CHAPITRE III (1ère tranche)
MATINÉE CHEZ LA PRINCESSE DE GUERMANTES
La nouvelle maison
de santé dans laquelle je me retirai alors ne me guérit pas plus que la première;
et un long temps s'écoula avant que je la quittasse. Durant le trajet en chemin
de fer que je fis pour rentrer à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires
que j'avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j'avais reconnue avec
plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes, avec Gilberte, avant
de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu'à la veille de
quitter cette propriété, j'avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages
du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée
moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet
non ma propre infirmité à moi particulière, mais l'inexistence de l'idéal auquel
j'avais cru, cette pensée qui ne m'était pas depuis bien longtemps revenue à l'esprit,
me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais. C'était, je
me le rappelle, à un arrêt du train en pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu'à
la moitié de leur tronc un ligne d'arbres qui suivait la voie du chemin de fer.
"Arbres, pensai-je, vous n'avez plus rien à me dire, mon cur refroidi
ne vous entend plus. Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c'est avec
froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux
de votre tronc d'ombre. Si jamais j'ai pu me croire poète, je sais maintenant
que je ne le suis pas. Peut-être dans la nouvelle partie de ma vie si desséchée,
qui s'ouvre, les hommes pourraient-ils m'inspirer ce que ne me dit plus la nature.
Mais les années où j'aurais peut-être été capable de la chanter ne reviendront
jamais". Mais en me donnant cette consolation d'une observation humaine possible
venant prendre la place d'une inspiration impossible, je savais que je cherchais
seulement à me donner une consolation et que je savais moi-même sans valeur. Si
j'avais vraiment une âme d'artiste quel plaisir n'éprouverais-je pas devant ce
rideau d'arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus
qui se haussaient presque jusqu'au marchepied du wagon, dont je pourrais compter
les pétales et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient
tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu'on
n'a pas ressenti? Un peu plus tard j'avais vu avec la même indifférence les lentilles
d'or et d'orange dont le même soleil couchant criblait les fenêtres d'une maison;
et enfin, comme l'heure avait avancé, j'avais vu une autre maison qui semblait
construite en une substance d'un rose assez étrange. Mais j'avais fait ces diverses
constatations avec la même absolue indifférence que si, me promenant dans un jardin
avec une dame, j'avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet d'une
matière analogue à l'albâtre dont la couleur inaccoutumée ne m'aurait pas tiré
du plus languissant ennui et que si, par politesse pour la dame, pour dire quelque
chose, et pour montrer que j'avais remarqué cette couleur, j'avais désigné en
passant le verre coloré et le morceau de stuc. De la même manière, par acquit
de conscience, je me signalais à moi-même comme à quelqu'un qui m'eût accompagné
et qui eût été capable d'en tirer plus de plaisir que moi les reflets du feu dans
les vitres, et la transparence rose de la maison. Mais le compagnon à qui j'avais
fait constater ces effets curieux était d'une nature sans doute moins enthousiaste
que beaucoup de gens bien disposés qu'une telle vue ravit, car il avait pris connaissance
de ces couleurs sans aucune espèce d'allégresse.
Ma longue absence de Paris n'avait pas empêché d'anciens amis à continuer, comme
mon nom restait sur leurs listes, à m'envoyer fidèlement des invitations, et quand
j'en trouvai en rentrant avec une pour un goûter donné par la Berma en
l'honneur de sa fille et de son gendre une autre pour une matinée qui devait
avoir lieu le lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que
j'avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent
de m'y rendre. Ce n'était vraiment pas la peine de me priver de mener la vie de
l'homme du monde, m'étais-je dit, puisque, le fameux "travail" auquel
depuis si longtemps j'espère chaque jour me mettre le lendemain, je ne suis pas
ou plus fait pour lui, et que peut-être même il ne correspond à aucune réalité.
