MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME VIII
LE TEMPS RETROUVÉ

CHAPITRE II (3ème tranche)
M. DE CHARLUS PENDANT LA GUERRE; SES OPINIONS, SES PLAISIRS


Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d'attendre était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d'une croix de guerre qui avait été trouvée par terre et on ne savait pas qui l'avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire un ennui. Puis on parla de la bonté d'un officier qui s'était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. "Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça", dit Maurice, qui, évidemment, n'accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d'une éducation négligée, le besoin d'argent, et un certain penchant à le gagner d'une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais ainsi que l'avait craint M. de Charlus, c'était peut-être un très bon cœur et c'était paraît-il, un garçon d'une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n'était pas moins ému. "Ah! oui, ce sont de chics types. Des malheureux comme nous encore ça n'a pas grand'chose à perdre, mais un Monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à heures, c'est vraiment chouette. On peut charrier tant qu'on veut mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça meurent; d'abord ils sont trop utiles à l'ouvrier. Rien qu'à cause d'une mort comme ça faudra tuer tous les Boches jusqu'au dernier; et ce qu'ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants; non je ne sais pas moi, je ne suis pas meilleur qu'un autre, mais je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d'obéir à des barbares comme ça; car c'est pas des hommes, c'est des vrais barbares, tu ne diras pas le contraire". Tous ces garçons étaient en somme patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des autres car il dit, comme il devait bientôt repartir: "Dame, ça n'a pas été "la bonne blessure" (celle qui fait réformer), comme Mme Swann disait jadis: "j'ai trouvé le moyen d'attraper la fâcheuse influenza". La porte se rouvrit sur le chauffeur qui était allé un instant prendre l'air. "Comment, c'est déjà fini? ça n'a pas été long", dit-il en apercevant Maurice qu'il croyait en train de frapper celui qu'on avait surnommé, par allusion à un journal qui paraissait à cette époque: "l'Homme enchaîné". "Ce n'est pas long pour toi qui est allé prendre l'air, répondit Maurice, froissé qu'on vît qu'il avait déplu là-haut. Mais si tu étais obligé de taper à tour de bras comme moi par cette chaleur. Si c'était pas les cinquante francs qu'il donne". "Et puis, c'est un homme qui cause bien; on sent qu'il a de l'instruction. Dit-il que ce sera bientôt fini?" "Il dit qu'on ne pourra pas les avoir, que ça finira sans que personne ait le dessus". "Bon sang de bon sang, mais c'est donc un Boche..." "Je vous ai dit que vous causiez trop haut, dit le plus vieux aux autres en m'apercevant. Vous avez fini avec la chambre?" "Ah! ta gueule, tu n'es pas le maître ici". "Oui, j'ai fini, et je venais pour payer". "Il vaut mieux que vous payez au patron. Maurice, va donc le chercher". "Mais je ne veux pas vous déranger". "Ça ne me dérange pas". Maurice monta et revint en me disant: "Le patron descend". Je lui donnai deux francs pour son dérangement. Il rougit de plaisir. "Ah! merci bien. Je les enverrai à mon frère qui est prisonnier. Non il n'est pas malheureux, ça dépend beaucoup des camps". Pendant ce temps, deux clients très élégants, en habit et cravate blanche sous leurs pardessus — deux Russes me sembla-t-il à leur très léger accent, se tenaient sur le seuil et délibéraient s'ils devaient entrer. C'était visiblement la première fois qu'ils venaient là, on avait dû leur indiquer l'endroit et ils semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L'un des deux — un beau jeune homme — répétait toutes les deux minutes à l'autre avec un sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader: "Quoi! Après tout on s'en fiche?" Mais il avait beau vouloir dire par là qu'après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu'il ne s'en fichait pas tant que cela car cette parole n'était suivie d'aucune mouvement pour entrer, mais d'un nouveau regard vers l'autre, suivi du même sourire et du même "après tout, on s'en fiche". C'était ce "après tout on s'en fiche!" un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d'habitude, et où l'émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d'un lac inconnu où vivent des expressions sans rapport avec la pensée et qui par cela même la révèlent. Je me souviens qu'une fois Albertine comme Françoise que nous n'avions pas entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit malgré elle, voulant me prévenir: "Tiens, voilà la belle Françoise". Françoise, qui n'y voyait pas très clair et ne faisait que traverser la pièce assez loin de nous, ne se fût sans doute aperçue de rien. Mais les mots si anormaux de "belle Françoise" qu'Albertine n'avait jamais prononcés de sa vie, montrèrent d'eux-mêmes leur origine; elle les sentit cueillis au hasard par l'émotion, n'eut pas besoin de regarder rien pour comprendre tout et s'en alla en murmurant dans son patois le mot de "poutana". Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu'il croyait avoir entendu dire qu'elle était fille d'un Juif et lui en demanda le nom. La jeune femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit en prononçant Bloch à l'allemande comme eût fait le duc de Guermantes, c'est-à-dire en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec le rh germanique.

Le patron, pour en revenir à la scène de l'hôtel (dans lequel les deux Russes s'étaient décidés à pénétrer: "après tout on s'en fiche") n'était pas encore revenu que Jupien entra se plaindre qu'on parlait trop fort et que les voisins se plaindraient. Mais il s'arrêta stupéfait en m'apercevant. "Allez-vous-en tous sur le carré". Déjà tous se levaient quand je lui dis: "Il serait plus simple que ces jeunes gens restent là et que j'aille avec vous un instant dehors". Il me suivit fort troublé. Je lui expliquai pourquoi j'étais venu. On entendait des clients qui demandaient au patron s'il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de chœur, un chauffeur nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous; dans la troupe, toutes les armes et les alliés de toutes nations. Quelques-uns réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme d'un accent si léger qu'on ne sait pas si c'est celui de la vieille France ou de l'Angleterre. A cause de leur jupon et parce que certains rêves lacustres s'associent souvent à de tels désirs, les Écossais faisaient prime. Et comme toute folie reçoit des circonstances des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient été assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire faire la connaissance d'un mutilé. On entendait des pas lents dans l'escalier. Par une indiscrétion qui était dans sa nature Jupien ne put se retenir de me dire que c'était le baron qui descendait, qu'il ne fallait à aucun prix qu'il me vît, mais que si je voulais entrer dans la petite chambre contiguë au vestibule où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir les vasistas, truc qu'il avait inventé pour que le baron pût voir et entendre sans être vu, et qu'il allait, me disait-il, retourner en ma faveur contre lui. "Seulement, ne bougez pas". Et après m'avoir poussé dans le noir, il me quitta. D'ailleurs, il n'avait pas d'autre chambre à me donner, son hôtel, malgré la guerre, étant plein. Celle que je venais de quitter avait été prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter la Croix-Rouge de X... pour deux jours, était venu se délasser une heure à Paris avant d'aller retrouver au château de Courvoisier la vicomtesse à qui il dirait n'avoir pas pu prendre le bon train. Il ne se doutait guère que M. de Charlus était à quelques mètres de lui et celui-ci ne s'en doutait pas davantage, n'ayant jamais rencontré son cousin chez Jupien lequel ignorait la personnalité du vicomte soigneusement dissimulée. Bientôt en effet le baron entra, marchant assez difficilement à cause des blessures dont il devait sans doute pourtant avoir l'habitude. Bien que son plaisir fût fini et qu'il n'entrât d'ailleurs que pour donner à Maurice l'argent qu'il lui devait, il dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un regard tendre et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir d'un bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit preuve devant ce harem qui semblait presque l'intimider, ces hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui m'avaient frappé le soir de sa première entrée à La Raspelière, grâces héritées de quelque grand'mère que je n'avais pas connue et que dissimulaient dans l'ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais qui y épanouissait coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame. Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui disant que c'étaient tous des "barbeaux" de Belleville et qu'ils marcheraient avec leur propre sœur pour un louis.

