MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME VIII
LE TEMPS RETROUVÉ

CHAPITRE II (2ème tranche)
M. DE CHARLUS PENDANT LA GUERRE; SES OPINIONS, SES PLAISIRS


M. de Charlus allait plus loin que ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France; il souhaitait sans se l'avouer sinon que l'Allemagne triomphât, du moins qu'elle ne fût pas écrasée comme tout le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles les grands ensembles d'individus appelés nations se comportent eux-mêmes dans une certaine mesure comme des individus. La logique qui les conduit est toute intérieure et perpétuellement refondue par la passion comme celle de gens affrontés dans une querelle amoureuse ou domestique, comme la querelle d'un fils avec son père, d'une cuisinière avec sa patronne, d'une femme avec son mari. Celle qui a tort croit cependant avoir raison — comme c'était le cas pour l'Allemagne — et celle qui a raison, donne parfois de son bon droit des arguments qui ne lui paraissent irréfutables que parce qu'ils répondent à sa passion. Dans ces querelles d'individus pour être convaincu du bon droit de n'importe laquelle des parties — le plus sûr est d'être cette partie-là, un spectateur ne l'approuvera jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l'individu s'il fait vraiment partie de la nation, n'est qu'une cellule de l'individu: nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu'ils allaient être battus qu'aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui avait dit qu'il allait être tué par les Berthas. Le véritable bourrage de crâne on se le fait à soi-même par l'espérance qui est un genre de l'instinct de conservation d'une nation si l'on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu'a d'injuste la cause de l'individu Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu'à de juste la cause de l'individu France, le plus sûr n'était pas pour un Allemand de n'avoir pas de jugement, pour un Français d'en avoir, le plus sûr pour l'un ou pour l'autre c'était d'avoir du patriotisme. M. de Charlus qui avait de rares qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d'affection, de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses parmi lesquelles celle d'avoir eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle — n'avait pas de patriotisme. Il était par conséquent du corps France comme du corps Allemagne. Si j'avais été moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir une des cellules du corps France, il me semble que ma façon de juger la querelle n'eût pas été la même qu'elle eût pu être autrefois. Dans mon adolescence où je croyais exactement ce qu'on me disait, j'aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute, mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s'accordent pas toujours avec nos paroles.

Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j'aurais fait si je n'avais pas été acteur, si je n'avais pas été une partie de l'acteur France, comme dans mes querelles avec Albertine où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu'il n'était plus qu'un spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que n'étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux; nul doute que vivant en Allemagne les sots d'Allemagne défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l'eussent irrité; mais vivant en France les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l'irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n'est jamais irréfutable pour celui qui n'est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l'était par l'optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l'Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d'un an n'étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s'ils n'en avaient pas porté avec tout autant d'assurance, d'aussi faux, mais qu'ils avaient oubliés disant si, on le leur rappelait, que "ce n'était pas la même chose". Or, M. de Charlus qui avait certaines profondeurs dans l'esprit, n'eût peut-être pas compris en Art que le "ce n'est pas la même chose" opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent "on a dit la même chose pour Delacroix", répondait à la même tournure d'esprit. Enfin M. de Charlus était pitoyable, l'idée d'un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l'impossibilité d'assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que "justice est faite". Il était certain en tous cas que la France ne pouvait plus être vaincue, et en revanche il savait que les Allemands souffraient de la famine, seraient obligés un jour ou l'autre de se rendre à merci. Cette idée elle aussi lui était rendue plus désagréable par ce fait qu'il vivait en France. Ses souvenirs de l'Allemagne étaient malgré tout lointains, tandis que les Français qui parlaient de l'écrasement de l'Allemagne avec une joie qui lui déplaisait, c'était des gens dont les défauts lui étaient connus, la figure antipathique. Dans ces cas-là on plaint plus ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on imagine, que ceux qui sont tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne, à moins alors d'être tout à fait ceux-là, de ne faire qu'une chair avec eux; le patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour soi-même dans une querelle amoureuse. Aussi la guerre était- elle pour M. de Charlus une culture extraordinairement féconde de ces haines qui chez lui naissaient en un instant, avaient une durée très courte mais pendant laquelle il se fût livré à toutes les violences. En lisant les journaux, l'air de triomphe des chroniqueurs présentant chaque jour l'Allemagne à bas: "La Bête aux abois, réduite à l'impuissance", alors que le contraire n'était que trop vrai, l'enivrait de rage par leur sottise allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés à ce moment-là par des gens connus qui trouvaient là une manière de "reprendre du service", par des Brichot, par des Norpois, par des Legrandin, M. de Charlus rêvait de les rencontrer, de les accabler des plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement instruit des tares sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant qu'elles étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les souverains des "Empires de proie", chez Wagner, etc. Il brûlait de se trouver face à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre vice devant tout le monde et de laisser ces insulteurs d'un vaincu, déshonorés et pantelants. M. de Charlus enfin avait encore des raisons plus particulières d'être ce germanophile. L'une était qu'homme du monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi les gens honorables, parmi les hommes d'honneur, les gens qui ne serreront pas la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur dureté; il les savait insensibles aux larmes d'un homme qu'ils font chasser d'un cercle ou avec qui ils refusent de se battre, dût leur acte de "propreté morale" amener la mort de la mère de la brebis galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu'il eût pour l'Angleterre, cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant le blé et le lait d'entrer en Allemagne, c'était un peu cette nation d'hommes d'honneur, de témoins patentés, d'arbitres en affaires d'honneur; tandis qu'il savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains personnages de Dostoïewski peuvent être meilleurs, et je n'ai jamais pu comprendre pourquoi il leur identifiait les Allemands, le mensonge et la ruse ne leur suffisant pas pour faire préjuger un bon cœur qu'il ne semble pas que les Allemands aient montré. Enfin, un dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus, il la devait, et par une réaction très bizarre, à son "charlisme". Il trouvait les Allemands fort laids, peut-être parce qu'ils étaient un peu trop près de son sang, il était fou des marocains, mais surtout des anglo-saxons en qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or, chez lui le plaisir n'allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force; l'homme qu'il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru en prenant partie contre les Allemands agir comme il n'agissait que dans les heures de volupté, c'est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c'est-à-dire enflammée pour le mal séduisant, et écrasant la vertueuse laideur, il en fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine (meurtre auquel on fut surpris d'ailleurs de trouver un si fort cachet de couleur russe), dans un souper à la Dostoïewski (impression qui eût été encore bien plus forte si le public n'avait pas ignoré de tout cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n'a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s'étalent, sans peur de s'abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne et par exemple, qu'un souper, un meurtre, événement russe, ont quelque chose de russe.

La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine quand ils causaient avec vous de s'excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d'autres qu'ils oublieraient aussi vite. C'était l'époque où il y avait continuellement des raids de gothas; l'air grésillait perpétuellement d'une vibration vigilante et sonore d'aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie, seule musique allemande qu'on eût entendue depuis la guerre — jusqu'à l'heure où les pompiers annonçaient que l'alerte était finie tandis qu'à côté d'eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l'air son cri de joie.

M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochant surtout à la France de ne pas l'être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l'Allemagne mais même son admiration de l'armée. Sans doute ils changeaient d'avis dès qu'il s'agissait de ralentir la guerre contre l'Allemagne et dénonçaient avec raison les pacifistes. Mais par exemple Brichot ayant accepté, malgré ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exaltait le roman d'un Suisse où sont raillés comme semence de militarisme, deux enfants tombant d'une admiration symbolique, à la vue d'un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire pour d'autres raisons à M. de Charlus lequel estimait qu'un dragon peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l'admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le Baron n'avait pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n'était en réalité qu'une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique, obligée de militariste, qu'elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme, lequel était de tendances antimilitaristes, à se faire presque antimilitariste puisque c'était maintenant contre la Germanie, sur-militariste qu'elle luttait) Brichot s'écriait-il: "Oh le spectacle bien mirifique et digne d'attirer la jeunesse d'un siècle tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force: un dragon! On peut juger de ce que sera la vile soldatesque d'une génération élevée dans le culte de ces manifestations de force brutale!"

"Voyons me dit M. de Charlus, vous connaissez Brichot et Cambremer. Chaque fois que je les vois ils me parlent de l'extraordinaire manque de psychologie de l'Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu'ici ils avaient eu grand souci de la psychologie, et que même maintenant ils soient capables d'en faire preuve. Mais croyez bien que je n'exagère pas. Qu'il s'agisse du plus grand allemand, de Nietzsche, de Gœthe, vous entendrez Brichot dire: "avec l'habituel manque de psychologie qui caractérise la race teutonne". Il y a évidemment dans la guerre des choses qui me font plus de peine. Mais avouez que c'est énervant. Norpois est plus fin je le reconnais, bien qu'il n'ait pas cessé de se tromper depuis le commencement. Mais qu'est-ce que ça veut dire que ces articles qui excitent l'enthousiasme universel. Mon cher Monsieur, vous savez aussi bien que moi ce que vaut Brichot que j'aime beaucoup même depuis le schisme qui m'a séparé de sa petite église, à cause de quoi, je le vois beaucoup moins. Mais enfin j'ai une certaine considération pour ce régent de collège, beau parleur et fort instruit, et j'avoue que c'est fort touchant qu'à son âge, et diminué comme il est, car il l'est très sensiblement depuis quelques années, il se soit remis comme il dit à servir. Mais enfin la bonne intention est une chose, le talent en est une autre et Brichot n'a jamais eu de talent. J'avoue que je partage son admiration pour certaines grandeurs de la guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu'un partisan aveugle de l'Antiquité comme Brichot qui n'avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d'ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d'Homère, et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu'Austerlitz même, ce n'était rien à côté de Vauquois. Cette fois du reste le public qui avait résisté aux modernistes de la littérature et de l'art suit ceux de la guerre, parce que c'est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les petits esprits sont écrasés non par la beauté, mais par l'énormité de l'action. On n'écrit plus Kolossal qu'avec un K, mais au fond ce devant quoi on s'agenouille c'est bien du colossal.