A vrai dire, cette raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur
à celles qui auraient pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m'y
fit aller fut ce nom de Guermantes depuis assez longtemps sorti de mon esprit
pour que, lu sur la carte d'invitation il réveillât un rayon de mon attention,
allât prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur passé, accompagné de toutes
les images de forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l'escortaient alors et pour
qu'il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray
quand passant avant de rentrer dans la rue de l'Oiseau, je voyais du dehors comme
une laque obscure le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un
moment les Guermantes m'avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens
du monde incomparables avec eux, avec tout être vivant fût-il souverain, des êtres
issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette sombre ville de
Combray où s'était passée mon enfance et du passé qu'on y apercevait dans la petite
rue, à la hauteur du vitrail. J'avais eu envie d'aller chez les Guermantes, comme
si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire
où je l'apercevais. Et j'avais continué à relire l'invitation jusqu'au moment
où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux,
comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné
devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.
Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, je n'eus aucun
scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes. Je pris une voiture
pour y aller car le prince de Guermantes n'habitait plus son ancien hôtel mais
un magnifique qu'il s'était fait construire avenue du Bois. C'est un des torts
des gens du monde de ne pas comprendre que s'ils veulent que nous croyions en
eux, il faudrait d'abord qu'ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu'ils respectassent
les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je
savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d'un droit
héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s'ouvrir devant
moi les portes qui ne cèdent pas tant qu'on n'a pas prononcé la formule magique,
me semblait aussi malaisé que d'obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes.
Rien ne m'était plus facile que de me faire croire à moi-même que le vieux domestique
engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant
de ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et j'avais une bonne
volonté infinie à appeler portrait d'ancêtre, le portrait qui avait été acheté
le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les
souvenirs ne peuvent se diviser et du prince de Guermantes maintenant qu'il avait
percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé habiter avenue
du Bois, il ne restait plus grand'chose. Les plafonds que j'avais craint de voir
s'écrouler quand on avait annoncé mon nom et sous lesquels eût flotté encore pour
moi beaucoup de charme et des craintes de jadis couvraient les soirées d'une Américaine
sans intérêt pour moi. Naturellement, les choses n'ont pas en elles-mêmes de pouvoir,
et puisque c'est nous qui le leur confions, quelque jeune collégien bourgeois
devait en ce moment avoir devant l'hôtel de l'avenue du Bois les mêmes sentiments
que moi jadis devant l'ancien hôtel du prince de Guermantes.
C'était qu'il était encore à l'âge des croyances, mais je l'avais dépassé, et
j'avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir
qu'ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu'ils ingèrent,
ce qui force les adultes à prendre pour plus de prudence le lait par petites quantités,
tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du
moins le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour
moi, que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle
je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées.
Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais dès le moment où j'y entrai,
je n'en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d'une extrême douceur;
on eut dit que tout d'un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement,
sans bruit comme quand les grilles d'un parc s'étant ouvertes on glisse sur les
allées couvertes d'un sable fin ou de feuilles mortes; matériellement il n'en
était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs
comme s'il n'y avait plus eu pour moi d'effort d'adaptation ou d'attention tels
que nous en faisons même sans nous en rendre compte devant les choses nouvelles;
les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis
si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées.
Le sol de lui-même savait où il devait aller; sa résistance était vaincue. Et
comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, "décollant"
brusquement, je m'élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir.
Dans Paris, ces rues là se détacheront toujours pour moi, en une autre matière
que les autres. Quand j'arrivai au coin de la rue Royale où était jadis le marchand
en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture,
entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement
que de tourner d'elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs
qui étaient dehors ce jour-là mais un passé glissant, triste et doux.
Il était d'ailleurs fait de tant de passés différents qu'il m'était difficile
de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant
de Gilberte et dans la crainte qu'elle ne vînt pas, à la proximité d'une certaine
maison où on m'avait dit qu'Albertine était allée avec Andrée, à la signification
philosophique que semble prendre un chemin qu'on a suivi mille fois, avec une
passion qui ne dure plus et qui n'a pas porté de fruit, comme celui où après le
déjeuner je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes
fraîches encore de colle, l'affiche de Phèdre et celle du Domino noir.
Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n'étais pas très désireux d'entendre tout
le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j'allais
m'apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par
le spectacle d'une voiture qui était en train de s'arrêter aussi. Un homme, les
yeux fixes, la taille voûtée était plutôt posé qu'assis dans le fond, et faisait
pour se tenir droit les efforts qu'aurait fait un enfant à qui on aurait recommandé
d'être sage. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux
entièrement blancs et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues
des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C'était, à côté de
Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d'une attaque d'apoplexie
que j'avais ignorée (on m'avait seulement dit qu'il avait perdu la vue; or il
ne s'était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau fort clair)
et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu'on lui eût interdit de continuer
à en prendre la fatigue, avait plutôt comme en une sorte de précipité chimique
rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient
comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et
de sa barbe, cependant qu'elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne
d'un roi Lear. Les yeux n'étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale,
de cette altération métallurgique de la tête. Mais par un phénomène inverse, ils
avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu'on sentait que cet
éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle
de M. de Charlus survivait à l'orgueil aristocratique qu'on avait pu croire un
moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi
chez le prince de Guermantes, passa en victoria, Madame de Sainte-Euverte, que
le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien qui prenait soin de
lui comme d'un enfant lui souffla à l'oreille que c'était une personne de connaissance,
Mme de Sainte-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie, et toute
l'application d'un malade qui veut se montrer capable de tous les mouvements qui
lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s'inclina, et salua Mme
de Sainte-Euverte avec le même respect que si elle avait été la Reine de France.
Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un
tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu'il toucherait davantage
par un acte qui douloureux pour un malade devenait doublement méritoire de la
part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s'adressait, les
malades exagérant la politesse, comme les rois. Peut-être aussi y avait-il encore
dans les mouvements du baron cette incoordination consécutive aux troubles de
la mlle et du cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l'intention qu'il avait.
Pour moi, j'y vis plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des
réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer dans
son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure décelait un changement
moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui intervertissait tous
les rapports sociaux, humiliait devant Mme de Sainte-Euverte, eût humilié,
en montrant ce qu'il a de fragile devant la dernière des Américaines
(qui eût pu enfin s'offrir la politesse jusque-là inaccessible pour elle du baron)
le snobisme qui semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours;
son intelligence n'était pas atteinte. Et plus que n'eût fait tel chur de
Sophocle sur l'orgueil abaissé d'dipe, plus que la mort même, et toute oraison
funèbre sur la mort, le salut empressé et humble du baron à Mme de
Sainte-Euverte proclamait ce qu'a de périssable l'amour des grandeurs de la terre
et tout l'orgueil humain. M. de Charlus qui jusque-là n'eût pas consenti à dîner
avec Mme de Sainte-Euverte, la saluait maintenant jusqu'à terre. Il
saluait peut-être par ignorance du rang de la personne qu'il saluait (les articles
du code social pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie
de la mémoire) peut-être par une incoordination qui transposait dans le plan de
l'humilité apparente l'incertitude sans cela hautaine qu'il aurait eue
de l'identité de la dame qui passait. Il la salua enfin avec cette politesse
des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes personnes, sur l'appel
de leur mère. Et un enfant, c'est, sans la fierté qu'ils ont, ce qu'il était devenu.
Recevoir l'hommage de M. de Charlus, pour Mme de Sainte-Euverte c'était
tout le snobisme, comme ç'avait été tout le snobisme du baron de le lui refuser.
Or cette nature inaccessible et précieuse qu'il avait réussi à faire croire à
Mme de Sainte-Euverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus l'anéantit
d'un seul coup par la timidité appliquée, le zèle peureux avec lequel il ôta son
chapeau d'où les torrents de sa chevelure d'argent ruisselèrent, tout le temps
qu'il laissa sa tête découverte par déférence, avec l'éloquence d'un Bossuet.