Au reste, Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu'il ne disait au baron, ils n'appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure à lui sadique n'est pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une "thune" et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et remeurent tour à tour en paroles, parce qu'ils se coupent dans la conversation qu'ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié, dans sa naïveté, car dans son arbitraire conception du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s'effare d'une contradiction et d'un mensonge qu'il surprend dans ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s'arrêtait longuement à chacun leur parlant ce qu'il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. "Toi, c'est dégoûtant, je t'ai aperçu devant l'Olympia avec deux cartons. C'est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes". Heureusement pour celui à qui s'adressait cette phrase il n'eut pas le temps de déclarer qu'il n'eût jamais accepté de "pèze" d'une femme, ce qui eût diminué l'excitation de M. de Charlus et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant: "Oh non! je ne vous trompe pas". Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme malgré lui le genre d'intelligence qui était naturellement le sien ressortait d'à travers celui qu'il affectait, il se retourna vers Jupien: "Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c'est la vérité. Après tout, qu'est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisque il arrive à me le faire croire. Quels jolis petits yeux il a. Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine mon petit gars". "Tu penseras à moi dans les tranchées. C'est pas trop dur?" "Ah! dame, il y a des jours quand une grenade passe à côté de vous". Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. "Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu'on ira jusqu'au bout". "Jusqu'au bout! Si on savait seulement jusqu'à quel bout", dit mélancoliquement le baron qui était "pessimiste". "Vous n'avez pas vu que Sarah-Bernhardt l'a dit sur les journaux: La France elle ira jusqu'au bout. Les Français ils se feront tuer plutôt jusqu'au dernier". "Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu'au dernier", dit M. de Charlus comme si c'était la chose la plus simple du monde et bien qu'il n'eût lui-même l'intention de faire quoi que ce soit, mais pensait par là corriger l'impression de pacifisme qu'il donnait quand il s'oubliait. "Je n'en doute pas, mais je me demande jusqu'à quel point Madame Sarah-Bernhardt est qualifiée pour parler au nom de la France. Mais, ajouta-t-il, il me semble que je ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme", en avisant un autre qu'il ne reconnaissait pas ou qu'il n'avait peut-être jamais vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles et pour profiter de l'occasion d'avoir en supplément un plaisir gratis, comme quand j'étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l'offre d'une des dames du comptoir un bonbon extrait d'un des vases de verre entre lesquels elle trônait, prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant le temps interminable que mettaient autrefois à nous faire poser les photographes quand la lumière était mauvaise. "Monsieur, je suis charmé, je suis enchanté de faire votre connaissance". "Il a de jolis cheveux", dit-il en se tournant vers Jupien. Il s'approcha ensuite de Maurice pour lui remettre ses cinquante francs mais le prenant d'abord par la taille: "Tu ne m'avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de Belleville". Et M. de Charlus râlait d'extase et approchait sa figure de celle de Maurice. "Oh! Monsieur le Baron, dit en protestant le gigolo qu'on avait oublié de prévenir; pouvez-vous croire une chose pareille?" Soit qu'en effet le fait fût faux, ou que, vrai, son auteur le trouvât pourtant abominable et de ceux qu'il convient de nier. "Moi toucher à mon semblable, à un Boche, oui, parce que c'est la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore". Cette déclaration de principes vertueux fit l'effet d'une douche d'eau froide sur le baron qui s'éloigna sèchement de Maurice en lui remettant toutefois son argent mais de l'air dépité de quelqu'un qu'on a floué, qui ne veut pas faire d'histoires, qui paye, mais n'est pas content.

La mauvaise impression du baron fut d'ailleurs accrue par la façon dont le bénéficiaire le remercia car il dit: "Je vais envoyer ça à mes vieux et j'en garderai aussi un peu pour mon frangin qui est sur le front". Ces sentiments touchants désappointèrent presque autant M. de Charlus que l'agaçait l'expression d'une paysannerie un peu conventionnelle. Jupien parfois les prévenait qu'"il fallait être plus pervers". Alors l'un d'eux, de l'air de confesser quelque chose de satanique aventurait: "Dites donc, baron, vous n'allez pas me croire mais quand j'étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes parents s'embrasser. C'est vicieux, pas? Vous avez l'air de croire que c'est un bourrage de crâne, mais non je vous jure, tel que je vous le dis". Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n'aboutissait qu'à révéler tant de sottise et tant d'innocence. ]

Et même le voleur, l'assassin le plus déterminés ne l'eussent pas contenté car ils ne parlent pas de leur crime; et il y a d'ailleurs chez le sadique — si bon qu'il puisse être, bien plus, d'autant meilleur qu'il est, — une soif de mal que les méchants agissant dans d'autres buts ne peuvent contenter.

Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu'il ne blairait pas les flics et pousser l'audace jusqu'à dire au baron: "Fous-moi un rancart" (un rendez-vous) le charme était dissipé. On sentait le chiqué comme dans les livres des auteurs qui s'efforcent pour parler argot. C'est en vain que le jeune homme détailla toutes les "saloperies" qu'il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose... Au reste, ce n'était pas seulement par insincérité. Rien n'est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment dans ce sens-là et en changeant le sens de l'expression, dire qu'on tourne toujours dans le même cercle vicieux.

"Comme il est simple, jamais on ne dirait un prince", dirent quelques habitués quand M. de Charlus fut sorti, reconduit jusqu'en bas par Jupien auquel le baron ne laissa pas de se plaindre de la vertu du jeune homme. A l'air mécontent de Jupien qui avait dû styler le jeune homme d'avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à l'heure un fameux savon. "C'est tout le contraire de ce que tu m'as dit," ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon pour une autre fois. "Il a l'air d'une bonne nature, il exprime des sentiments de respect pour sa famille". "Il n'est pourtant pas bien avec son père", objecta Jupien, pris au dépourvu, "ils habitent ensemble, mais ils servent chacun dans un bar différent.". C'était évidemment faible comme crime auprès de l'assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu. Le baron n'ajouta rien car s'il voulait qu'on préparât ses plaisirs il voulait se donner à lui-même l'illusion que ceux-ci n'étaient pas "préparés". "C'est un vrai bandit, il vous a dit cela pour vous tromper, vous êtes trop naïf" ajouta Jupien pour se disculper et ne faisant que froisser l'amour-propre de M. de Charlus.

En même temps qu'on croyait M. de Charlus Prince, en revanche on regrettait beaucoup dans l'établissement la mort de quelqu'un dont les gigolos disaient: "je ne sais pas son nom, il paraît que c'est un baron" et qui n'était autre que le Prince de Foix (le père de l'ami de Saint-Loup). Passant chez sa femme pour vivre beaucoup au cercle, en réalité il passait des heures chez Jupien à bavarder, à raconter des histoires du monde devant des voyous. C'était un grand bel homme comme son fils. Il est extraordinaire que M. de Charlus sans doute parce qu'il l'avait toujours connu dans le monde, ignorât qu'il partageait ses goûts. On allait même jusqu'à dire qu'il les avait autrefois portés jusque sur son fils encore collégien (l'ami de Saint-Loup) ce qui était probablement faux. Au contraire très renseigné sur des mœurs que beaucoup ignorent, il veillait beaucoup aux fréquentations de son fils. Un jour qu'un homme d'ailleurs de basse extraction, avait suivi le jeune prince de Foix jusqu'à l'hôtel de son père où il avait jeté un billet par la fenêtre, le père l'avait ramassé. Mais le suiveur, bien qu'il ne fût pas aristocratiquement du même monde que M. de Foix le père, l'était à un autre point de vue. Il n'eut pas de peine à trouver dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M. de Foix en lui prouvant que c'était le jeune homme qui avait provoqué cette audace d'un homme âgé. Et c'était possible. Car le prince de Foix avait pu réussir à préserver son fils des mauvaises fréquentations au dehors mais non de l'hérédité. Au reste le jeune prince de Foix resta comme son père ignoré à ce point de vue des gens du monde bien qu'il allât plus loin que personne avec ceux d'un autre.

