était donc pas qu'un nid d'espions
que cet hôtel. Un crime atroce allait y être consommé, si on n'arrivait pas à
temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables.
Tout cela pourtant dans cette nuit paisible et menacée gardait une apparence de
rêve, de conte, et c'est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté
de poète que j'entrai délibérément dans l'hôtel. Je touchai légèrement mon chapeau
et les personnes présentes sans se déranger, répondirent plus ou moins poliment
à mon salut. "Est-ce que vous pourriez me dire à qui il faut m'adresser?
Je voudrais avoir une chambre et qu'on m'y monte à boire". "Attendez
une minute, le patron est sorti". "Mais il y a le chef là-haut",
insinua un des causeurs. "Mais tu sais bien qu'on ne peut pas le déranger".
"Croyez-vous qu'on me donnera une chambre?" "J'crois". "Le
doit être libre", dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être tué parce
qu'il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire
place. "Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici", dit
l'aviateur; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. "Oui, mais
alors, fermez d'abord les volets, vous savez bien que c'est défendu d'avoir de
la lumière à cause des Zeppelins". "Il n'en viendra plus de Zeppelins.
Les journaux ont même fait allusion sur ce qu'ils avaient été tous descendus."
"Il n'en viendra plus, il n'en viendra plus, qu'est-ce que tu en sais? Quand
tu auras comme moi quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion
boche, tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés hier
sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux enfants". "Une
mère de famille avec ses deux enfants", dit avec des yeux ardents et un air
de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien ne pas être tué et qui avait
du reste une figure énergique, ouverte et des plus sympathiques. "On n'a
pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n'a pas reçu de lettre de lui depuis
huit jours et c'est la première fois qu'il reste si longtemps sans lui en donner".
"Qui c'est sa marraine?" "C'est la dame qui tient le chalet de
nécessité un peu plus bas que l'Olympia". "Ils couchent ensemble?"
"Qu'est-ce que tu dis là; c'est une femme mariée, tout ce qu'il y a de sérieuse.
Elle lui envoie de l'argent toutes les semaines parce qu'elle a bon cur.
Ah! c'est une chique femme". "Alors tu le connais le grand Julot?"
"Si je le connais! reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans.
C'est un de mes meilleurs amis intimes. Il n'y en a pas beaucoup que j'estime
comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service, ah! tu parles que
ce serait un rude malheur s'il lui était arrivé quelque chose". Quelqu'un
proposa une partie de dés et à la hâte fébrile avec laquelle le jeune homme de
vingt-deux ans retournait les dés et criait les résultats, les yeux hors de la
tête, il était aisé de voir qu'il avait un tempérament de joueur. Je ne saisis
pas bien ce que quelqu'un lui dit ensuite mais il s'écria d'un ton de profonde
pitié: "Julot un maquereau! C'est-à-dire qu'il dit qu'il est un maquereau.
Mais il n'est pas foutu de l'être. Moi je l'ai vu payer sa femme, oui la payer.
C'est-à-dire que je ne dis pas que Jeanne l'Algérienne ne lui donnait pas quelque
chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en
maison, qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que cinq
francs il faut qu'un homme soit trop bête. Et maintenant qu'elle est sur le front,
elle a une vie dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu'elle veut, eh bien elle
ne lui envoie rien. Ah! un maquereau Julot. Il y en a beaucoup qui pourraient
se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement ce n'est pas un maquereau mais
à mon avis c'est même un imbécile". Le plus vieux de la bande et que le patron
avait sans doute à cause de son âge chargé de lui faire garder une certaine tenue,
n'entendit étant allé un moment jusqu'aux cabinets que la fin de la conversation.
Mais il ne put s'empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de l'effet
qu'elle avait dû produire sur moi. Sans s'adresser spécialement au jeune homme
de vingt-deux ans qui venait pourtant d'exposer cette théorie de l'amour vénal,
il dit, d'une façon générale: "Vous causez trop et trop fort, la fenêtre
est ouverte, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci. Vous savez bien que
si le patron rentrait et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content.