Quand Jupien eut aidé le baron à descendre et que j'eus salué celui-ci il me parla
très vite d'une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce qu'il me disait,
ce qui lui arracha quand pour la troisième fois je le fis répéter un geste d'impatience
qui m'étonna par l'impassibilité qu'avait d'abord montré le visage et qui était
due sans doute à un reste de paralysie. Mais quand je fus arrivé à comprendre
ces paroles susurrées, je m'aperçus que le malade gardait absolument intacte son
intelligence. Il y avait d'ailleurs deux M. de Charlus, sans compter les autres.
Des deux, l'intellectuel passait son temps à se plaindre qu'il allait à l'aphasie,
qu'il prononçait constamment un mot, une lettre pour une autre. Mais dès qu'en
effet il lui arrivait de le faire, l'autre M. de Charlus, le subconscient, lequel
voulait autant faire envie que l'autre pitié, arrêtait immédiatement, comme un
chef d'orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une
ingéniosité infinie attachait ce qui venait ensuite au mot dit en réalité pour
un autre mais qu'il semblait avoir choisi. Même sa mémoire était intacte; il mettait
du reste une coquetterie qui n'allait pas sans la fatigue d'une application des
plus ardues à faire sortir tel souvenir ancien, peu important se rapportant à
moi et qui me montrerait qu'il avait gardé ou recouvré toute sa netteté d'esprit.
Sans bouger la tête, ni les yeux, ni varier d'une seule inflexion son débit, il
me dit par exemple: "Voici un poteau où il y a une affiche pareille à celle
devant laquelle j'étais la première fois que je vous vis à Avranches, non je me
trompe, à Balbec." Et c'était en effet une réclame pour le même produit.
J'avais à peine au début distingué ce qu'il disait, de même qu'on commence par
ne voir goutte dans une chambre dont tous les rideaux sont clos. Mais comme des
yeux dans la pénombre, mes oreilles s'habituèrent bientôt à ce pianissimo. Je
crois aussi qu'il s'était graduellement renforcé pendant que le baron parlait,
soit que la faiblesse de sa voix provînt en partie d'une appréhension nerveuse
qui se dissipait quand, distrait par un tiers, il ne pensait plus à elle; soit
qu'au contraire cette faiblesse correspondît à son état véritable et que la force
momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une
excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers:
"Il est déjà mieux, il ne faut pas qu'il pense à son mal", mais augmentait
au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu'il en soit, le baron
à ce moment (et même en tenant compte de mon adaptation) jetait ses paroles plus
fort, comme la marée, les jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues.
Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles
comme un bruit de cailloux roulés. D'ailleurs, continuant à me parler du passé,
sans doute pour bien me montrer qu'il n'avait pas perdu la mémoire, il l'évoquait
d'une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d'énumérer tous les gens
de sa famille ou de son monde qui n'étaient plus, moins semblait-il avec la tristesse
qu'ils ne fussent plus en vie qu'avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait
en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé.
C'est avec une dureté presque triomphale qu'il répétait sur un ton uniforme, légèrement
bégayant et aux sourdes résonnances sépulcrales: "Hannibal de Bréauté, mort!
Antoine de Mouchy, mort! Charles Swann, mort! Adalbert de Montmorency, mort! Baron
de Talleyrand, mort! Sosthène de Doudeauville, mort!" Et chaque fois, ce
mot mort semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde,
lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe.
La duchesse de Létourville, qui n'allait pas à la matinée de la princesse de Guermantes,
parce qu'elle venait d'être longtemps malade, passa à ce moment à pied à côté
de nous et apercevant le baron dont elle ignorait la récente attaque, s'arrêta
pour lui dire bonjour. Mais la maladie qu'elle venait d'avoir faisait qu'elle
ne comprenait pas mieux, mais supportait plus impatiemment, avec une mauvaise
humeur nerveuse où il y avait peut-être beaucoup de pitié, la maladie des autres.