"Il paraît qu'il a un million à manger par jour", dit le jeune homme de vingt-deux ans auquel l'assertion qu'il émettait ne semblait pas invraisemblable. On entendit bientôt le roulement de la voiture qui était venue chercher M. de Charlus. A ce moment j'aperçus avec une démarche lente, à côté d'un militaire qui évidemment sortait avec elle d'une chambre voisine, une personne qui me parut une dame assez âgée en jupe noire. Je reconnus bientôt mon erreur, c'était un prêtre. C'était cette chose si rare et en France absolument exceptionnelle qu'est un mauvais prêtre. Evidemment le militaire était en train de railler son compagnon, au sujet du peu de conformité que sa conduite offrait avec son habit, car celui-ci d'un air grave, et levant vers son visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit sentencieusement: "Que voulez-vous, je ne suis pas (j'attendais un saint) une ange". D'ailleurs il n'avait plus qu'à s'en aller et prit congé de Jupien qui ayant accompagné le baron venait de remonter, mais par étourderie le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien que son esprit n'abandonnait jamais agita le tronc dans lequel il mettait la contribution de chaque client, et le fit sonner en disant: "Pour les frais du culte, M. l'Abbé!" Le vilain personnage s'excusa , donna sa pièce et disparut. Jupien vint me chercher dans l'antre obscur où je n'osais faire un mouvement. "Entrez un moment dans le vestibule où mes jeunes gens font banquette, pendant que je monte fermer la chambre, puisque vous êtes locataire, c'est tout naturel". Le patron y était, je le payai. A ce moment un jeune homme en smoking entra et demanda d'un air d'autorité au patron: "Pourrai-je avoir Léon demain matin à onze heures moins le quart, au lieu de onze heures parce que je déjeune en ville". "Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l'abbé". Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking qui semblait déjà prêt à invectiver contre l'abbé, mais sa colère prit un autre cours quand il m'aperçut; marchant droit au patron: "Qui est-ce? Qu'est-ce que ça signifie", murmura-t-il d'une voix basse mais courroucée. Le patron très ennuyé expliqua que ma présence n'avait aucune importance, que j'étais un locataire. Le jeune homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il ne cessait de répéter: "C'est excessivement désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver, vous savez que je déteste çà et vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici". L'exécution de cette menace ne parut pas cependant imminente car il partit furieux mais en recommandant que Léon tâchât d'être libre à h. moins /, h. / si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi. "Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d'argent que vous croyez, je suis forcé d'avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu'avec eux seuls on ne ferait que manger de l'argent. Ici c'est le contraire des Carmels, c'est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j'ai pris cette maison, ou plutôt si je l'ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c'est uniquement pour rendre service au Baron et distraire ses vieux jours". Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j'avais assisté et de l'exercice même du vice du Baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu'avec des gens du peuple qui l'exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut aussi bien se comprendre que l'autre. Ils avaient d'ailleurs été longtemps unis, alternant l'un avec l'autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d'assez élégant pour ses relations mondaines ni de frisant assez l'apache pour les autres. Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou les Saltimbanques.Mais enfin l'équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le Baron ne vivait plus qu'avec des "inférieurs", prenant ainsi sans le savoir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d'Harcourt, le duc de Berry que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais qui tiraient d'eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu'on était gêné pour ces grands seigneurs quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. "C'est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que, voyez-vous, le Baron c'est un grand enfant. Même maintenant qu'il a ici tout ce qu'il peut désirer il va encore à l'aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent, par le temps qui court, avoir des conséquences. N'y a-t-il pas l'autre jour un chasseur d'hôtel qui mourait de peur à cause de tout l'argent que le baron lui offrait pour venir chez lui. Chez lui, quelle imprudence! Ce garçon qui pourtant aime seulement les femmes a été rassuré quand il a compris ce qu'on voulait de lui. En entendant toutes ces promesses d'argent, il avait pris le Baron pour un espion. Et il s'est senti bien à l'aise quand il a vu qu'on ne lui demandait pas de livrer sa patrie, mais son corps ce qui n'est peut-être pas plus moral, mais ce qui est moins dangereux, et surtout plus facile". Et en écoutant Jupien, je me disais: quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète, non pas pour décrire ce qu'il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir, fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l'empêche de s'arrêter, de s'immobiliser, dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu'il adresse une déclaration il essuie une avanie, s'il ne risque pas même la prison. Ce n'est pas que l'éducation des enfants, c'est celle des poètes qui se fait à coups de gifles. Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les risques, du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les risques à l'égard d'un individu des dispositions duquel, dans la rue, le Baron n'eût pas été assuré eût été pour lui un malheur. Mais M. de Charlus n'était en art qu'un dilettante qui ne songeait pas à écrire, et n'était pas doué pour cela.

"D'ailleurs, vous avouerais-je reprit Jupien, que je n'ai pas un grand scrupule à avoir ce genre de gains. La chose elle-même qu'on fait ici, je ne peux plus vous cacher que je l'aime, qu'elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir un salaire pour des choses qu'on ne juge pas coupables. Vous êtes plus instruit que moi et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait pas pouvoir recevoir d'argent pour ses leçons. Mais de notre temps les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins, ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne croyez pas que ce métier ne fasse fréquenter que des canailles. Sans doute le Directeur d'un établissement de ce genre, comme une grande cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale, parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur profession. Cette maison se transformerait vite je vous l'assure, en un bureau d'esprit et une agence de nouvelles". Mais j'étais encore sous l'impression des coups que j'avais vu recevoir à M. de Charlus. Et à vrai dire quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices, changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui échue à un parvenu l'eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc, et d'inviter des altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu'elle lui permettait d'avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements ou étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n'y eut-il même pas besoin de son vice pour cela. Il était l'héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte qu'ils ne fréquentaient personne "qui se put nommer". "En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu'une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée visible, c'est un vrai pandemonium. J'avais cru comme le calife des Mille et une Nuits arriver à point au secours d'un homme qu'on frappait et c'est un autre conte des Mille et une Nuits que j'ai vu réaliser devant moi, celui ou une femme transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. Jupien paraissait fort troublé par mes paroles car il comprenait que j'avais vu frapper le Baron. Il resta un moment silencieux, puis tout d'un coup avec le joli esprit qui m'avait si souvent frappé chez cet homme qui s'était fait lui-même quand il avait pour m'accueillir, Françoise ou moi dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : "Vous parlez de bien des contes des Mille et une Nuits, me dit-il. Mais j'en connais un qui n'est pas sans rapport avec le titre d'un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys de Ruskin que j'avais envoyée à M. de Charlus. Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n'avez qu'à venir ici; pour savoir si je suis là — vous n'avez qu'à regarder là-haut, je laisse ma petite fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu'on peut entrer; c'est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les Lys, si c'est eux que vous voulez, je vous conseille d'aller les chercher ailleurs. "Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens qu'il menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il prit congé de moi.

Il m'avait à peine quitté que la sirène retentit immédiatement suivie de violents tirs de barrage. On sentait que c'était tout auprès, juste au-dessus de nous que l'avion allemand se tenait, et soudain le bruit d'une forte détonation montra qu'il venait de lancer une de ses bombes.