"Précisément en ce moment on entendit la porte s'ouvrir et tout le monde
se tut croyant que c'était le patron, mais ce n'était qu'un chauffeur d'auto étranger
auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de montre superbe
qui s'étalait sur la veste du chauffeur, le jeune homme de vingt-deux ans lui
lança un coup d'il interrogatif et rieur, suivi d'un froncement de sourcil
et d'un clignement d'il sévère dirigé de mon côté. Et je compris que le
premier regard voulait dire: "Qu'est-ce que ça? tu l'as volée? Toutes mes
félicitations". Et le second: "Ne dis rien à cause de ce type que nous
ne connaissons pas. "Tout à coup le patron entra chargé de plusieurs mètres
de grosses chaînes capables d'attacher plusieurs forçats, suant, et dit: "J'en
ai une charge, si vous tous vous n'étiez pas si fainéants, je ne devrais pas être
obligé d'y aller moi-même". Je lui dis que je demandais une chambre. "Pour
quelques heures seulement, je n'ai pas trouvé de voiture et je suis un peu malade.
Mais je voudrais qu'on me monte à boire". "Pierrot, va à la cave chercher
du cassis et dis qu'on mette en état le numéro . Voilà le qui sonne. Ils disent
qu'ils sont malades. Malades je t'en fiche, c'est des gens à prendre de la coco,
ils ont l'air à moitié piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire
de draps au ? Bon, voilà le qui sonne encore, cours-y voir. Allons, Maurice, qu'est-ce
que tu fais là, tu sais bien qu'on t'attend, monte au bis. Et plus vite
que ça". Et Maurice sortit rapidement suivant le patron qui un peu ennuyé
que j'eusse vu ses chaînes disparut en les emportant. "Comment que tu viens
si tard?" demande le jeune homme de vingt-deux ans au chauffeur. "Comment,
si tard, je suis d'une heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J'ai
rendez-vous qu'à minuit". "Pour qui donc est-ce que tu viens?"
"Pour Pamela la charmeuse", dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit
les belles dents blanches. "Ah!" dit le jeune homme de vingt-deux ans.
Bientôt on me fit monter dans la chambre , mais l'atmosphère était si désagréable
et ma curiosité si grande que mon "cassis" bu je redescendis l'escalier,
puis pris d'une autre idée, je remontai et dépassai l'étage de la chambre , allai
jusqu'en haut. Tout à coup, d'une chambre qui était isolée au bout d'un couloir
me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction
et appliquai mon oreille à la porte. "Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié,
détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds,
je m'humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié". "Non, crapule, répondit
une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t'attacher
sur le lit, pas de pitié", et j'entendis le bruit du claquement d'un martinet
probablement aiguisé de clous car il fut suivi de, cris de douleur. Alors je m'aperçus
qu'il y avait dans cette chambre un il de buf latéral dont on avait
oublié de tirer le rideau; cheminant à pas de loup dans l'ombre, je me glissai
jusqu'à cet il de buf, et là enchaîné sur un lit comme Prométhée sur
son rocher, recevant les coups d'un martinet en effet planté de clous que lui
infligeaient Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d'ecchymoses qui prouvaient
que le supplice n'avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de
Charlus. Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un entra qui heureusement
ne me vit pas, c'était Jupien. Il s'approcha du baron avec un air de respect et
un sourire d'intelligence: "Hé bien, vous n'avez pas besoin de moi?"