C'est du reste une étrange chose ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue qu'il prenait par moments. J'entends des gens qui ont l'air très heureux toute la journée, qui prennent d'excellents coktails, déclarer qu'ils ne pourront aller jusqu'au bout de la guerre, que leur cœur n'aura pas la force, qu'ils ne peuvent pas penser à autre chose, qu'ils mourront tout d'un coup et le plus extraordinaire, c'est que cela arrive en effet, Comme c'est curieux! Est-ce une question d'alimentation, parce qu'ils n'ingèreront plus que des choses mal préparées, ou parce que pour prouver leur zèle, ils s'attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les conservait. Mais enfin j'enregistre un nombre étonnant de ces étranges morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais plus ce que je vous disais, que Brichot et Norpois admiraient cette guerre mais quelle singulière manière d'en parler. D'abord avez-vous remarqué ce pullulement d'expressions nouvelles qu'emploie Norpois qui quand elles ont fini par s'user à force d'être employées tous les jours — car vraiment il est infatigable, et je crois que c'est la mort de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse — sont immédiatement remplacées par d'autres lieux communs. Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient: celui qui sème le vent récolte la tempête, les chiens aboient, la caravane passe, faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonne finance disait le baron Louis. Il y a des symptômes qu'il serait exagéré de prendre au tragique mais qu'il convient de prendre au sérieux, travailler pour le roi de Prusse (celle-là a d'ailleurs ressuscité, ce qui était infaillible). Hé bien depuis hélas que j'en ai vu mourir, nous avons eu le chiffon de papier, les empires de proie, la fameuse kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants sans défense, la victoire appartient comme disent les Japonais à celui qui sait souffrir un quart d'heure de plus que l'autre, les Germano-Touraniens, la barbarie scientifique — si nous voulons gagner la guerre selon la forte expression de M. Lloyd George — enfin ça ne se compte plus, et le mordant des troupes, et le cran des troupes. Même la syntaxe de l'excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l'excellent homme tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d'être réalisée, n'ose pas tout de même employer le futur pur et simple qui risquerait d'être contredit par les événements mais a adopté comme signe de ce temps le verbe savoir". J'avouai à M. de Charlus que je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire. Il me faut noter ici que le Duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était de plus aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois d'être fusillé.

Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison M. de Guermantes répondait que s'il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent "j'ai trahi" on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n'aurais pas l'occasion d'y revenir, je noterai aussi que deux ans plus tard, le Duc de Guermantes animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l'affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes, que dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d'entendre le couple charmant et lettré dire: "Mais il sera probablement acquitté, il n'y a absolument rien contre lui". M. de Guermantes essaya d'alléguer que M. de Norpois, dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré: "Vous êtes le Giolitti de la France, oui M. Caillaux vous êtes le Giolitti de la France". Mais le couple charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son gâtisme et conclu qu'il avait dit cela devant M. Caillaux atterré disait le Figaro, mais probablement en réalité devant M. Caillaux narquois. Les opinions du Duc de Guermantes n'avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement à l'influence d'une anglaise n'est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l'eut prophétisé même en 1919, où les Anglais n'appelaient les Allemands que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur opinion à eux aussi devait changer et toute décision être approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide à l'Allemagne. Pour revenir à M. de Charlus. "Mais si", répondit-il à l'aveu que je ne le comprenais pas "savoir dans les articles de Norpois est le signe du futur, c'est-à-dire le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous d'ailleurs," ajouta-t-il peut-être sans une complète sincérité. "Vous comprenez bien que si savoir n'était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays, par exemple chaque fois que Brichot dit: "L'Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du droit". "La Monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence". Il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les siens, comme les vôtres) mais enfin là le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays peut "savoir", l'Amérique peut savoir, la monarchie "bicéphale" elle-même peut savoir (malgré l'éternel manque de psychologie), mais le doute n'est plus possible quand Brichot écrit "ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres" "la région des lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des alliés". "Les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l'opinion de la grande "majorité du pays". Or il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas "savoir". Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l'injonction (à laquelle j'ai le regret de constater qu'ils ne semblent pas obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux "Boches" (M. de Charlus mettait à prononcer le mot boche le même genre de hardiesse que jadis dans le train de Balbec à parler des hommes dont le goût n'est pas pour les femmes). D'ailleurs avez-vous remarqué avec quelles ruses Norpois a toujours commencé dès 1914 ses articles aux neutres. Il commence par déclarer que certes la France n'a pas à s'immiscer dans la politique de l'Italie ou de la Roumanie ou de la Bulgarie, etc. Seules c'est à ces puissances qu'il convient de décider en toute indépendance et en ne consultant que l'intérêt national si elles doivent ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières déclarations de l'article (ce qu'on eût appelé autrefois l'exorde) sont si remarquables et désintéressées, le morceau suivant l'est généralement beaucoup moins. Toutefois en continuant, dit en substance Norpois, il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel de la lutte, les nations qui se seront rangées du côté du Droit et de la Justice. On ne peut attendre que les alliés récompensent, en leur octroyant leurs territoires, d'où s'élève depuis des siècles la plainte de leurs frères opprimés, les peuples qui suivant la politique de moindre effort n'auront pas mis leur épée au service des alliés."

Ce premier pas fait vers un conseil d'intervention, rien n'arrête plus Norpois, ce n'est plus seulement le principe mais l'époque de l'intervention sur lesquels il donne des conseils de moins en moins déguisés. "Certes dit-il en faisant ce qu'il appellerait lui-même le bon apôtre, c'est à l'Italie, à la Roumanie seules de décider de l'heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra d'intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu'à trop tergiverser elles risquent de laisser passer l'heure. Déjà les sabots des cavaliers russes font frémir la Germanie traquée d'une indicible épouvante. Il est bien évident que les peuples qui n'auront fait que voler au secours de la victoire dont on voit déjà l'aube resplendissante n'auront nullement droit à cette même récompense qu'ils peuvent encore en se hâtant, etc." C'est comme au théâtre quand on dit: "Les dernières places qui restent ne tarderont pas à être enlevées. Avis aux retardataires." Raisonnement d'autant plus stupide que Norpois le refait tous les six mois, et dit périodiquement à la Roumanie: "L'Heure est venue pour la Roumanie de savoir si elle veut ou non réaliser ses aspirations nationales. Qu'elle attende encore il risque d'être trop tard". Or, depuis deux ans qu'il le dit, non seulement le "trop tard" n'est pas encore venu, mais on ne cesse de grossir les offres qu'on fait à la Roumanie. De même il invite la France, etc., à intervenir en Grèce en tant que puissance protectrice parce que le traité qui liait la Grèce à la Serbie n'a pas été tenu. Or, de bonne foi, si la France n'était pas en guerre et ne souhaitait pas le concours ou la neutralité bienveillante de la Grèce, aurait-elle l'idée d'intervenir en tant que puissance protectrice, et le sentiment moral qui la pousse à se révolter parce que la Grèce n'a pas tenu ses engagements avec la Serbie, ne se tait-il pas aussi dès qu'il s'agit de violation tout aussi flagrante de la Roumanie et de l'Italie qui, avec raison, je le crois, comme la Grèce aussi, n'ont pas rempli leurs devoirs, moins impératifs et étendus qu'on ne dit d'alliés de l'Allemagne. La vérité c'est que les gens voient tout par leur journal et comment pourraient-ils faire autrement puisqu'ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s'agit. Au temps de l'affaire qui passionnait si bizarrement à une époque dont il est convenu de dire que nous sommes séparés par des siècles, car les philosophes de la guerre ont accrédité que tout lien est rompu avec le passé, j'étais choqué de voir des gens de ma famille accorder toute leur estime à des anticléricaux, anciens communards que leur journal leur avait présenté comme antidreyfusards et honnir un général bien né et catholique mais révisionniste. Je ne le suis pas moins de voir tous les Français exécrer l'Empereur François-Joseph qu'ils vénéraient, avec raison je peux vous le dire moi qui l'ai beaucoup connu et qu'il veut bien traiter en cousin. Ah, je ne lui ai pas écrit depuis la guerre, ajouta-t-il comme avouant hardiment une faute qu'il savait très bien qu'on ne pouvait blâmer. Si, la première année, et une seule fois. Mais qu'est-ce que vous voulez cela ne change rien à mon respect pour lui, mais j'ai ici beaucoup de jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui trouveraient je le sais fort mauvais, que j'entretienne une correspondance suivie avec le chef d'une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous, me critique qui voudra, ajouta-t-il comme s'exposant hardiment à mes reproches, je n'ai pas voulu qu'une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à Vienne. La plus grande critique que j'adresserais au vieux souverain, c'est qu'un seigneur de son rang, chef d'une des maisons les plus anciennes et les plus illustres d'Europe, se soit laissé mener par ce petit hobereau fort intelligent d'ailleurs, mais enfin par un simple parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n'est pas une des anomalies les moins choquantes de cette guerre". Et comme dès qu'il se replaçait au point de vue nobiliaire qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d'extraordinaires enfantillages, il me dit du même ton qu'il m'eût parlé de la Marne ou de Verdun qu'il y avait des choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre celui qui écrirait l'histoire de cette guerre. "Ainsi, me dit-il, par exemple, tout le monde est si ignorant que personne n'a fait remarquer cette chose si marquante: le grand maître de l'ordre de Malte, qui est un pur boche, n'en continue pas moins de vivre à Rome où il jouit en tant que grand maître de notre ordre, du privilège de l'exterritorialité. C'est intéressant," ajouta-t-il d'un air de me dire: "Vous voyez que vous n'avez pas perdu votre soirée en me rencontrant". Je le remerciai et il prit l'air modeste de quelqu'un qui n'exige pas de salaire. "Qu'est-ce que j'étais donc en train de vous dire? Ah! oui que les gens haïssaient maintenant François-Joseph, d'après leur journal. Pour le roi Constantin de Grèce et le tzar de Bulgarie, le public a oscillé, à diverses reprises, entre l'aversion et la sympathie, parce qu'on disait tour à tour qu'ils se mettaient du côté de l'Entente ou de ce que Norpois appelle les Empires centraux. C'est comme quand il nous répète à tout moment que l'"heure de Venizelos va sonner". Je ne doute pas que M. Venizelos soit un homme d'état plein de capacité, mais qui nous dit que les gens désirent tant que cela Venizelos. Il voulait, nous dit-on, que la Grèce tînt ses engagements envers la Serbie. Encore faudrait-il savoir quels étaient ces engagements et s'ils étaient plus étendus que ceux que l'Italie et la Roumanie ont cru pouvoir violer. Nous avons de la façon dont la Grèce exécute ses traités et respecte sa constitution un souci que nous n'aurions certainement pas si ce n'était pas notre intérêt. Qu'il n'y ait pas eu la guerre, croyez-vous que les puissances "garantes" auraient même fait attention à la dissolution des Chambres. Je vois simplement qu'on retire un à un ses appuis au Roi de Grèce pour pouvoir le jeter dehors ou l'enfermer le jour où il n'aura plus d'armée pour le défendre. Je vous disais que le public ne juge le Roi de Grèce et le Roi des Bulgares que d'après les journaux. Et comment pourraient-ils penser, sur eux autrement que par le journal puisqu'ils ne les connaissent pas. Moi je les ai vus énormément, j'ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une pure merveille. J'ai toujours pensé que l'Empereur Nicolas avait eu un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout honneur bien entendu. La Princesse Christian en parlait ouvertement mais c'est une gale. Quant au tzar des Bulgares, c'est une fine coquine, une vraie affiche mais très intelligent, un homme remarquable. Il m'aime beaucoup".