Dans une même salle de la maison de Jupien beaucoup d'hommes qui n'avaient pas voulu fuir, s'étaient réunis. Ils ne se connaissaient pas entre eux, mais étaient pourtant à-peu-près du même monde, riche et aristocratique. L'aspect de chacun avait quelque chose de répugnant qui devait être la non résistance à des plaisirs dégradants. L'un, énorme, avait la figure couverte de taches rouges, comme un ivrogne. J'avais appris qu'au début il ne l'était pas et prenait seulement son plaisir à faire boire des jeunes gens. Mais effrayé par l'idée d'être mobilisé (bien qu'il semblât avoir dépassé la cinquantaine) comme il était très gros, il s'était mis à boire sans arrêter pour tâcher de dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on était réformé. Et maintenant ce calcul s'étant changé en passion, où qu'on le quittât, tant qu'on le surveillait, on le retrouvait chez un marchand de vin. Mais dès qu'il parlait on voyait que médiocre d'ailleurs d'intelligence, c'était un homme de beaucoup de savoir, d'éducation et de culture. Un autre homme du grand monde, celui-là fort jeune et d'une extrême distinction physique, était entré. Chez lui, à vrai dire, il n'y avait encore aucun stigmate extérieur d'un vice, mais, ce qui était plus troublant, d'intérieurs. Très grand, d'un visage charmant, son élocution décelait une toute autre intelligence que celle de son voisin l'alcoolique, et sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à tout ce qu'il disait était ajouté une expression qui eût convenu à une phrase différente. Comme si tout en possédant le trésor complet des expressions du visage humain il eût vécu dans un autre monde, il mettait à jour ces expressions dans l'ordre qu'il ne fallait pas, il semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards sans rapport avec le propos qu'il entendait. J'espère pour lui si comme il est certain il vit encore, qu'il était non la proie d'une maladie durable mais d'une intoxication passagère. Il est probable que si l'on avait demandé leur carte de visite à tous ces hommes on eût été surpris de voir qu'ils appartenaient à une haute classe sociale. Mais quelque vice, et le plus grand de tous, le manque de volonté qui empêche de résister à aucun les réunissait là, dans des chambres isolées il est vrai, mais chaque soir me dit-on, de sorte que si leur nom était connu des femmes du monde, celles-ci avaient peu à peu perdu de vue leur visage, et n'avaient plus jamais l'occasion de recevoir leur visite. Ils recevaient encore des invitations mais l'habitude les ramenait au mauvais lieu composite. Ils s'en cachaient peu du reste, au contraire des petits chasseurs, ouvriers, etc., qui servaient à leur plaisir. Et en dehors de beaucoup de raisons que l'on devine cela se comprend par celle-ci. Pour un employé d'industrie, pour un domestique, aller là c'était comme pour une femme qu'on croyait honnête, aller dans une maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se défendaient d'y être plus jamais retournés et Jupien lui-même mentant pour protéger leur réputation ou éviter des concurrences affirmait: "Oh! non, il ne vient pas chez moi, il ne voudrait pas y venir". Pour des hommes du monde, c'est moins grave, d'autant plus que les autres gens du monde qui n'y vont pas, ne savent pas ce que c'est et ne s'occupent pas de votre vie.

Dès le début de l'alerte, j'avais quitté la maison de Jupien. Les rues étaient devenues entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin, je pensais à ce jour où allant à la Raspelière j'avais rencontré comme un Dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le Dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle autour des places noires d'où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d'un incendie m'éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s'était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi, comme je venais seulement d'en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire "Sodoma" comme avait fait avec non moins de prescience ou peut-être au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée l'habitant inconnu de Pompéï. Mais qu'importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir. Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n'y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent et tout au plus accordons-nous une seconde d'attention pour parer à la gêne qu'elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d'approcher. La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n'eût fait un iceberg. Bien plus le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or, il est faux de croire que l'échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir, et nullement d'un duel sérieux, d'un rat et pas d'un lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s'occuperaient que de la vie des habitants, chose si peu importante et ne risqueraient pas de les déshonorer.

Certains des habitués plus que de retrouver leur liberté morale furent tentés par l'obscurité qui s'était soudain faite dans les rues. Quelques-uns de ces pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n'y être pas seuls. Or l'obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l'on n'accède d'habitude qu'après quelque temps. Que l'objet convoité soit en effet une femme ou un homme même à supposer que l'abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s'éterniseraient dans un salon, du moins en plein jour, le soir même dans une rue si faiblement éclairée qu'elle soit, il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l'être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l'obscurité tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même et des erreurs qu'elle engendre si l'on est mal reçu. Si on l'est bien cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons silencieusement une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et cependant l'obscurité persiste. Plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.

Les peintures pompéiennes de la maison de Jupien convenaient d'ailleurs bien, en ce qu'elles rappelaient la fin de la Révolution française, à l'époque assez semblable au Directoire qui allait commencer. Déjà anticipant sur la paix, se cachant dans l'obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s'organisaient, se déchaînaient dans la nuit. A côté de cela, certaines opinions artistiques, moins antigermaniques que pendant les premières années de la guerre se donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits étouffés mais il fallait pour qu'on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l'auteur du livre on inscrivait comme un permis d'imprimer qu'il avait été à la Marne, à Verdun, qu'il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, le profondeur de son ouvrage sur Schiller qu'on pouvait qualifier de grand, pourvu qu'on dît au lieu de ce grand Allemand, ce grand Boche. C'était le même mot d'ordre pour l'article, et aussitôt on le laissait passer.

Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes qu'elle laisse à leur développement sans plus s'occuper d'elles et combien dès lors nous pouvons être étonnés si nous constatons simplement du dehors et en supposant qu'elles engagent tout l'individu, les actions d'hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C'était évidemment un vice d'éducation, ou l'absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l'argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient en fin de compte être plus doux, mais le malade par exemple ne se tisse-t-il pas avec des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter), du moins la moins laborieuse possible, qui avait amené ces "jeunes gens" à faire pour ainsi dire en toute innocence et pour un salaire médiocre des choses qui ne leur causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive répugnance. On aurait pu les croire d'après cela foncièrement mauvais, mais ce ne furent pas seulement à la guerre des soldats merveilleux, d'incomparables "braves", ç'avaient été aussi souvent dans la vie civile de bons cœurs sinon tout à fait de braves gens. Ils ne se rendaient plus compte depuis longtemps de ce que pouvait avoir de moral ou d'immoral la vie qu'ils menaient, parce que c'était celle de leur entourage. Ainsi quand nous étudions certaines périodes de l'histoire ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons, participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles. Notre époque sans doute pour celui qui en lira l'histoire dans deux mille ans ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences tendres et pures, dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s'accommodaient. D'autre part, je ne connaissais pas d'homme qui sous le rapport de l'intelligence et de la sensibilité fût aussi doué que Jupien; car cet "acquis" délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos, ne lui venait d'aucune de ces instructions de collège, d'aucune de ces cultures d'université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable quand tant de jeunes gens du monde ne tirent d'elles aucun profit. C'était son simple sens inné, son goût naturel, qui, de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste ou toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté. Or, le métier qu'il faisait pouvait à bon droit passer, certes pour un des plus lucratifs, mais pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le "qu'en dira-t-on", comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même ne l'avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu'on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète. Mais chez lui comme chez Jupien, l'habitude de séparer la moralité de tout un ordre d'actions (ce qui du reste doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d'homme d'Etat et bien d'autres encore) devait être prise depuis si longtemps qu'elle était allée, sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral, en s'aggravant de jour en jour jusqu'à celui où ce Prométhée consentant s'était fait clouer par la Force, au Rocher de la pure matière.