Le baron pria Jupien de faire sortir un moment Maurice. Jupien le mit dehors avec
la plus grande désinvolture. "On ne peut pas nous entendre?" dit le
baron à Jupien qui lui affirma que non. Le baron savait que Jupien, intelligent
comme un homme de lettres, n'avait nullement l'esprit pratique, parlait toujours
devant les intéressés avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et des
surnoms que tout le monde connaissait. "Une seconde", interrompit Jupien
qui avait entendu une sonnette retentir à la chambre n° . C'était un député de
l'Action Libérale qui sortait. Jupien n'avait pas besoin de voir le tableau car
il connaissait son coup de sonnette, le député venant en effet tous les jours
après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer ses heures, car il avait
marié sa fille à midi à Saint-Pierre de Chaillot. Il était donc venu le soir,
mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il
rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner
sa sortie pour témoigner de la déférence qu'il portait à la qualité d'honorable,
sans aucun intérêt personnel d'ailleurs. Car bien que ce député répudiant les
exagérations de l'Action Française (il eût d'ailleurs été incapable de comprendre
une ligne de Charles Maurras ou de Léon Daudet) fût bien avec les ministres flattés
d'être invités à ses chasses, Jupien n'aurait pas osé lui demander le moindre
appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que s'il s'était risqué de parler
de cela au législateur fortuné et froussard, il n'aurait pas évité la plus inoffensive
des "descentes" mais eût instantanément perdu le plus généreux de ses
clients. Après avoir reconduit jusqu'à la porte le député qui avait rabattu son
chapeau sur ses yeux, relevé son col, et glissant rapidement comme il faisait
dans ses programmes électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près
de M. de Charlus à qui il dit: "C'était M. Eugène". Chez Jupien, comme
dans les maisons de santé, on n'appelait les gens que par leur prénom tout en
ayant soin d'ajouter à l'oreille pour satisfaire la curiosité des habitués, ou
augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable. Quelquefois cependant
Jupien ignorait la personnalité vraie de ses clients, s'imaginait et disait que
c'était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères et charmantes
pour ceux qu'on nommait à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours
qui était Monsieur Victor.
Jupien avait aussi l'habitude pour plaire au baron de faire l'inverse de ce qui
est de mise dans certaines réunions. "Je vais vous présenter Monsieur Lebrun
(à l'oreille: il se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c'est le grand-duc
de Russie). Inversement, Jupien sentait que ce n'était pas encore assez de présenter
à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l'il:
il est garçon laitier mais au fond c'est surtout un des plus dangereux apaches
de Belleville (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait "apache").
Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d'ajouter quelques "citations".
Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à
Fresnes pour s'être battu (même air grivois) avec des passants qu'il a à moitié
estropiés et il a été au bat. d'Af. Il a tué son sergent.
Le baron en voulait même légèrement à Jupien car il savait que dans cette maison
qu'il avait chargé son factotum d'acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre,
tout le monde, par les maladresses de l'oncle de Mlle d'Oloron, feue
Mme de Cambremer, connaissait plus ou moins sa personnalité et son
nom (beaucoup seulement croyaient que c'était un surnom et le prononçant mal l'avaient
déformé de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non
la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer
par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu'on ne pouvait les entendre, le
baron lui dit: "Je ne voulais pas parler devant ce petit qui est très gentil
et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît,
mais il m'appelle crapule comme si c'était une leçon apprise". "Oh!
non, personne ne lui a rien dit, répondit Jupien sans s'apercevoir de l'invraisemblance
de cette assertion. Il a du reste été compromis dans le meurtre d'une concierge
de la Villette". "Ah! cela c'est assez intéressant", dit le baron
avec un sourire. "Mais j'ai justement là le tueur de bufs, l'homme
des abattoirs qui lui ressemble; il a passé par hasard. Voulez-vous en essayer?"
"Ah! oui, volontiers". Je vis entrer l'homme des abattoirs, il ressemblait
en effet un peu à "Maurice", mais, chose plus curieuse, tous deux avaient
quelque chose d'un type que personnellement je n'avais jamais dégagé, mais qu'à
ce moment je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel sinon
dans la figure de Morel tel que je l'avais toujours vue, du moins dans un certain
visage que des yeux aimants voyant Morel autrement que moi, auraient pu composer
avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement avec des traits empruntés
à mes souvenirs de Morel, cette maquette de ce qu'il pouvait représenter à un
autre, je me rendis compte que ces deux jeunes gens dont l'un était un garçon
bijoutier et l'autre un employé d'hôtel étaient de vagues succédanés de Morel.