M. de Charlus qui pouvait être si agréable devenait odieux quand il abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé. J'ai souvent pensé que dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait, n'auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d'ostentation d'une manie et mal à l'aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences qu'ils croyaient désirer. De plus on était agacé d'entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuve, par quelqu'un qui s'omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu'il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s'était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans "la vie") expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu'on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de lui-même mais exceptionnellement satisfait de lui. C'est ainsi que lui si grave, si noble, eut le sourire le plus niais pour achever la phrase que voici: "Comme il y a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à l'égard de l'Empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour laquelle le Tsar Ferdinand s'est mis du côté des "Empires de proie". Dame, au fond c'est très compréhensible, on est indulgent pour une sœur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli comme explication de l'alliance de la Bulgarie avec l'Allemagne". Et de cette explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s'il l'avait vraiment trouvée très ingénieuse et qui même si elle avait reposé sur des faits vrais était aussi puérile que les réflexions que M. de Charlus faisait sur la guerre, quand il la jugeait en tant que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit par une remarque juste: "Ce qui est étonnant, dit-il, c'est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu'il juge par lui-même". En cela M. de Charlus avait raison. On m'a raconté qu'il fallait voir les moments de silence et d'hésitation qu'avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l'énonciation, mais à la formation d'une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d'un sentiment intime: "Non, je ne crois pas qu'ils prendront Varsovie". "Je n'ai pas l'impression qu'on puisse passer un second hiver". "Ce que je ne voudrais pas, c'est une paix boiteuse". "Ce qui me fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c'est la Chambre". "Si j'estime tout de même qu'on pourrait percer". Et pour dire cela Odette prenait un air mièvre qu'elle poussait à l'extrême quand elle disait: "Je ne dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu'on appelle le cran". Pour prononcer le cran (et même simplement pour le "mordant") elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme d'atelier. Son langage à elle était pourtant plus encore qu'autrefois la trace de son admiration pour les Anglais qu'elle n'était plus obligée de se contenter d'appeler comme autrefois nos voisins d'outre-Manche, ou tout au plus nos amis les Anglais, mais nos loyaux alliés! Inutile de dire qu'elle ne se faisait pas faute de citer à tous propos l'expression de "fair play" pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects, et "ce qu'il faut c'est gagner la guerre", comme disent nos braves alliés. Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu'il trouvait à vivre dans l'intimité des Australiens aussi bien que des Ecossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens. "Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l'argot de tous les braves "tommies", il sait se faire entendre de ceux des plus lointaines "dominions" et aussi bien qu'avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble "private".

Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville m'autorise, tandis que je descends les boulevards, côte à côte avec M. de Charlus, à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre Brichot était ainsi que Norpois jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile) il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d'autre part n'étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d'abord on se rappelle peut-être que déjà à la Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin du grand homme qu'il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de turc comme Saniette, du moins l'objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il, à ce moment-là, un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre, peut-être, ou par la rapide cristallisation d'une élégance si longtemps retardée, mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s'était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d'abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l'Institut, sa notoriété n'avait pas jusqu'à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire presque quotidiennement des articles parés de ce faux brillant qu'on l'a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches d'autre part d'une érudition fort réelle, et qu'en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler de quelques formes plaisantes qu'il l'entourât, le "grand monde" fut littéralement ébloui. Pour une fois d'ailleurs il donnait sa faveur à quelqu'un qui était loin d'être une nullité et qui pouvait retenir l'attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de sa mémoire. Et pendant que trois Duchesses allaient passer la soirée chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l'honneur d'avoir chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l'une, se sentant d'autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle, quand il devait s'y trouver quelque personne brillante qu'il ne connaissait pas encore et qui se hâterait de l'attirer. Ce fut ainsi que le journalisme dans lequel Brichot se contentait en somme de donner tardivement, avec honneur et en échange d'émoluments superbes, ce qu'il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin, (car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à une gloire incontestée, s'il n'y avait pas eu Mme Verdurin. Certes, les articles de Brichot étaient loin d'être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l'homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d'images qui ne voulaient rien dire du tout (les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven, Schiller a dû frémir dans son tombeau, l'encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée, Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe), c'étaient des trivialités telles que: "Vingt mille prisonniers, c'est un chiffre". "Notre commandement saura ouvrir l'œil et le bon". "Nous voulons vaincre, un point c'est tout". Mais mêlé à tout cela, tant de savoir, tant d'intelligence, de si justes raisonnements. Or, Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu'elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l'attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or, il était malheureusement certain qu'il y en avait quelques-unes. On n'attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d'un auteur vraiment peu connu, au moins dans l'œuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l'heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. "Hé bien, qu'est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir? J'ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu'il devient fou". "Je ne l'ai pas encore lu, disait un fidèle." "Comment, vous ne l'avez pas encore lu. Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C'est-à-dire que c'est d'un ridicule à mourir". Et contente au fond que quelqu'un n'eût pas encore lu le Brichot pour avoir l'occasion d'en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au Maître d'hôtel d'apporter le Temps et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée, cette campagne anti-Brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. "Je ne le dis pas trop haut parce que j'ai peur que là-bas, disait-elle en montrant la Comtesse Molé, on n'admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu'on ne croit." Mme Molé, à qui on tâchait de faire entendre en parlant assez fort qu'on parlait d'elle, tout en s'efforçant de lui montrer par des baissements de voix, qu'on n'aurait pas voulu être entendu d'elle, reniait lâchement Brichot qu'elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin, et pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait: "Ce qu'on ne peut pas lui retirer, c'est que c'est bien écrit". "Vous trouvez çà bien écrit vous, disait Mme Verdurin, moi je trouve çà écrit comme par un cochon", audace qui faisait rire les gens du monde, d'autant plus que Mme Verdurin, effarouchée elle-même par le mot de cochon, l'avait prononcé en le chuchotant la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d'autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d'employer les mots nouveaux pour montrer qu'il n'était pas trop universitaire, elle avait "caviardé" une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu'elle faisait de ce qu'il écrivait. Elle lui reprocha seulement une fois d'écrire si souvent "je". Et il avait en effet l'habitude de l'écrire continuellement d'abord parce que par habitude de professeur il se servait constamment d'expressions comme "j'accorde que", "je veux bien que l'énorme développement des fronts nécessite", etc., mais surtout parce qu'ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il s'était trouvé écrire très souvent: "J'ai dénoncé dès 1897. J'ai signalé en 1901, j'ai averti dans ma petite brochure aujourd'hui rarissime (habent sua fata libelli)" et ensuite l'habitude lui était restée. Il rougit fortement de l'observation de Mme Verdurin qui lui fut faite d'un ton aigre. "Vous avez raison, Madame, quelqu'un qui n'aimait pas plus les Jésuites que M. Combes, encore qu'il n'ait pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaire... avant le Déluge, a dit que le moi est toujours haïssable. "A partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n'empêchait pas le lecteur de voir que l'auteur parlait de lui et permit à l'auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation, toujours à l'abri de on. Par exemple, Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi: "On ne camoufle pas ici la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On n'a pas dit qu'elles n'avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t-on qu'elles n'ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné s'il n'est pas, etc.". Bref, rien qu'à énoncer tout ce qu'il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu'il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz, Ovide, Appollonius de Tyane avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait pu constituer aisément la matière d'un fort volume. Il est à regretter qu'il n'en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles à retrouver. Le Faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua une fois sorti du petit clan à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç'avait été de l'admirer, et celles mêmes qu'il continuait d'intéresser en secret, dès le temps qu'elles lisaient son article, s'arrêtaient et riaient dès qu'elles n'étaient plus seules, pour ne pas avoir l'air moins fines que les autres. Jamais on ne parla tant de Brichot qu'à cette époque dans le petit clan, mais par dérision. On prenait comme critérium de l'intelligence de tout nouveau ce qu'il pensait des articles de Brichot; s'il répondait mal la première fois, on ne se faisait pas faute de lui apprendre à quoi l'on reconnaît que les gens sont intelligents. " Enfin, mon pauvre ami, continua M. de Charlus, tout cela est épouvantable et nous avons plus que d'ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n'est pas du vandalisme aussi. Est-ce qu'une ville qui n'aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la statuaire aurait été brisée. Quel plaisir puis-je avoir à aller dîner au restaurant quand j'y suis servi par de vieux bouffons moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n'est pas par des femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au bouillon Duval. Parfaitement, mon cher, et je crois que j'ai le droit de parler ainsi parce que le Beau est tout de même le Beau dans une matière vivante. Le grand plaisir d'être servi par des êtres rachitiques, portant binocles, dont le cas d'exemption se lit sur le visage. Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l'on veut reposer ses yeux sur quelqu'un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu'ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est et quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient pour la première fois et sera peut-être tué demain. Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l'auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu'on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah! ils ne savaient pas comme moi la force de l'Allemagne, la vertu de la race prussienne, dit-il en s'oubliant. Et puis remarquant qu'il avait trop laissé voir son point de vue, ce n'est pas tant l'Allemagne que je crains pour la France que la guerre elle-même. Les gens de l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n'a aucun rapport. C'est une maladie qui quand elle semble conjurée sur un point reprend sur un autre. Aujourd'hui Noyon sera délivré, demain on n'aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait tranquille et accepterait au besoin une balle qu'il n'imagine pas s'affolera parce qu'il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments un chef-d'œuvre unique comme Reims par la qualité, n'est pas tellement ce dont la disparition m'épouvante, c'est surtout de voir anéantis une telle quantité d'ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant." Je pensai aussitôt à Combray et qu'autrefois j'aurais cru me diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant la petite situation que ma famille occupait à Combray. Je me demandai si elle n'avait pas été révélée aux Guermantes et à M. de Charlus, soit par Legrandin, ou Swann, ou Saint-Loup, ou Morel. Mais cette prétérition même était moins pénible pour moi que des explications rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât pas de Combray. "Je ne veux pas dire de mal des Américains, Monsieur, continua-t-il, il paraît qu'ils sont inépuisablement généreux et comme il n'y a pas eu de chef d'orchestre dans cette guerre, que chacun est entré dans la danse longtemps après l'autre, et que les Américains ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent avoir une ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant la guerre ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher nos chefs-d'œuvre. Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément cet art déraciné, comme dirait M. Barrès, est tout le contraire de ce qui faisait l'agrément délicieux de la France. Le château expliquait l'église qui, elle-même, parce qu'elle avait été un lieu de pèlerinage, expliquait la chanson de geste. Je n'ai pas à surfaire l'illustration de mes origines et de mes alliances et d'ailleurs ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais dernièrement j'ai eu à régler une question d'intérêts, et malgré un certain refroidissement qu'il y a entre le ménage et moi, à aller faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui habite à Combray. Combray n'était qu'une toute petite ville comme il y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés en donateurs dans certains vitraux, dans d'autres étaient inscrites nos armoiries. Nous y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par les Français et par les Anglais parce qu'elle servait d'observatoire aux Allemands. Tout ce mélange d'histoire survivante et d'art qui était la France se détruit, et ce n'est pas fini. Et bien entendu je n'ai pas le ridicule de comparer, pour des raisons de famille, la destruction de l'église de Combray à celle de la cathédrale de Reims qui était comme le miracle d'une cathédrale gothique retrouvant naturellement la pureté de la statuaire antique, ou de celle d'Amiens. Je ne sais si le bras levé de Saint-Firmin est aujourd'hui brisé. Dans ce cas la plus haute affirmation de la foi et de l'énergie a disparu de ce monde". "Son symbole, Monsieur, lui répondis-je. Et j'adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu'il symbolise. Les cathédrales doivent être adorées jusqu'au jour où pour les préserver il faudrait renier les vérités qu'elles enseignent. Le bras levé de Saint-Firmin dans un geste de commandement presque militaire, disait: que nous soyons brisés si l'honneur l'exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d'avoir un moment fixé des vérités humaines." "Je comprends ce que vous voulez dire, me répondit M. de Charlus, et M. Barrès qui nous a fait hélas trop faire de pèlerinages à la Statue de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède a été touchant et gracieux quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins chère que la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule la colère de nos journaux contre le général allemand qui commandait là-bas et qui disait que la Cathédrale de Reims lui était moins précieuse que celle d'un soldat allemand. C'est du reste ce qui est exaspérant et navrant, c'est que chaque pays dit la même chose. Les raisons pour lesquelles les associations industrielles de l'Allemagne déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées de revanche, sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d'invasion des Boches. Pourquoi la restitution de l'Alsace-Lorraine a-t-elle paru à la France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif suffisant pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année. Vous avez l'air de croire que la victoire est désormais promise à la France, je le souhaite de tout mon cœur, vous n'en doutez pas, mais enfin depuis qu'à tort ou à raison les Alliés se croient sûrs de vaincre, (pour ma part je serais naturellement enchanté de cette solution mais je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier, de victoire à la Pyrrhus avec un coût qui ne nous est pas dit), et que les Boches ne se croient plus sûrs de vaincre on voit l'Allemagne chercher à hâter la paix, la France à prolonger la guerre, la France qui est la France juste et a raison de faire entendre des paroles de justice, mais est aussi la douce France et devrait faire entendre des paroles de pitié, fût-ce seulement pour ses propres enfants et pour qu'à chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient autre chose à éclairer que des tombes. Soyez franc mon cher ami, vous-même m'aviez fait une théorie sur les choses qui n'existent que grâce à une création perpétuellement recommencée. La création du monde n'a pas eu lieu une fois pour toutes, me disiez-vous, elle a nécessairement lieu tous les jours. Hé bien si vous êtes de bonne foi, vous ne pouvez pas excepter la guerre de cette théorie. Notre excellent Norpois a beau écrire (en sortant un des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que l'aube de la victoire et le Général Hiver) "maintenant que l'Allemagne a voulu la guerre, les dés en sont jetés", la vérité c'est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer est aussi coupable que celui qui l'a commencée, plus peut-être car ce premier n'en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs. Or rien ne dit qu'une guerre aussi prolongée même si elle doit avoir une issue victorieuse ne soit pas sans péril. Il est difficile de parler de choses qui n'ont point de précédent et des répercussions sur l'organisme d'une opération qu'on tente pour la première fois. Généralement, il est vrai, ces nouveautés dont on s'alarme se passent fort bien. Les républicains les plus sages pensaient qu'il était fou de faire la séparation de l'Église. Elle a passé comme une lettre à la poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la Guerre, sans qu'on crie ouf. Pourtant que ne peut-on pas craindre d'un surmenage pareil à celui d'une guerre ininterrompue pendant plusieurs années. Que feront les hommes au retour, seront-ils las, la fatigue les aura-t-elle rompus ou affolés? Tout cela pourrait mal tourner sinon pour la France, au moins pour le gouvernement, peut-être même pour la forme du gouvernement. Vous m'avez fait lire autrefois l'admirable Aimée de Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée de Coigny n'attendît pas du développement de la guerre que fait la République ce qu'en 1812 Aimée de Coigny attendit de la guerre que faisait l'Empire. Si l'Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles? Je ne le désire pas. Pour en revenir à la guerre elle-même, ce premier qui l'a commencée est-il l'empereur Guillaume? J'en doute fort. Et si c'est lui qu'a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m'étonne de voir inspirer tant d'horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui le jour de la déclaration de guerre se sont écriés comme le Général X.: "J'attendais ce jour-là depuis quarante ans. C'est le plus beau jour de ma vie". Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux militaires quand tout ami des arts était accusé de s'occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n'était pas belliqueuse était délétère. C'est à peine si un homme du monde authentique comptait auprès d'un général. Une folle faillit même présenter à M. Syveton. Vous me direz que ce que je m'efforçais de maintenir n'était que les règles mondaines. Mais malgré leur frivolité apparente elles eussent peut-être empêché bien des excès. J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire, ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu'ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu'auboutistes des hommes... Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n'est que pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu'ils trouvaient si beau il y a quinze ans leur fait horreur; non seulement ils reprochent à la Prusse d'avoir fait prédominer chez elle l'élément militaire, mais en tout temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout ce qu'ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts, mais même la galanterie. Il suffit qu'un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu'il soit devenu du même coup un ami de la paix... Il est persuadé que dans toutes les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n'ose lui répondre que les "Dames" des Chevaliers, au moyen âge et la Béatrice de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de M. Becque. Je m'attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu'eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux Tzar était encore honoré il y a quelques mois parce qu'il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu'on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de la glorifier. Ainsi tourne la Roue du Monde. Et pourtant l'Allemagne emploie tellement les mêmes expressions que la France que c'est à croire qu'elle la cite, elle ne se lasse pas de dire qu'elle "lutte pour l'existence". Quand je lis "nous luttons contre un ennemi implacable et cruel jusqu'à ce que nous ayons obtenu une paix qui nous garantisse l'avenir de toute agression et pour que le sang de nos braves soldats n'ait pas coulé en vain", ou bien "qui n'est pas pour nous est contre nous", je ne sais pas si cette phrase est de l'Empereur Guillaume ou de M. Poincaré, car ils l'ont, à quelques variantes près, prononcée vingt fois l'un et l'autre, bien qu'à vrai dire je doive confesser que l'Empereur ait été en ce cas l'imitateur du Président de la République. La France n'aurait peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée faible, mais surtout l'Allemagne n'aurait peut-être pas été si pressée de la finir si elle n'avait pas cessé d'être forte. D'être aussi forte, car forte, vous verrez qu'elle l'est encore. "Il avait pris l'habitude de crier très fort en parlant, par nervosité, par recherche d'issue pour des impressions dont il fallait — n'ayant jamais cultivé aucun art — qu'il se débarrassât, comme un aviateur de ses bombes, fût-ce en plein champ, là où ses paroles n'atteignaient personne, et surtout dans le monde où elles tombaient au hasard et où il était écouté par snobisme, de confiance, et tant il tyrannisait les auditeurs, on peut dire de force et même par crainte. Sur les boulevards cette harangue était de plus une marque de mépris à l'égard des passants pour qui il ne baissait pas plus la voix qu'il n'eût dévié son chemin. Mais elle y détonnait, y étonnait et surtout rendait intelligible à des gens qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu'à exciter son hilarité. "Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après tout, ajouta-t-il, on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir d'être le fait divers du lendemain. En somme, pourquoi ne serais-je pas fusillé dans les fossés de Vincennes? La même chose est bien arrivée à mon grand-oncle le duc d'Enghien. La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait pour qu'ils se jetassent sur elle que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif!" Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon. Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l'ombre par le passage de M. de Charlus et se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit par l'incohérence de la démarche l'imminence probable d'un accès, se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d'un soutien, ou redoutée comme celle d'un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait à l'écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l'événement auquel on ne sait si l'on doit s'écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu'il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus les diverses positions divergentes, signe d'un incident possible dont je n'étais pas bien sûr s'il souhaitait ou redoutait que ma présence l'empêchât de se produire, étaient par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même qui marchait fort droit mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu'il préférait éviter la rencontre, car il m'entraîna dans une rue de traverse, plus obscure que le boulevard et où celui-ci ne cessait de déverser des soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant pour M. de Charlus de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait frénétiquement le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d'admirer les brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient de Paris une ville, aussi cosmopolite qu'un port, aussi irréelle qu'un décor de peintre qui n'a dressé quelques architectures que pour avoir un prétexte à grouper les costumes les plus variés et les plus chatoyants. Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui avaient été accusées de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu'en s'abaissant à faire de la politique elles eussent donné prise "aux polémiques des journalistes". Pour lui, à leur égard, rien n'était changé. Car sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d'autres prestiges était la chose durable — et la guerre, comme l'affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes pour essai de paix séparée avec l'Autriche qu'il l'eût considérée comme toujours aussi noble et pas plus dégradée que ne nous apparaît aujourd'hui Marie-Antoinette d'avoir été condamnée à la décapitation. En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble comme une espèce de Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel, parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où se révèlent ceux de sa sorte. Et pourtant pourquoi ne peut-il y en avoir aucun dont la voix soit jamais absolument juste... Même en ce moment où elle approchait le plus du grave, elle était fausse encore et aurait eu besoin de l'accordeur. D'ailleurs M. de Charlus ne savait littéralement où donner de la tête et il la levait souvent avec le regret de ne pas avoir une jumelle qui d'ailleurs ne lui eût pas servi à grand'chose, car en plus grand nombre que d'habitude, à cause du raid de zeppelins de l'avant-veille qui avait réveillé la vigilance des pouvoirs publics, il y avait des militaires jusque dans le ciel. Les aéroplanes que j'avais vu quelques heures plus tôt faire comme des insectes des taches brunes sur le soir bleu passaient maintenant dans la nuit qu'approfondissait encore l'extinction partielle des réverbères comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes était peut-être surtout de faire regarder le ciel vers lequel on lève peu les yeux d'habitude dans ce Paris dont en 1914, j'avais vu la beauté presque sans défense, attendre la menace de l'ennemi qui se rapprochait. Il y avait certes maintenant comme alors la splendeur antique inchangée d'une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l'inutile beauté de sa lumière, mais comme en , et plus qu'en il y avait aussi autre chose, des lumières différentes et des feux intermittents, que soit de ces aéroplanes, soit des projecteurs de la Tour Eiffel on savait dirigés par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce même genre d'émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance et de calme que j'avais éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans la cellule de ce cloître militaire où s'exerçaient, avant qu'ils consommassent un jour, sans une hésitation, en pleine jeunesse, leur sacrifice, tant de cœurs fervents et disciplinés.