Sans doute je sentais bien que c'était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je m'en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que j'avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n'était pas précédée, selon les prédictions et les vœux de Mme Verdurin, par un empoisonnement qui à son âge ne pourrait d'ailleurs que hâter la mort. Pourtant j'ai peut-être inexactement dit: Rocher de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu'un peu d'esprit surnageât encore. Ce fou savait bien malgré tout qu'il était fou, qu'il était la proie d'une folie dans ces moments-là, puisqu'il savait bien que celui qui le battait n'était pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille est désigné au sort pour faire le "Prussien", et sur lequel tout le monde se rue dans une ardeur de patriotisme vrai et de haine feinte. La proie d'une folie où entrait tout de même un peu de la personnalité de M. de Charlus. Même dans ses aberrations, la nature humaine (comme elle fait dans nos amours, dans nos voyages) trahit encore le besoin de croyance par des exigences de vérité. Françoise quand je lui parlais d'une église de Milan — ville ou elle n'irait probablement jamais — ou de la cathédrale de Reims — fût-ce même de celle d'Arras! — qu'elle ne pourrait voir puisqu'elles étaient plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s'offrir le spectacle de pareils trésors, et s'écriait avec un regret nostalgique: "Ah! comme cela devait être beau!" elle qui habitant Paris depuis tant d'années n'avait jamais eu la curiosité d'aller voir Notre-Dame. C'est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville ou se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où en conséquence il était difficile à notre vieille servante — comme il l'eût été à moi si l'étude de l'architecture n'avait pas corrigé en moi sur certains points les instincts de Combray — de situer les objets de ses songes. Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C'était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m'avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m'avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour, même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine. Du reste déjà, à cause justement de cet individuel auquel on s'acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations. Et les maladies du corps elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d'un peu près au système nerveux ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou d'effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations, qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes trahissent pour les femmes par exemple qui portent un lorgnon, ou pour les écuyères. Ce désir que réveille chaque fois la vue d'une écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié, inconscient et aussi mystérieux que l'est par exemple pour quelqu'un qui avait souffert toute sa vie de crises d'asthme, l'influence d'une certaine ville, en apparence pareille aux autres et où pour la première fois, il respire librement.

Or, les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l'amour se reconnaît encore. L'insistance de M. de Charlus à demander qu'on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d'une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et à ce que me dit Jupien des accessoires féroces qu'on avait la plus grande peine à se procurer même en s'adressant à des matelots, car ils servaient à infliger des supplices dont l'usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires, au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attestée au besoin par des actes brutaux, et toute l'enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyen-âgeuse. C'est dans le même sentiment que chaque fois qu'il arrivait, il disait à Jupien: "Il n'y aura pas d'alerte ce soir au moins, car je me vois d'ici calciné par ce feu du ciel comme un habitant de Sodome". Et il affectait de redouter les gothas non qu'il en éprouvât l'ombre de peur mais pour avoir le prétexte dès que les sirènes retentissaient de se précipiter dans les abris du métropolitain où il espérait quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de souterrains moyen-âgeux et d'in pace. En somme son désir d'être enchaîné, d'être frappé, trahissait dans sa laideur un rêve aussi poétique que chez d'autres le désir d'aller à Venise ou d'entretenir des danseuses. Et M. de Charlus tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l'illusion de la réalité, que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la chambre et le remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec les chaînes.

Enfin la berloque sonna comme j'arrivais à la maison. Le bruit des pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant de la cave avec le maître d'hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit que Saint-Loup était passé en s'excusant pour voir s'il n'avait pas dans la visite qu'il m'avait faite le matin, laissé tomber sa croix de guerre. Car il venait de s'apercevoir qu'il l'avait perdue et devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout hasard voir si ce n'était pas chez moi. Il avait cherché partout avec Françoise et n'avait rien trouvé. Françoise croyait qu'il avait dû la perdre avant de venir me voir, car disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu'il ne l'avait pas quand elle l'avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs. D'ailleurs je sentis tout de suite à la façon peu enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que Saint-Loup avait produit une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d'hôtel. Sans doute tous les efforts que le fils du maître d'hôtel et le neveu de Françoise avaient faits pour s'embusquer, Saint-Loup les avait faits en sens inverse et avec succès, pour être en plein danger. Mais cela, jugeant d'après eux-mêmes, Françoise et le maître d'hôtel ne pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont toujours mis à l'abri. Du reste eussent-ils su la vérité relativement au courage héroïque de Robert, qu'elle ne les eût pas touchés. Il ne disait pas "boches", il leur avait fait l'éloge de la bravoure des allemands, il n'attribuait pas à la trahison que nous n'eussions pas été vainqueurs dès le premier jour. Or, c'est cela qu'ils eussent voulu entendre, c'est cela qui leur eût semblé le signe du courage. Aussi, bien qu'ils continuassent à chercher la croix de guerre, les trouvai-je froids au sujet de Robert, moi qui me doutais de l'endroit où cette croix avait été oubliée. Cependant Saint-Loup s'il s'était distrait ce soir-là de cette manière, ce n'était qu'en attendant, car repris du désir de revoir Morel, il avait usé de toutes ses relations pour savoir dans quel corps Morel se trouvait, croyant qu'il s'était engagé, afin de l'aller voir et n'avait reçu jusqu'ici que des centaines de réponses contradictoires. Je conseillai à Françoise et au Maître d'hôtel d'aller se coucher. Mais celui-ci n'était jamais pressé de quitter Françoise depuis que grâce à la guerre il avait trouvé un moyen plus efficace encore que l'expulsion des sœurs et l'affaire Dreyfus, de la torturer. Ce soir-là, et chaque fois que j'allais auprès d'eux, pendant les quelques jours que je passai encore à Paris, j'entendis le maître d'hôtel dire à Françoise épouvantée: "Ils ne se pressent pas, c'est entendu, ils attendent que la poire soit mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris et ce jour-là pas de pitié!" "Seigneur, Vierge Marie, s'écriait Françoise, ça ne leur suffit pas d'avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a assez souffert celle-là au moment de son envahition". "La Belgique, Françoise, mais ce qu'ils ont fait en Belgique ne sera rien à côté!" Et même la guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple une quantité de termes dont ils n'avaient fait la connaissance que par les yeux, par la lecture des journaux et dont en conséquence ils ignoraient la prononciation, le maître d'hôtel ajoutait: "Vous verrez çà, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d'une plus grande enverjure que toutes les autres". M'étant insurgé sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu'il fallait prononcer "envergure" je n'y gagnai qu'à faire redire à Françoise la terrible phrase, chaque fois que j'entrais à la cuisine, car le maître d'hôtel presque autant que d'effrayer sa camarade était heureux de montrer à son maître que bien qu'ancien jardinier de Combray et simple maître d'hôtel, tout de même bon français selon la règle de Saint-André des-Champs, il tenait de la déclaration des droits de l'homme, le droit de prononcer enverjure, en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service et où par conséquent depuis la Révolution, personne n'avait rien à lui dire puisqu'il était mon égal. J'eus donc le chagrin de l'entendre parler à Françoise d'une opération de grande enverjure, avec une insistance qui était destinée à me prouver que cette prononciation était l'effet non de l'ignorance, mais d'une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement, les journaux, dans un même: "on" plein de méfiance, disant: "on nous parle des pertes des boches, on ne nous parle pas des nôtres, il paraît qu'elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu'ils sont à bout de souffle, qu'ils n'ont plus rien à manger, moi je crois qu'ils en ont cent fois comme nous à manger. Faut pas tout de même nous bourrer le crâne. S'ils n'avaient rien à manger ils ne se battraient pas comme l'autre jour où ils nous ont tué cent mille jeunes gens de moins de vingt ans." Il exagérait ainsi à tout instant les triomphes des allemands, comme il avait fait jadis pour ceux des radicaux; il narrait en même temps leurs atrocités afin que ces triomphes fussent plus pénibles encore à Françoise, laquelle ne cessait plus de dire: "Ah! Sainte Mère des Anges!". "Ah! Marie Mère de Dieu". Et parfois pour lui être désagréable d'une autre manière disait: "Du reste nous ne valons pas plus cher qu'eux, ce que nous faisons en Grèce n'est pas plus beau que ce qu'ils ont fait en Belgique. Vous allez voir que nous allons mettre tout le monde contre nous et que nous serons obligés de nous battre avec toutes les nations" alors que c'était exactement le contraire. Les jours où les nouvelles étaient bonnes, il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait trente-cinq ans, et en prévision d'une paix possible assurait que celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de batailles auprès desquelles celles-ci ne seraient qu'un jeu d'enfant, et après lesquelles il ne resterait rien de la France. La victoire des alliés semblait sinon rapprochée, du moins à peu près certaine et il faut malheureusement avouer que le maître d'hôtel en était désolé. Car ayant réduit la guerre "mondiale", comme tout le reste, à celle qu'il menait sourdement contre Françoise (qu'il aimait du reste malgré cela comme on peut aimer la personne qu'on est content de faire rager tous les jours en la battant aux dominos), la Victoire se réalisait à ses yeux sous les espèces de la première conversation où il aurait la souffrance d'entendre Françoise lui dire: "Enfin c'est fini et il va falloir qu'ils nous donnent plus que nous ne leur avons donné en ". Il croyait du reste toujours que cette échéance fatale arrivait, car un patriotisme inconscient lui faisait croire comme tous les français victimes du même mirage que moi depuis que j'étais malade, que la victoire — comme ma guérison — était pour le lendemain. Il prenait les devants en annonçant à Françoise que cette victoire arriverait peut-être mais que son cœur en saignerait, car la Révolution la suivrait aussitôt, puis l'invasion. "Oh! cette bon sang de guerre, les boches seront les seuls à s'en relever vite Françoise, ils y ont déjà gagné des centaines de milliards. Mais qu'ils nous crachent un sou à nous, quelle farce. On le mettra peut-être sur les journaux, ajoutait-il par prudence et pour parer à tout événement, pour calmer le peuple, comme on dit depuis trois ans que la guerre sera finie le lendemain. Je ne peux pas comprendre comment que le monde est assez fou pour le croire."