Entendant le baron prononcer difficilement et à faux certains mots, lui voyant
bouger difficilement le bras, elle jeta les yeux tour à tour sur Jupien et sur
moi comme pour nous demander l'explication d'un phénomène aussi choquant. Comme
nous ne lui dîmes rien, ce fut à M. de Charlus lui-même qu'elle adressa un long
regard plein de tristesse mais aussi de reproches. Elle avait l'air de lui faire
grief d'être avec elle dehors dans une attitude aussi peu usuelle que s'il fut
sorti sans cravate ou sans souliers. A une nouvelle faute de prononciation que
commit le baron, la douleur et l'indignation de la duchesse augmentant ensemble,
elle dit au baron: "Palamède!" sur le ton interrogatif et exaspéré des
gens trop nerveux qui ne peuvent supporter d'attendre une minute et si on les
fait entrer tout de suite en s'excusant d'achever sa toilette vous disent amèrement,
non pour s'excuser mais pour s'accuser: "Mais alors, je vous dérange!"
Comme si c'était un crime de la part de celui qu'on dérange. Finalement, elle
nous quitta d'un air de plus en plus navré en disant au baron: "Vous feriez
mieux de rentrer".
M. de Charlus demanda à s'asseoir sur un fauteuil pour se reposer pendant que
Jupien et moi ferions quelques pas et tira péniblement de sa poche un livre qui
me sembla être un livre de prières. Je n'étais pas fâché de pouvoir apprendre
par Jupien bien des détails sur l'état de santé du baron. "Je suis content
de causer avec vous, Monsieur, me dit Jupien, mais nous n'irons pas plus loin
que le rond-point. Dieu merci, le baron va bien maintenant, mais je n'ose pas
le laisser longtemps seul, il est toujours le même, il a trop bon cur, il
donnerait tout ce qu'il a aux autres, et puis ce n'est pas tout, il est resté
coureur comme un jeune homme et je suis obligé d'ouvrir les yeux". "D'autant
plus qu'il a retrouvé les siens, répondis-je; on m'avait beaucoup attristé en
me disant qu'il avait perdu la vue". "Sa paralysie s'était en effet
portée là, il ne voyait absolument plus. Pensez que pendant la cure qui lui a
fait du reste tant de bien, il est resté plusieurs mois sans voir plus qu'un aveugle
de naissance". "Cela devait au moins rendre inutile toute une partie
de votre surveillance?" "Pas le moins du monde, à peine arrivé dans
un hôtel, il me demandait comment était telle personne de service. Je l'assurais
qu'il n'y avait que des horreurs. Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas
être universel, que je devais quelquefois mentir. Voyez-vous ce petit polisson.
Et puis il avait une espèce de flair, d'après la voix peut-être, je ne sais pas.
Alors il s'arrangeait pour m'envoyer faire d'urgence des courses. Un jour,
vous m'excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par hasard dans
le Temple de l'Impudeur, je n'ai rien à vous cacher (d'ailleurs il avait toujours
une satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des secrets qu'il détenait)
je rentrais d'une de ces courses soi-disant pressées, d'autant plus vite que je
me figurais bien qu'elle avait été arrangée à dessein, quand au moment où j'approchais
de la chambre du baron, j'entendis une voix qui disait: "Quoi?" "Comment,
répondit le baron, c'était donc la première fois". J'entrai sans frapper,
et quelle ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était en effet
plus forte qu'elle n'est d'habitude à cet âge-là (et à cette époque-là le baron
était complètement aveugle) était, lui qui aimait plutôt autrefois les personnes
mûres, avec un enfant qui n'avait pas dix ans".