Après le raid de l'avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre, il s'était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête, il n'avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces "étoiles nouvelles". M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs et comme il ne pouvait pas plus s'empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu'à ses autres penchants tout en niant l'une comme l'autre. "D'ailleurs j'ajoute que j'admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu'il faut. Mais ce sont des héros tout simplement. Qu'est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils qu'ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent sur eux. Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon? J'avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m'ayant donné l'habitude pour mon travail de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu'il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d'un canon dont on est persuadé qu'il ne vous frappera pas ce jour-là. D'ailleurs formées isolément ces idées de bombes lancées, de mort possible n'ajoutèrent pour moi rien de tragique à l'image que je me faisais du passage des aéronefs allemands jusqu'à ce que j'eusse vu de l'un d'eux ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d'un ciel agité, d'un aéroplane que bien que je le susse meurtrier, je n'imaginais que stellaire et céleste, j'eusse vu. un soir le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité originale d'un danger n'est perçue que de cette chose nouvelle, irréductible à ce qu'on sait déjà, qui s'appelle une impression et qui est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne qui découvrait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d'un accomplissement qui la déformait tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l'aéroplane menaçant et traqué et comme si s'étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Élysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d'eau lumineux des projecteurs s'infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d'intentions aussi, d'intentions prévoyantes et protectrices, d'hommes puissants et sages auxquels comme la nuit au quartier de Doncières, j'étais reconnaissant que leur force daignât prendre avec cette précision si belle la peine de veiller sur nous.

La nuit était aussi belle qu'en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde auxquels l'effroi que j'avais des obus qui allaient peut-être les détruire, donnait par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. "Vous n'avez pas peur, répéta M. de Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien d'eux, j'ai entièrement rompu, ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en levant le bras avec le geste qui signifie sinon je m'en lave les mains, du moins "je ne peux rien vous dire" (bien que je ne lui demandasse rien). Je sais que Morel y va toujours beaucoup"; me dit-il (c'était la première fois qu'il m'en reparlait). "On prétend qu'il regrette beaucoup le passé, qu'il désire se rapprocher de moi", ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette même crédulité d'homme du faubourg qui dit: "On dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l'Allemagne et que les pourparlers sont même engagés" et de l'amoureux que les pires rebuffades n'ont pas persuadé. "En tous cas s'il le veut il n'a qu'à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n'est pas à moi à faire les premiers pas". Et sans doute il était bien inutile de le dire tant c'était évident. Mais de plus ce n'était même pas sincère et c'est pour cela qu'on était si gêné pour M. de Charlus car on sentait qu'en disant que ce n'était pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait que j'offrisse de me charger du rapprochement. Certes, je connaissais cette naïve ou feinte crédulité des gens qui aiment quelqu'un, ou simplement ne sont pas reçus chez quelqu'un, et imputent à ce quelqu'un un désir qu'il n'a pourtant pas manifesté, malgré des sollicitations fastidieuses.