Françoise était d'autant plus troublée de ces paroles qu'en effet après avoir cru les optimistes plutôt que le maître d'hôtel, elle voyait que la guerre, qu'elle avait cru devoir finir en quinze jours malgré "l'envahition de la pauvre Belgique", durait toujours, qu'on n'avançait pas, phénomène de fixation des fronts dont elle comprenait mal le sens, et qu'enfin un des innombrables "filleuls" à qui elle donnait tout ce qu'elle gagnait chez nous, lui racontait qu'on avait caché telle chose, telle autre. "Tout cela retombera sur l'ouvrier, concluait le maître d'hôtel. On vous prendra votre champ, Françoise" "Ah! Seigneur Dieu". Mais à ces malheurs lointains, il en préférait de plus proches et dévorait les journaux dans l'espoir d'annoncer une défaite à Françoise. Il attendait les mauvaises nouvelles comme des œufs de Pâques, espérant que cela irait assez mal pour épouvanter Françoise, pas assez pour qu'il pût matériellement en souffrir. C'est ainsi qu'un raid de zeppelins l'eût enchanté pour voir Françoise se cacher dans les caves, et parce qu'il était persuadé que dans une ville aussi grande que Paris les bombes ne viendraient pas juste tomber sur notre maison. Du reste Françoise commençait à être reprise par moment de son pacifisme de Combray. Elle avait presque des doutes sur les "atrocités allemandes". "Au commencement de la guerre on nous disait que ces Allemands c'était des assassins, des brigands, de vrais bandits, des bbboches... (si elle mettait plusieurs b à boches, c'est que l'accusation que les allemands fussent des assassins lui semblait après tout plausible mais celle qu'ils fussent des Boches, presque invraisemblable à cause de son énormité). Seulement il était assez difficile de comprendre quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de Boche puisqu'il s'agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l'air de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les Allemands fussent des criminels, pouvait être mal fondé en fait, mais ne renfermait pas en soi, au point de vue logique de contradiction. Mais comment douter qu'ils fussent des boches, puisque ce mot, dans la langue populaire, veut dire précisément allemand. Peut-être ne faisait-elle que répéter en style indirect les propos violents qu'elle avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie accentuait le mot boche. "J'ai cru tout cela disait-elle, mais je me demande tout à l'heure si nous ne sommes pas aussi fripons comme eux". Cette pensée blasphématoire avait été sournoisement préparée chez Françoise par le maître d'hôtel, lequel voyant que sa camarade avait un certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n'avait cessé de le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu'au jour où il cèderait. Aussi l'abdication du souverain avait-elle ému Françoise qui allait jusqu'à déclarer: "Nous ne valons pas mieux qu'eux. Si nous étions en Allemagne, nous en ferions autant". Je la vis peu du reste pendant ces quelques jours, car elle allait beaucoup chez ces cousins dont maman m'avait dit un jour: "Mais tu sais qu'ils sont plus riches que toi".

Or, on avait vu cette chose si belle qui fut si fréquente à cette époque là dans tout le pays et qui témoignerait s'il y avait un historien pour en perpétuer le souvenir, de la grandeur de la France, de sa grandeur d'âme, de sa grandeur selon Saint-André-des-Champs, et que ne révélèrent pas moins tant de civils survivant à l'arrière, que les soldats tombés à la Marne. Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-au-Bac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui tout petit cafetier sans fortune qui à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu'il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise et qui n'étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s'étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que "sa demoiselle", prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu'à neuf heures et demi du soir, sans un jour de repos. Dans ce livre où il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n'y a pas un seul personnage "à clefs", où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadés que leur modestie ne s'en offensera pas pour la raison qu'ils ne liront jamais ce livre, c'est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que ne pouvant citer les noms de tant d'autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable: ils s'appellent, d'un nom si français, d'ailleurs, Larivière. S'il y a eu quelques vilains embusqués comme l'impérieux jeune homme en smoking que j'avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s'il pourrait avoir Léon à h. / "parce qu'il déjeunait en ville", ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j'égale les Larivière. Le maître d'hôtel pour attiser les inquiétudes de Françoise lui montrait de vieilles "lectures pour tous" qu'il avait retrouvées et sur la couverture desquelles (ces numéros dataient d'avant la guerre) figurait la "famille impériale d'Allemagne". Voilà notre maître de demain, disait le maître d'hôtel à Françoise, en lui montrant "Guillaume". Elle écarquillait les yeux, puis passait au personnage féminin placé à côté de lui et disait: "Voilà la Guillaumesse!"

Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui par le chagrin qu'elle me causa me rendit pour quelque temps incapable de me mettre en route. J'appris en effet la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite de ses hommes. Jamais homme n'avait eu moins que lui la haine d'un peuple (et quant à l'empereur pour des raisons particulières, et peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à empêcher la guerre qu'à la déchaîner). Pas de haine du Germanisme non plus, les derniers mots que j'avais entendu sortir de sa bouche, il y avait six jours, c'était ceux qui commencent un lied de Schumann et que sur mon escalier il me fredonnait, en allemand, si bien qu'à cause des voisins je l'avais fait taire. Habitué par une bonne éducation suprême à émonder sa conduite de toute apologie, de toute invective, de toute phrase, il avait évité devant l'ennemi, comme au moment de la mobilisation, ce qui aurait pu assurer sa vie par cet effacement de soi devant les actes que symbolisaient toutes ses manières, jusqu'à sa manière de fermer la portière de mon fiacre quand il me reconduisait, tête nue chaque fois que je sortais de chez lui. Pendant plusieurs jours je restai enfermé dans ma chambre pensant à lui. Je me rappelais son arrivée, la première fois, à Balbec, quand en lainages blanchâtres, avec ses yeux verdâtres et bougeants comme la mer, il avait traversé le hall attenant à la grande salle à manger dont les vitrages donnaient sur la mer. Je me rappelais l'être si spécial qu'il m'avait paru être alors, l'être dont ç'avait été un si grand souhait de ma part d'être l'ami. Ce souhait s'était réalisé au-delà de ce que j'aurais jamais pu croire, sans me donner pourtant presque aucun plaisir alors, et ensuite je m'étais rendu compte de tous les grands mérites et d'autres choses encore que cachait cette apparence élégante. Tout cela, le bon comme le mauvais, il l'avait donné sans compter, tous les jours, et le dernier, en allant attaquer une tranchée, par générosité, par mise au service des autres de tout ce qu'il possédait, comme il avait un soir couru sur les canapés du restaurant, pour ne pas me déranger. Et l'avoir vu si peu en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses et séparées par tant d'intervalles, dans ce hall de Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste, chez la princesse de Guermantes, ne faisait que me donner de sa vie des tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort, un chagrin plus lucide, que l'on en a souvent pour les personnes aimées davantage, mais fréquentées si continuellement que l'image que nous gardons d'elles n'est plus qu'une espèce de vague moyenne entre une infinité d'images insensiblement différentes, et aussi que notre affection rassasiée, n'a pas comme pour ceux que nous n'avons vus que pendant les moments limités, au cours de rencontres inachevées malgré eux et malgré nous, l'illusion de la possibilité d'une affection plus grande dont les circonstances seules nous auraient frustré.

Peu de jours après celui où je l'avais aperçu, courant après son monocle, et l'imaginant alors si hautain, dans ce hall de Balbec, il y avait une autre forme vivante que j'avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n'existait non plus qu'à l'état de souvenir, c'était Albertine, foulant le sable ce premier soir, indifférente à tous, et marine, comme une mouette. Elle, je l'avais si vite aimée que pour pouvoir sortir avec elle tous les jours je n'étais jamais allé voir Saint-Loup, de Balbec. Et pourtant l'histoire de mes relations avec lui portait aussi le témoignage, qu'un temps j'avais cessé d'aimer Albertine, puisque si j'étais allé m'installer quelque temps auprès de Robert, à Doncières, c'était dans le chagrin de voir que ne m'était pas rendu le sentiment que j'avais pour Mme de Guermantes. Sa vie et celle d'Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si vite terminées, s'étaient croisées à peine; c'était lui, me redisais-je en voyant que les navettes agiles des années tissent des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblaient d'abord les plus indépendants, c'était lui que j'avais envoyé chez Mme Bontemps quand Albertine m'avait quitté. Et puis il se trouvait que leurs deux vies avaient chacune un secret parallèle et que je n'avais pas soupçonné. Celui de Saint-Loup me causait peut-être maintenant plus de tristesse que celui d'Albertine dont la vie m'était devenue si étrangère. Mais je ne pouvais me consoler que la sienne comme celle de Saint-Loup eussent été si courtes. Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi: "Vous qui êtes malade". Et c'était eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l'image ultime, devant la tranchée, après la chute, de l'image première qui même pour Albertine ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer. Sa mort fut accueillie par Françoise avec plus de pitié que celle d'Albertine. Elle prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta la mémoire du mort de lamentations, de thèses désespérées. Elle exhibait son chagrin et ne prenait un visage sec en détournant la tête que lorsque moi je laissais voir le mien qu'elle voulait avoir l'air de ne pas avoir vu. Car comme beaucoup de personnes nerveuses, la nervosité des autres, trop semblable sans doute à la sienne, l'horripilait. Elle aimait maintenant à faire remarquer ses moindres torticolis, un étourdissement, qu'elle s'était cognée. Mais si je parlais d'un de mes maux, redevenue stoïque et grave, elle faisait semblant de ne pas avoir entendu. "Pauvre Marquis", disait-elle, bien qu'elle ne pût s'empêcher de penser qu'il eût fait l'impossible pour ne pas partir, et une fois mobilisé, pour fuir devant le danger. "Pauvre dame, disait-elle en pensant à Mme de Marsantes, qu'est-ce qu'elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon! Si encore elle avait pu le revoir, mais il vaut peut-être mieux qu'elle n'ait pas pu, parce qu'il avait le nez coupé en deux, il était tout dévisagé." Et les yeux de Françoise se remplissaient de larmes mais à travers lesquelles perçait la curiosité cruelle de la paysanne. Sans doute Françoise plaignait la douleur de Mme de Marsantes de tout son cœur, mais elle regrettait de ne pas connaître la forme que cette douleur avait prise et de ne pouvoir s'en donner le spectacle de l'affliction. Et comme elle aurait bien aimé pleurer et que je la visse pleurer elle dit pour s'entraîner: "Ça me fait quelque chose!" Sur moi aussi elle épiait les traces du chagrin avec une avidité qui me fit simuler une certaine sécheresse en parlant de Robert. Et plutôt sans doute par esprit d'imitation et parce qu'elle avait entendu dire cela, car il y a des clichés dans les offices aussi bien que dans les cénacles, elle répétait, non sans y mettre pourtant, la satisfaction d'un pauvre. "Toutes ses richesses ne l'ont pas empêché de mourir comme un autre, et elles ne lui servent plus à rien". Le Maître d'hôtel profita de l'occasion pour dire à Françoise que sans doute c'était triste, mais que cela ne comptait guère auprès des millions d'hommes qui tombaient tous les jours malgré tous les efforts que faisait le gouvernement pour le cacher. Mais cette fois le maître d'hôtel ne réussit pas à augmenter la douleur de Françoise comme il avait cru. Car celle-ci lui répondit: "C'est vrai qu'ils meurent aussi pour la France, mais c'est des inconnus; c'est toujours plus intéressant quand c'est des gens qu'on connaît". Et Françoise qui trouvait du plaisir à pleurer ajouta encore: "Il faudra bien prendre garde de m'avertir si on cause de la mort du Marquis sur le journal".

Robert m'avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre: "Oh! ma vie, n'en parlons pas, je suis un homme condamné d'avance". Faisait-il allusion au vice qu'il avait réussi jusqu'alors à cacher à tout le monde mais qu'il connaissait, et dont il s'exagérait peut-être la gravité, comme les enfants qui font la première fois l'amour, ou même avant cela, cherchent seuls le plaisir, s'imaginent pareils à la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir tout de suite après. Peut-être cette exagération tenait-elle pour Saint-Loup comme pour les enfants, ainsi qu'à l'idée du péché avec laquelle on ne s'est pas encore familiarisé, à ce qu'une sensation toute nouvelle a une force presque terrible qui ira ensuite en s'atténuant. Ou bien avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à certaines lois. On dirait souvent par exemple que les êtres nés de parents qui sont morts très vieux ou très jeunes, sont presque forcés de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu'à la centième année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines profondes qu'il puisse avoir dans le tempérament) qu'il semble la formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même — comme celle de Saint-Loup, liée d'ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n'ai cru devoir le dire — fût elle aussi inscrite d'avance, connue seulement des dieux, invisibles aux hommes, mais révélée par une tristesse particulière, à demi inconsciente, à demi consciente (et même dans cette dernière mesure exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu'on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront) à celui qui la porte et l'aperçoit sans cesse, en lui-même, comme une devise, une date fatale.