On m'a raconté qu'à cette époque-là il était en proie presque chaque jour à des
crises de dépression mentale caractérisée non pas précisément par de la divagation,
mais par la confession à haute voix, devant des tiers dont il oubliait
la présence ou la sévérité d'opinions qu'il avait l'habitude de cacher,
sa germanophilie par exemple. Ainsi, longtemps après la fin de la guerre, il gémissait
de la défaite des Allemands parmi lesquels il se comptait et disait orgueilleusement:
"Et pourtant il ne se peut pas que nous ne prenions pas notre revanche, car
nous avons prouvé que c'est nous qui étions capables de la plus grande résistance,
et qui avions la meilleure organisation". Ou bien ses confidences prenaient
un autre ton, et il s'écriait rageusement: "Que Lord X ou le prince de X
ne viennent pas redire ce qu'ils disaient hier car je me suis tenu à quatre pour
ne pas leur répondre: "Vous savez bien que vous en êtes au moins autant que
moi". Inutile d'ajouter que quand M. de Charlus faisait ainsi dans les moments
ou comme on dit il n'était pas très "présent" des aveux germanophiles
ou autres, les personnes de l'entourage qui se trouvaient là, que ce fût Jupien
ou la duchesse de Guermantes, avaient l'habitude d'interrompre les paroles imprudentes
et d'en donner pour les tiers moins intimes et plus indiscrets une interprétation
forcée mais honorable. "Mais mon Dieu! s'écria Jupien, j'avais bien raison
de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé déjà le moyen
d'entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu, Monsieur, il vaut mieux
que je vous quitte et que je ne laisse pas un instant seul mon malade qui n'est
plus qu'un grand enfant".
***
Je descendis de nouveau de voiture un peu avant d'arriver chez la princesse de
Guermantes et je recommençai à penser à cette lassitude et à cet ennui avec lequel
j'avais essayé la veille de noter la ligne qui, dans une des campagnes réputées
les plus belles de France, séparait sur les arbres l'ombre de la lumière. Certes,
les conclusions intellectuelles que j'en avais tirées, n'affectaient pas aujourd'hui
aussi cruellement ma sensibilité. Elles restaient les mêmes. Mais comme chaque
fois que je me trouvais arraché à mes habitudes, sorti à une autre heure, dans
un lieu nouveau, j'éprouvais un vif plaisir.
Ce plaisir me semblait aujourd'hui un plaisir purement frivole, celui d'aller
à une matinée chez Mme de Guermantes. Mais puisque je savais maintenant
que je ne pouvais rien atteindre de plus que des plaisirs frivoles, à quoi bon
me les refuser. Je me redisais que je n'avais éprouvé en essayant cette description
rien de cet enthousiasme qui n'est pas le seul mais qui est un premier critérium
du talent. J'essayais maintenant de tirer de ma mémoire d'autres "instantanés",
notamment des instantanés qu'elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me
la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographie, et je ne me sentais
pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j'avais vu autrefois
qu'hier ce que j'observais d'un il minutieux et morne, au moment même. Dans
un instant tant d'amis que je n'avais pas vus depuis si longtemps allaient sans
doute me demander de ne plus m'isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je
n'aurais aucune raison de le leur refuser, puisque j'avais maintenant la preuve
que je n'étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune
joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était
en effet moins chargée de réalité que je n'avais cru.
Quand je pensais à ce que Bergotte m'avait dit: "Vous êtes malade, mais on
ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l'esprit", je voyais combien
il s'était trompé sur moi. Comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile.
J'ajoute même que si quelquefois j'avais peut-être des plaisirs non de
l'intelligence je les dépensais toujours pour une femme différente; de
sorte que le Destin, m'eût-il accordé cent ans de vie de plus, et sans infirmités,
n'eût fait qu'ajouter des rallonges successives à une existence toute en longueur,
dont on ne voyait même pas l'intérêt qu'elle se prolongeât davantage, à plus forte
raison longtemps encore.
Quant aux "joies de l'intelligence", pouvais-je ainsi appeler ces froides
constatations que mon il clairvoyant ou mon raisonnement juste relevaient
sans aucun plaisir et qui restaient infécondes? Mais c'est quelquefois au moment
où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui peut nous sauver: on
a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut
entrer et qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le
savoir et elle s'ouvre.