Malheureusement, dès le lendemain, disons-le tout de suite, M. de Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel; celui-ci pour exciter sa jalousie le prit par le bras, lui raconta des histoires plus ou moins vraies et quand M. de Charlus éperdu, ayant besoin que Morel restât cette soirée auprès de lui, le supplia de ne pas aller ailleurs, l'autre apercevant un camarade dit adieu à M. de Charlus qui, de colère, espérant que cette menace que bien entendu il semblait ne devoir exécuter jamais, ferait rester Morel, lui dit: "Prends garde, je me vengerai", et Morel, riant, partit en tapotant sur le cou et en enlaçant par la taille son camarade étonné.

A l'accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus avait, en me parlant de Morel, scandé ses paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j'eus l'impression qu'il y avait autre chose qu'une banale insistance. Je ne me trompais pas et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j'anticipe de beaucoup d'années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l'occasion de le revoir plusieurs fois bien différent de ce que nous l'avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ans seulement après le soir où je descendai ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée, je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus, au plaisir qu'il aurait à revoir le violoniste et j'insistai auprès de lui pour qu'il allât le voir, fût-ce une fois. "Il a été bon pour vous", dis-je à Morel. "Il est déjà vieux, il peut mourir, il faut liquider les vieilles querelles et effacer les traces de la brouille" Morel parut entièrement de mon avis quant à un apaisement désirable, mais il n'en refusa pas moins catégoriquement de faire même une seule visite à M. de Charlus. "Vous avez tort, lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu'elle ne sera pas attaquée), par coquetterie?" Alors le violoniste tordant dans son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnant: "Non, ce n'est pour rien de tout cela, la vertu je m'en fous, la méchanceté, au contraire, je commence à le plaindre, ce n'est pas par coquetterie, elle serait inutile, ce n'est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces, non, ce n'est à cause de rien de tout cela; c'est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c'est, c'est... c'est... par peur!" Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai que je ne le comprenais pas. "Non, ne me demandez pas, n'en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne le connaissez pas du tout." "Mais quel tort peut-il vous faire, il cherchera d'ailleurs d'autant moins à vous en faire qu'il n'y aura plus de rancune entre vous. Et puis au fond, vous savez qu'il est très bon." "Parbleu si, je le sais qu'il est bon! Et la délicatesse et la droiture. Mais laissez-moi, ne m'en parlez plus je vous en supplie, c'est honteux à dire, j'ai peur!" Le second fait date d'après la mort de M. de Charlus. On m'apporta quelques souvenirs qu'il m'avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s'était rétabli avant de tomber plus tard dans l'état où nous le verrons le jour d'une matinée chez la princesse de Guermantes — et la lettre restée dans un coffre avec les objets qu'il léguait à quelques amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié Morel. La lettre tracée d'une écriture fine et ferme était ainsi conçue: "Mon cher ami, les voies de la Providence sont inconnues. Parfois c'est du défaut d'un être médiocre, qu'elle use pour empêcher de faillir la suréminence d'un juste. Vous connaissez Morel, d'où il est sorti, à quel faîte j'ai voulu l'élever, autant dire à mon niveau. Vous savez qu'il a préféré retourner non pas à la poussière et à la cendre d'où tout homme, c'est-à-dire le véritable phœnix, peut renaître, mais à la boue où rampe la vipère. Il s'est laissé choir, ce qui m'a préservé de déchoir. Vous savez que mes armes contiennent la devise même de Notre-Seigneur: "Inculcabis super leonem et aspidem" avec un homme représenté comme ayant à la plante de ses pieds, comme support héraldique, un lion et un serpent. Or si j'ai pu fouler ainsi le propre lion que je suis, c'est grâce au serpent et à sa prudence qu'on appelle trop légèrement parfois un défaut, car la profonde sagesse de l'Évangile en fait une vertu, au moins une vertu pour les autres. Notre serpent aux sifflements jadis harmonieusement modulés, quand il avait un charmeur — fort charmé, du reste, — n'était pas seulement musical et reptile, il avait jusqu'à la lâcheté, cette vertu que je tiens maintenant pour divine la Prudence. C'est cette divine prudence qui l'a fait résister aux appels que je lui ai fait transmettre de revenir me voir, et je n'aurai de paix en ce monde et d'espoir de pardon dans l'autre, que si je vous en fais l'aveu. C'est lui qui a été en cela l'instrument de la Sagesse divine, car je l'avais résolu, il ne serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait que l'un de nous deux disparût. J'étais décidé à le tuer. Dieu lui a conseillé la prudence pour me préserver d'un crime. Je ne doute pas que l'intercession de l'Archange Michel, mon saint patron, n'ait joué là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l'avoir tant négligé pendant plusieurs années et d'avoir si mal répondu aux innombrables bontés qu'il m'a témoignées tout spécialement dans ma lutte contre le mal. Je dois à ce serviteur, je le dis dans la plénitude de ma foi et de mon intelligence que le Père céleste ait inspiré à Morel de ne pas venir. Aussi, c'est moi maintenant qui me meurs. Votre fidèlement dévoué Semper, idem P. G. Charlus". Alors je compris la peur de Morel; certes il y avait dans cette lettre bien de l'orgueil et de la littérature. Mais l'aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi que le "côté presque fou" que Madame de Guermantes trouvait chez son beau-frère, ne se bornait pas, comme je l'avais cru jusque-là, à ces dehors momentanés de rage superficielle et inopérante.

Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas, il continua ainsi: "Je ne sais pas du reste pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c'est la guerre, mais on danse, on dîne en ville. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéï. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu'un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l'interrompant, les enfants s'instruiront plus tard en regardant dans des livres de classes illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d'aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes finissait de peindre ses faux sourcils; ce sera matière à cours pour les Brichot de l'avenir; la frivolité d'une époque quand dix siècles ont passé sur elle est digne de la plus grave érudition surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l'histoire future; quand les gaz asphyxiants analogues à ceux qu'émettaient le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéï garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n'ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues. D'ailleurs, n'est-ce pas déjà depuis un an Pompéï par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de Mouton Rothschild ou de Saint-Émilion, mais pour cacher avec eux ce qu'ils ont de plus précieux, comme les prêtres d'Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés. C'est toujours l'attachement à l'objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas comme Herculanum, fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s'imposent; et cette lucidité qui nous est donnée n'est pas que de notre époque, chacune l'a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d'une des maisons de Pompéï cette inscription révélatrice: "Sodoma, Gomora".

Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu'elles éveillèrent en lui, soit celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. "J'admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher, les soldats anglais que j'ai un peu légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de foot-ball assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels — et quels professionnels —, hé bien, rien qu'esthétiquement ce sont des athlètes de la Grèce, vous entendez bien de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J'ai un ami qui est allé à Rouen où ils ont leur camp, il a vu des merveilles, de pures merveilles dont on n'a pas idée. Ce n'est plus Rouen, c'est une autre ville. Évidemment il y a aussi l'ancien Rouen, avec les Saints émaciés de la cathédrale. Bien entendu, c'est beau aussi, mais c'est autre chose. Et nos poilus! je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve en nos poilus, aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passa là, avec son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m'arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens; et les gars de province comme ils sont amusants et gentils avec leur roulement d'r et leur jargon patoiseur... Moi, j'ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais leur parler, mais notre admiration pour les Français ne doit pas nous faire déprécier nos ennemis, ce serait nous diminuer nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat est le soldat allemand, vous qui ne l'avez pas vu comme moi défiler au pas de parade, au pas de l'oie, "unter den Linden". En revenant à l'idéal de virilité qu'il m'avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez lui une forme philosophique usant d'ailleurs de raisonnements absurdes, qui par moments, même quand il venait d'être supérieur, laissaient voir la trame trop mince du simple homme du monde, bien qu'homme du monde intelligent: "Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu'est le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu'à la grandeur de son pays, "Deutschland uber alles", ce qui n'est pas si bête et tandis qu'ils se préparent virilement, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme. "Ce mot signifiait probablement pour M. de Charlus quelque chose d'analogue à la littérature car aussitôt se rappelant sans doute que j'aimais les lettres et avais eu un moment l'intention de m'y adonner, il me tapa sur l'épaule (profitant du geste pour s'y appuyer jusqu'à me faire aussi mal qu'autrefois quand je faisais mon service militaire le recul contre l'omoplate du "76") il me dit comme pour adoucir le reproche: "Oui, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes."

Par surprise du reproche, manque d'esprit de répartie, déférence envers mon interlocuteur et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu'il m'y invitait, j'avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide car je n'avais pas l'ombre de dilettantisme à me reprocher. "Allons, me dit-il, je vous quitte (le groupe qui l'avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner). Je m'en vais me coucher comme un très vieux Monsieur, d'autant plus qu'il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes qu'affectionne Norpois". Je savais du reste qu'en rentrant chez lui, M. de Charlus ne cessait pas pour cela d'être au milieu des soldats car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de son bon cœur.

Il faisait une nuit transparente et sans un souffle, j'imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il resta en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron et en continuant pendant quelque temps à me la malaxer, eût dit jadis Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu'elles n'avaient point perdues. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans doute ne faire que voir les Sénégalais qui passait dans l'ombre et ne daigna pas s'apercevoir qu'il était admiré. Mais dans ces deux cas, le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. "Est-ce que tout l'Orient de Decamps de Fromentin, d'Ingres, de Delacroix n'est pas là-dedans, me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. Vous savez moi, je ne m'intéresse jamais aux choses et aux êtres qu'en peintre, en philosophe. D'ailleurs je suis trop vieux. Mais quel malheur pour compléter le tableau que l'un de nous deux ne soit pas une odalisque." Ce ne fut pas l'Orient de Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m'eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j'avais tant aimées, et me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au Calife Haroun Al Raschid en quête d'aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D'autre part la chaleur du temps et de la marche m'avaient donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la pénurie d'essence les rares taxis que je rencontrais, conduits par des Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul endroit où j'aurais pu me faire servir à boire et reprendre des forces pour rentrer chez moi, eût été un hôtel. Mais dans la rue assez éloignée du centre où j'étais parvenu, tous depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels faute d'employés ou eux-mêmes pris de peur avaient fui à la campagne et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et annonçant leur réouverture pour une époque éloignée et d'ailleurs problématique. Les autres établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la même manière qu'ils n'ouvraient que deux fois par semaine. On sentait que la misère, l'abandon, la peur habitaient tout ce quartier. Je n'en fus que plus surpris, de voir qu'entre ces maisons délaissées, il y en avait une où la vie au contraire semblait avoir vaincu l'effroi, la faillite, entretenait l'activité et la richesse. Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière tamisée à cause des ordonnances de police décelait pourtant un insouci complet de l'économie. Et à tout instant la porte s'ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C'était un hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l'argent que ses propriétaires devaient gagner) devait être excitée; et ma curiosité le fut aussi quand je vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c'est-à-dire trop loin pour que dans l'obscurité profonde je puisse le reconnaître un officier.

Quelque chose pourtant me frappa qui n'était pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l'air de la sortie tentée par un assiégé, s'exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement — je ne dirai pas même à la tournure ni à la sveltesse, ni à l'allure, ni à la vélocité de Saint-Loup — mais à l'espèce d'ubiquité qui lui était si spéciale. Le militaire capable d'occuper en si peu de temps tant de positions différentes dans l'espace avait disparu sans m'avoir aperçu dans une rue de traverse, et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l'apparence modeste me fit fortement douter que ce fût Saint-Loup qui en fut sorti. Je me rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé à une affaire d'espionnage parce qu'on avait trouvé son nom dans les lettres saisies par un officier allemand. Pleine justice lui avait d'ailleurs été rendue par l'autorité militaire. Mais malgré moi je rapprochai ce fait de ce que je voyais. Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions? L'officier avait depuis un moment disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes, ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J'avais d'autre part extrêmement soif. "Il est probable que je pourrai trouver à boire ici", me dis-je, et j'en profitai pour tâcher d'assouvir, malgré l'inquiétude qui s'y mêlait, ma curiosité. Je ne pense donc pas que ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d'une espèce de vestibule était ouverte sans doute à cause de la chaleur. Je crus d'abord que cette curiosité je ne pourrais la satisfaire car je vis plusieurs personnes venir demander une chambre à qui on répondît qu'il n'y en avait plus une seule. Mais je compris ensuite qu'elles n'avaient évidemment contre elles que de ne pas faire partie du nid d'espionnage car un simple marin s'étant présenté un moment après on se hâta de lui donner le n° . Je pus apercevoir sans être vu grâce à l'obscurité, quelques militaires et deux ouvriers qui causaient tranquillement dans une petite pièce étouffée, prétentieusement ornée de portraits en couleurs de femmes découpés dans des magazines et des revues illustrées. Ces gens causaient tranquillement, en train d'exposer des idées patriotiques: "qu'est-ce que tu veux on fera comme les camarades", disait l'un. "Ah! pour sûr que je pense bien ne pas être tué" répondait à un vœu que je n'avais pas entendu, un autre qui à ce que je compris repartait le lendemain pour un poste dangereux. "Par exemple, à vingt-deux ans, en n'ayant encore fait que six mois ce serait fort", criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste et comme si le fait de n'avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances de ne pas être tué et que ce dût être une chose impossible qu'il le fût. "A Paris c'est épatant, disait un autre; on ne dirait pas qu'il y a la guerre. Et toi, Julot, tu t'engages toujours?" "Pour sûr que je m'engage, j'ai envie d'aller y taper un peu dans le tas à tous ces sales boches". "Mais Joffre c'est un homme qui couche avec les femmes des Ministres, c'est pas un homme qui a fait quelque chose". "C'est malheureux d'entendre des choses pareilles, dit un aviateur un peu plus âgé en se tournant vers l'ouvrier qui venait de faire entendre cette proposition; je vous conseillerais pas de causer comme ça en première ligne, les poilus vous auraient vite expédié". La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d'en entendre davantage et j'allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir. "C'est épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne sais pas trop où il trouvera des chaînes". "Mais puisque l'autre est déjà attaché". "Il est attaché bien sûr, il est attaché et il ne l'est pas, moi je serais attaché comme ça que je pourrais me détacher". "Mais le cadenas est fermé". "C'est entendu qu'il est fermé, mais ça peut s'ouvrir à la rigueur. Ce qu'il y a c'est que les chaînes ne sont pas assez longues. Tu vas pas m'expliquer à moi ce que c'est, j'y ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang m'en coulait sur les mains". "C'est toi qui tapera ce soir". "Non, c'est pas moi, c'est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l'a promis". Je compris maintenant pourquoi on avait eu besoin des bras solides du marin. Si on avait éloigné de paisibles bourgeois, ce n'était donc pas qu'un nid d'espions que cet hôtel. Un crime atroce allait y être consommé, si on n'arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables.

Tout cela pourtant dans cette nuit paisible et menacée gardait une apparence de rêve, de conte, et c'est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j'entrai délibérément dans l'hôtel. Je touchai légèrement mon chapeau et les personnes présentes sans se déranger, répondirent plus ou moins poliment à mon salut. "Est-ce que vous pourriez me dire à qui il faut m'adresser? Je voudrais avoir une chambre et qu'on m'y monte à boire". "Attendez une minute, le patron est sorti". "Mais il y a le chef là-haut", insinua un des causeurs. "Mais tu sais bien qu'on ne peut pas le déranger". "Croyez-vous qu'on me donnera une chambre?" "J'crois". "Le doit être libre", dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être tué parce qu'il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire place. "Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici", dit l'aviateur; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. "Oui, mais alors, fermez d'abord les volets, vous savez bien que c'est défendu d'avoir de la lumière à cause des Zeppelins". "Il n'en viendra plus de Zeppelins. Les journaux ont même fait allusion sur ce qu'ils avaient été tous descendus." "Il n'en viendra plus, il n'en viendra plus, qu'est-ce que tu en sais? Quand tu auras comme moi quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion boche, tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés hier sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux enfants". "Une mère de famille avec ses deux enfants", dit avec des yeux ardents et un air de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien ne pas être tué et qui avait du reste une figure énergique, ouverte et des plus sympathiques. "On n'a pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n'a pas reçu de lettre de lui depuis huit jours et c'est la première fois qu'il reste si longtemps sans lui en donner". "Qui c'est sa marraine?" "C'est la dame qui tient le chalet de nécessité un peu plus bas que l'Olympia". "Ils couchent ensemble?" "Qu'est-ce que tu dis là; c'est une femme mariée, tout ce qu'il y a de sérieuse. Elle lui envoie de l'argent toutes les semaines parce qu'elle a bon cœur. Ah! c'est une chique femme". "Alors tu le connais le grand Julot?" "Si je le connais! reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans. C'est un de mes meilleurs amis intimes. Il n'y en a pas beaucoup que j'estime comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service, ah! tu parles que ce serait un rude malheur s'il lui était arrivé quelque chose". Quelqu'un proposa une partie de dés et à la hâte fébrile avec laquelle le jeune homme de vingt-deux ans retournait les dés et criait les résultats, les yeux hors de la tête, il était aisé de voir qu'il avait un tempérament de joueur. Je ne saisis pas bien ce que quelqu'un lui dit ensuite mais il s'écria d'un ton de profonde pitié: "Julot un maquereau! C'est-à-dire qu'il dit qu'il est un maquereau. Mais il n'est pas foutu de l'être. Moi je l'ai vu payer sa femme, oui la payer. C'est-à-dire que je ne dis pas que Jeanne l'Algérienne ne lui donnait pas quelque chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en maison, qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que cinq francs il faut qu'un homme soit trop bête. Et maintenant qu'elle est sur le front, elle a une vie dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu'elle veut, eh bien elle ne lui envoie rien. Ah! un maquereau Julot. Il y en a beaucoup qui pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement ce n'est pas un maquereau mais à mon avis c'est même un imbécile". Le plus vieux de la bande et que le patron avait sans doute à cause de son âge chargé de lui faire garder une certaine tenue, n'entendit étant allé un moment jusqu'aux cabinets que la fin de la conversation. Mais il ne put s'empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de l'effet qu'elle avait dû produire sur moi. Sans s'adresser spécialement au jeune homme de vingt-deux ans qui venait pourtant d'exposer cette théorie de l'amour vénal, il dit, d'une façon générale: "Vous causez trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci. Vous savez bien que si le patron rentrait et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content. "Précisément en ce moment on entendit la porte s'ouvrir et tout le monde se tut croyant que c'était le patron, mais ce n'était qu'un chauffeur d'auto étranger auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de montre superbe qui s'étalait sur la veste du chauffeur, le jeune homme de vingt-deux ans lui lança un coup d'œil interrogatif et rieur, suivi d'un froncement de sourcil et d'un clignement d'œil sévère dirigé de mon côté. Et je compris que le premier regard voulait dire: "Qu'est-ce que ça? tu l'as volée? Toutes mes félicitations". Et le second: "Ne dis rien à cause de ce type que nous ne connaissons pas. "Tout à coup le patron entra chargé de plusieurs mètres de grosses chaînes capables d'attacher plusieurs forçats, suant, et dit: "J'en ai une charge, si vous tous vous n'étiez pas si fainéants, je ne devrais pas être obligé d'y aller moi-même". Je lui dis que je demandais une chambre. "Pour quelques heures seulement, je n'ai pas trouvé de voiture et je suis un peu malade. Mais je voudrais qu'on me monte à boire". "Pierrot, va à la cave chercher du cassis et dis qu'on mette en état le numéro . Voilà le qui sonne. Ils disent qu'ils sont malades. Malades je t'en fiche, c'est des gens à prendre de la coco, ils ont l'air à moitié piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire de draps au ? Bon, voilà le qui sonne encore, cours-y voir. Allons, Maurice, qu'est-ce que tu fais là, tu sais bien qu'on t'attend, monte au bis. Et plus vite que ça". Et Maurice sortit rapidement suivant le patron qui un peu ennuyé que j'eusse vu ses chaînes disparut en les emportant. "Comment que tu viens si tard?" demande le jeune homme de vingt-deux ans au chauffeur. "Comment, si tard, je suis d'une heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J'ai rendez-vous qu'à minuit". "Pour qui donc est-ce que tu viens?" "Pour Pamela la charmeuse", dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit les belles dents blanches. "Ah!" dit le jeune homme de vingt-deux ans. Bientôt on me fit monter dans la chambre , mais l'atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que mon "cassis" bu je redescendis l'escalier, puis pris d'une autre idée, je remontai et dépassai l'étage de la chambre , allai jusqu'en haut. Tout à coup, d'une chambre qui était isolée au bout d'un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. "Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m'humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié". "Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t'attacher sur le lit, pas de pitié", et j'entendis le bruit du claquement d'un martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de, cris de douleur. Alors je m'aperçus qu'il y avait dans cette chambre un œil de bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau; cheminant à pas de loup dans l'ombre, je me glissai jusqu'à cet œil de bœuf, et là enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d'un martinet en effet planté de clous que lui infligeaient Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d'ecchymoses qui prouvaient que le supplice n'avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un entra qui heureusement ne me vit pas, c'était Jupien. Il s'approcha du baron avec un air de respect et un sourire d'intelligence: "Hé bien, vous n'avez pas besoin de moi?" Le baron pria Jupien de faire sortir un moment Maurice. Jupien le mit dehors avec la plus grande désinvolture. "On ne peut pas nous entendre?" dit le baron à Jupien qui lui affirma que non. Le baron savait que Jupien, intelligent comme un homme de lettres, n'avait nullement l'esprit pratique, parlait toujours devant les intéressés avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et des surnoms que tout le monde connaissait. "Une seconde", interrompit Jupien qui avait entendu une sonnette retentir à la chambre n° . C'était un député de l'Action Libérale qui sortait. Jupien n'avait pas besoin de voir le tableau car il connaissait son coup de sonnette, le député venant en effet tous les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre de Chaillot. Il était donc venu le soir, mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner sa sortie pour témoigner de la déférence qu'il portait à la qualité d'honorable, sans aucun intérêt personnel d'ailleurs. Car bien que ce député répudiant les exagérations de l'Action Française (il eût d'ailleurs été incapable de comprendre une ligne de Charles Maurras ou de Léon Daudet) fût bien avec les ministres flattés d'être invités à ses chasses, Jupien n'aurait pas osé lui demander le moindre appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que s'il s'était risqué de parler de cela au législateur fortuné et froussard, il n'aurait pas évité la plus inoffensive des "descentes" mais eût instantanément perdu le plus généreux de ses clients. Après avoir reconduit jusqu'à la porte le député qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé son col, et glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit: "C'était M. Eugène". Chez Jupien, comme dans les maisons de santé, on n'appelait les gens que par leur prénom tout en ayant soin d'ajouter à l'oreille pour satisfaire la curiosité des habitués, ou augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable. Quelquefois cependant Jupien ignorait la personnalité vraie de ses clients, s'imaginait et disait que c'était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères et charmantes pour ceux qu'on nommait à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours qui était Monsieur Victor.

Jupien avait aussi l'habitude pour plaire au baron de faire l'inverse de ce qui est de mise dans certaines réunions. "Je vais vous présenter Monsieur Lebrun (à l'oreille: il se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c'est le grand-duc de Russie). Inversement, Jupien sentait que ce n'était pas encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l'œil: il est garçon laitier mais au fond c'est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait "apache"). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d'ajouter quelques "citations". Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s'être battu (même air grivois) avec des passants qu'il a à moitié estropiés et il a été au bat. d'Af. Il a tué son sergent.

Le baron en voulait même légèrement à Jupien car il savait que dans cette maison qu'il avait chargé son factotum d'acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l'oncle de Mlle d'Oloron, feue Mme de Cambremer, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c'était un surnom et le prononçant mal l'avaient déformé de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu'on ne pouvait les entendre, le baron lui dit: "Je ne voulais pas parler devant ce petit qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m'appelle crapule comme si c'était une leçon apprise". "Oh! non, personne ne lui a rien dit, répondit Jupien sans s'apercevoir de l'invraisemblance de cette assertion. Il a du reste été compromis dans le meurtre d'une concierge de la Villette". "Ah! cela c'est assez intéressant", dit le baron avec un sourire. "Mais j'ai justement là le tueur de bœufs, l'homme des abattoirs qui lui ressemble; il a passé par hasard. Voulez-vous en essayer?" "Ah! oui, volontiers". Je vis entrer l'homme des abattoirs, il ressemblait en effet un peu à "Maurice", mais, chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d'un type que personnellement je n'avais jamais dégagé, mais qu'à ce moment je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel sinon dans la figure de Morel tel que je l'avais toujours vue, du moins dans un certain visage que des yeux aimants voyant Morel autrement que moi, auraient pu composer avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, cette maquette de ce qu'il pouvait représenter à un autre, je me rendis compte que ces deux jeunes gens dont l'un était un garçon bijoutier et l'autre un employé d'hôtel étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus au moins en une certaine forme de ses amours était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l'un après l'autre ces deux jeunes gens, était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières, que tous trois ressemblaient un peu à l'éphèbe dont la forme intaillée dans le saphir qu'étaient les yeux de M. de Charlus donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m'avait effrayé le premier jour à Balbec. Ou que son amour pour Morel ayant modifié le type qu'il cherchait, pour se consoler de son absence, il cherchait des hommes qui lui ressemblassent. Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n'avait jamais existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations d'amitié et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu'il pût avoir auprès d'eux l'illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu'en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l'on ne savait que l'amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l'être que nous aimons mais parfois jusqu'au sacrifice de notre désir lui-même qui d'ailleurs est d'autant moins facilement exaucé que l'être que nous aimons sent que nous aimons davantage. Ce qui enlève aussi à une telle supposition l'invraisemblance qu'elle semble avoir au premier abord (bien qu'elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de Saint-Loup et qui avait pu jouer au début de ses relations avec Morel le même rôle et plus décent et négatif qu'au début des relations de son neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu'on aime (et cela peut s'étendre à l'amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l'amour qu'elle inspire. Cette raison peut être que l'amoureux trop impatient par l'excès même de son amour ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d'indifférence le moment où il obtiendra ce qu'il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d'écrire à celle qu'il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris que si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé qu'elle peut se dispenser de donner davantage et profiter d'un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir où il veut à tout pris terminer la guerre en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations.

D'ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l'amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l'affût d'une lettre, d'un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l'avait tourmenté d'abord mais qui s'est usé dans l'attente et a fait place à des besoins d'un autre ordre plus douloureux d'ailleurs s'ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu'on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l'incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu'on croit qu'on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu'elles peuvent s'offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s'ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l'inguérissable désir qu'ils ont d'elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu'elle n'a d'habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l'auréole qu'ils mettent autour d'elle est aussi un produit, mais comme on voit fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l'état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n'est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu'ils sont absolument nécessaires. Ce n'est pas par ceux-là qu'ils seraient achetés à prix d'or, échangés contre tout ce que le malade possède, c'est par ces autres malades (d'ailleurs peut-être les mêmes, mais à quelques années de distance devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui, tant qu'ils ne l'ont pas, sont en proie à une agitation qu'ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se donnant la mort. Pour M. de Charlus, dont le cas en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l'amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n'être rien, il aurait eu beau dire à Morel comme il m'avait dit à moi-même: "Je suis prince, je veux votre bien", encore était-ce Morel qui avait le dessus s'il ne voulait pas se rendre. Et pour qu'il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu'il se sentît aimé. L'horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l'homme viril l'a pour l'inverti, la femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages mais en eût proposé d'immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il appartenait du reste par ses origines, et qui, dans la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien comme le baron le répétait un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait leur victoire, puisqu'après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur refuser la seule chose qu'eux, les Allemands, eussent souhaité d'obtenir, la paix et la réconciliation. Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait.

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