Il avait dû être bien beau en ces dernières heures, lui qui toujours dans cette vie avait semblé même assis, même marchant dans un salon, contenir l'élan d'une charge, en dissimulant d'un sourire la volonté indomptable qu'il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race en laquelle il n'était plus qu'un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l'église Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu. Avant d'aller à cet enterrement qui n'eut pas lieu tout de suite, j'écrivis à Gilberte. J'aurais peut-être dû écrire à la duchesse de Guermantes, je me disais qu'elle accueillerait, la mort de Robert avec la même indifférence que je lui avais vu manifester pour celle de tant d'autres qui avaient semblé tenir si étroitement à sa vie, et que peut-être même avec son tour d'esprit Guermantes elle chercherait à montrer qu'elle n'avait pas la superstition des liens du sang. J'étais trop souffrant pour écrire à tout le monde. J'avais cru autrefois qu'elle et Robert s'aimaient bien dans le sens ou l'on dit cela dans le monde, c'est-à-dire que l'un auprès de l'autre ils se disaient des choses tendres qu'ils ressentaient à ce moment-là. Mais loin d'elle il n'hésitait pas à la déclarer idiote, et si elle éprouvait parfois à le voir un plaisir égoïste, je l'avais vue incapable de se donner la plus petite peine, d'user si légèrement que ce fût de son crédit pour lui rendre un service, même pour lui éviter un malheur. La méchanceté dont elle avait fait preuve à son égard, en refusant de la recommander au général de Saint-Joseph, quand Robert allait repartir pour le Maroc, prouvait que le dévouement qu'elle lui avait montré à l'occasion de son mariage n'était qu'une sorte de compensation qui ne lui coûtait guère. Aussi fus-je bien étonné d'apprendre, comme elle était souffrante au moment où Robert fut tué, qu'on s'était cru obligé de lui cacher pendant plusieurs jours (sous les plus fallacieux prétextes), les journaux qui lui eussent appris cette mort afin de lui éviter le choc qu'elle en ressentirait. Mais ma surprise augmenta quand j'appris qu'après qu'on eût été obligé enfin de lui dire la vérité, la duchesse pleura toute une journée, tomba malade, et mit longtemps — plus d'une semaine, c'était longtemps pour elle, — à se consoler. Quand j'appris ce chagrin j'en fus touché. Il fait que tout le monde peut dire, et que je peux assurer qu'il existait entre eux une grande amitié. Mais en me rappelant combien de petites médisances, de mauvaise volonté à se rendre service celle-là avait enfermés, je pense au peu de chose que c'est qu'une grande amitié dans le monde. D'ailleurs, un peu plus tard, dans une circonstance plus importante historiquement si elle touchait moins mon cœur, Mme de Guermantes se montra à mon avis sous un jour encore plus favorable. Elle qui jeune fille avait fait preuve de tant d'impertinente audace si l'on s'en souvient à l'égard de la famille impériale de Russie et qui mariée leur avait toujours parlé avec une liberté qui la faisait parfois accuser de manque de tact, fut peut-être seule après la révolution russe à faire preuve à l'égard des grandes duchesses et des grands-ducs d'un dévouement sans bornes. Elle avait l'année même qui avait précédé la guerre, considérablement agacé la grande-duchesse Wladimir en appelant toujours la comtesse de Hohenfelsen, femme morganatique du grand-duc Paul, "la Grande-Duchesse Paul". Il n'empêche que la Révolution russe n'eut pas plutôt éclaté que notre ambassadeur à Pétersbourg, M. Paléologue (" Paléo" pour le monde diplomatique qui a ses abréviations prétendues spirituelles comme l'autre) fut harcelé des dépêches de la duchesse de Guermantes qui voulait avoir des nouvelles de la grande-duchesse Marie Pavlovna. Et pendant longtemps les seules marques de sympathie et de respect que reçut sans cesse cette princesse lui vinrent exclusivement de Mme de Guermantes.

Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu'il avait fait dans les semaines qui l'avaient précédée, des chagrins plus grands que celui de la duchesse. En effet, de lendemain même du soir où j'avais vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à Morel: "je me vengerai", les démarches de Saint-Loup pour retrouver Morel avaient abouti, — c'est-à-dire qu'elles avaient abouti à ce que le général sous les ordres de qui aurait dû être Morel, s'étant rendu compte qu'il était déserteur, l'avait fait rechercher et arrêter et, pour s'excuser auprès de Saint-Loup du châtiment qu'allait subir quelqu'un à qui il s'intéressait, avait écrit à Saint-Loup pour l'en avertir. Morel ne douta pas que son arrestation n'eût été provoquée par la rancune de M. de Charlus. Il se rappela les paroles: "Je me vengerai", pensa que c'était là cette vengeance, et demanda à faire des révélations. "Sans doute, déclara-t-il, j'ai déserté. Mais si j'ai été conduit sur le mauvais chemin est-ce tout à fait ma faute?" Il raconta sur M. de Charlus et sur M. d'Argencourt avec lequel il s'était brouillé aussi des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des invertis lui avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M. de Charlus et M. d'Argencourt. Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous deux que d'apprendre à chacun qui l'ignorait]

que l'autre était son rival, et l'instruction révéla qu'ils en avaient énormément d'obscurs, de quotidiens ramassés dans la rue. Ils furent bientôt relâchés d'ailleurs. Morel le fut aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup par le général lui fut renvoyée avec cette mention, décédé, mort au champ d'honneur. Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût simplement envoyé sur le front; il s'y conduisit bravement, échappa à tous les dangers et revint la guerre finie avec la croix que M. de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut indirectement la mort de Saint-Loup. J'ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu, il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent a guerre, grâce à l'écume de niaiserie et au rayonnement de gloire qu'elle laissa après elle, et où si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d'entrer par un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait lieu de profession de foi pour entrer dans une élection triomphale, à la Chambre des Députés, presque à l'Académie française. L'élection de Saint-Loup à cause de sa "sainte" famille eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d'encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d'aviateurs. Certes, ces héros l'auraient compris ainsi que quelques très rares hauts esprits. Mais grâce à l'apaisement du Bloc national on avait aussi repêché les vieilles canailles de la politique qui sont toujours réélues. Celles qui ne purent entrer dans une chambre d'aviateurs, quémandèrent au moins pour entrer à l'Académie française les suffrages des maréchaux, d'un président de la République, d'un président de la Chambre, etc. Elles n'eussent pas été favorables à Saint-Loup, mais l'étaient à un autre habitué de Jupien, ce député de l'Action libérale qui fut réélu sans concurrent. Il ne quittait pas l'uniforme d'officier de territoriale bien que la guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec joie par tous les journaux qui avaient fait l'"union" sur son nom, par les dames nobles et riches qui ne portaient plus que des guenilles, par un sentiment de convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes de la Bourse achetaient sans arrêter des diamants non pour leurs femmes mais parce que, ayant perdu toute confiance dans le crédit d'aucun peuple, ils se réfugiaient vers cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers, de mille francs. Tant de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut moins au Bloc national quand on vit tout d'un coup les victimes du bolchevisme, de grandes-duchesses en haillons, dont on avait assassiné tour à tour les maris et les fils. Les maris dans des brouettes, et les fils en jetant des pierres dessus après les avoir d'abord laissés sans manger puis les avoir fait travailler au milieu des huées, et enfin jetés dans des puits ou on les lapidait parce qu'on croyait qu'ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux qui étaient arrivés à s'enfuir reparurent tout à coup, ajoutant encore à ce tableau d'horreur de nouveaux détails terrifiants.


fin du chapitre II

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