Fallait-il en conclure que M. de Charlus au moins en une certaine forme de ses
amours était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait
choisir l'un après l'autre ces deux jeunes gens, était le même que celui qui lui
avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières, que tous trois ressemblaient
un peu à l'éphèbe dont la forme intaillée dans le saphir qu'étaient les yeux de
M. de Charlus donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m'avait
effrayé le premier jour à Balbec. Ou que son amour pour Morel ayant modifié le
type qu'il cherchait, pour se consoler de son absence, il cherchait des hommes
qui lui ressemblassent. Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il
n'avait jamais existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations
d'amitié et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent
assez à Morel pour qu'il pût avoir auprès d'eux l'illusion de prendre du plaisir
avec lui. Il est vrai qu'en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel,
cette supposition eût semblé peu probable si l'on ne savait que l'amour nous pousse
non seulement aux plus grands sacrifices pour l'être que nous aimons mais parfois
jusqu'au sacrifice de notre désir lui-même qui d'ailleurs est d'autant moins facilement
exaucé que l'être que nous aimons sent que nous aimons davantage. Ce qui enlève
aussi à une telle supposition l'invraisemblance qu'elle semble avoir au premier
abord (bien qu'elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament
nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en
cela à celui de Saint-Loup et qui avait pu jouer au début de ses relations avec
Morel le même rôle et plus décent et négatif qu'au début des relations de son
neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu'on aime (et cela peut s'étendre
à l'amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison
que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l'amour qu'elle inspire.
Cette raison peut être que l'amoureux trop impatient par l'excès même de son amour
ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d'indifférence le moment où il
obtiendra ce qu'il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d'écrire
à celle qu'il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il
est désespéré. Dès lors elle a compris que si elle lui accorde sa compagnie, son
amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en
être privé qu'elle peut se dispenser de donner davantage et profiter d'un moment
où il ne peut plus supporter de ne pas la voir où il veut à tout pris terminer
la guerre en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme
des relations.
D'ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l'amoureux tout le
temps anxieux, sans cesse à l'affût d'une lettre, d'un regard, a cessé de penser
à la possession physique dont le désir l'avait tourmenté d'abord mais qui s'est
usé dans l'attente et a fait place à des besoins d'un autre ordre plus douloureux
d'ailleurs s'ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu'on avait le premier
jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de
paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l'incertitude,
quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur
et qui recule si loin la personne qu'on croit qu'on ne la reverra jamais, amènent
de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu'elles peuvent
s'offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s'ils ont été
trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l'inguérissable désir qu'ils
ont d'elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup
plus qu'elle n'a d'habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi
à la vertu de leur idole. Et l'auréole qu'ils mettent autour d'elle est aussi
un produit, mais comme on voit fort indirect, de leur excessif amour. Il existe
alors chez la femme ce qui existe à l'état inconscient chez les médicaments à
leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n'est pas à ceux
à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu'ils sont
absolument nécessaires. Ce n'est pas par ceux-là qu'ils seraient achetés à prix
d'or, échangés contre tout ce que le malade possède, c'est par ces autres malades
(d'ailleurs peut-être les mêmes, mais à quelques années de distance devenus autres)
que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui,
tant qu'ils ne l'ont pas, sont en proie à une agitation qu'ils veulent faire cesser
à tout prix, fût-ce en se donnant la mort. Pour M. de Charlus, dont le cas en
somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans
les lois générales de l'amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne
que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante,
et Morel n'être rien, il aurait eu beau dire à Morel comme il m'avait dit à moi-même:
"Je suis prince, je veux votre bien", encore était-ce Morel qui avait
le dessus s'il ne voulait pas se rendre. Et pour qu'il ne le voulût pas, il suffisait
peut-être qu'il se sentît aimé. L'horreur que les grands ont pour les snobs qui
veulent à toute force se lier avec eux, l'homme viril l'a pour l'inverti, la femme
pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages
mais en eût proposé d'immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se
fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme
de ces Allemands, auxquels il appartenait du reste par ses origines, et qui, dans
la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien comme le baron le répétait
un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait
leur victoire, puisqu'après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur
refuser la seule chose qu'eux, les Allemands, eussent souhaité d'obtenir, la paix
et la réconciliation. Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement
aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait.