CHAPITRE III (2ème tranche)
MATINÉE CHEZ LA PRINCESSE DE GUERMANTES
En roulant les tristes
pensées que je disais il y a un instant j'étais entré dans la cour de l'hôtel
de Guermantes et dans ma distraction je n'avais pas vu une voiture qui s'avançait;
au cri du wattman je n'eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai
assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels
était une remise. Mais au moment où me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur
un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement
s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée
la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour
de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée
dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières
uvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais
la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés.
Ceux qui m'assaillaient tout à l'heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires
et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement.
Cette fois je me promettais bien de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans
que j'eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les
difficultés insolubles tout à l'heure avaient perdu toute importance, comme je
l'avais fait le jour où j'avais goûté d'une madeleine trempée dans une infusion.
La félicité que je venais d'éprouver était bien en effet la même que celle que
j'avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j'avais alors ajourné de rechercher
les causes profondes. La différence purement matérielle était dans les images
évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d'éblouissante
lumière tournoyaient près de moi et dans mon désir de les saisir, sans oser plus
bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir
jusqu'à moi ce qu'elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule
innombrable des wattmen, à tituber comme j'avais fait tout à l'heure, un pied
sur le pavé plus élevé, l'autre pied sur le pavé le plus bas. Chaque fois que
je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile; mais
si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais
senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte
me frôlait comme si elle m'avait dit: "Saisis-moi au passage si tu en as
la force et tâche à résoudre l'énigme du bonheur que je te propose". Et presque
tout de suite je le reconnus, c'était Venise dont mes efforts pour la décrire
et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m'avaient jamais rien dit
et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère
de Saint-Marc, m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là
à cette sensations-là, et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où
un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours
oubliés. De même le goût de la petite madeleine m'avait rappelé Combray. Mais
pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles à l'un et à l'autre
moments donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves
à me rendre la mort indifférente. Tout en me le demandant et en étant résolu aujourd'hui
à trouver la réponse, j'entrai dans l'hôtel de Guermantes, parce que nous faisons
toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire le rôle apparent
que nous jouons et qui ce jour là était celui d'un invité. Mais arrivé au premier
étage, un maître d'hôtel me demanda d'entrer un instant dans un petit salon-bibliothèque
attenant au buffet, jusqu'à ce que le morceau qu'on jouait fût achevé, la princesse
ayant défendu qu'on ouvrît les portes pendant son exécution.
Or, à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que m'avaient
donné les pavés inégaux et m'exhorter à persévérer dans ma tâche. Un domestique
en effet venait dans ses efforts infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner
une cuiller contre une assiette. Le même genre de félicité que m'avaient donné
les dalles inégales m'envahit; les sensations étaient de grande chaleur encore
mais toutes différentes, mêlée d'une odeur de fumée apaisée par la fraîche odeur
d'un cadre forestier; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était
la même rangée d'arbres que j'avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire,
et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j'avais dans le wagon,
je venais de croire un instant, dans une sorte d'étourdissement, que je me trouvais,
tant le bruit identique de la cuiller contre l'assiette m'avait donné, avant que
j'eusse eu le temps de me ressaisir, l'illusion du bruit du marteau d'un employé
qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que nous étions arrêtés
devant ce petit bois. Alors on eût dit que les signes qui devaient ce jour-là
me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres, avaient à
cur de se multiplier, car un maître d'hôtel depuis longtemps au service
du prince de Guermantes m'ayant reconnu, et m'ayant apporté dans la bibliothèque
où j'étais pour m'éviter d'aller au buffet, un choix de petits fours, un verre
d'orangeade, je m'essuyai la bouche avec la serviette qu'il m'avait donnée; mais
aussitôt, comme le personnage des Mille et une Nuits qui sans le savoir accomplit
précisément le rite qui fait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie
prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d'azur passa devant mes yeux;
mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres; l'impression fut
si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel, plus hébété
que le jour où je me demandais si j'allais vraiment être accueilli par la princesse
de Guermantes ou si tout n'allait pas s'effondrer, je croyais que le domestique
venait d'ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m'invitait à descendre me
promener le long de la digue à marée haute; la serviette que j'avais prise pour
m'essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d'empesé de celle
avec laquelle j'avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre le premier
jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant devant cette bibliothèque de l'hôtel
de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le
plumage d'un océan vert et bleu comme la queue d'un paon. Et je ne jouissais pas
que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui
avait été sans doute aspiration vers elle, dont quelque sentiment de fatigue ou
de tristesse m'avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé
de ce qu'il y a d'imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné me
gonflait d'allégresse. Le morceau qu'on jouait pouvait finir d'un moment à l'autre
et je pouvais être obligé d'entrer au salon. Aussi je m'efforçais de tâcher de
voir clair le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je
venais par trois fois en quelques minutes de ressentir, et ensuite de dégager
l'enseignement que je devais en tirer. Sur l'extrême différence qu'il y a entre
l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que
nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter,
je ne m'arrêtais pas; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann
avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase
il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la
petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes, tels qu'il les avait
jadis sentis, je comprenais trop ce que la sensation des dalles inégales, la raideur
de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi n'avait aucun
rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de
Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme; et je comprenais que la vie pût être
jugée médiocre bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans
le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne
gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie. Tout au plus notais-je
accessoirement que la différence qu'il y a entre chacune des impressions réelles
différences qui expliquent qu'une peinture uniforme de la vie ne puisse
être ressemblante tenait probablement à cette cause: que la moindre parole
que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que
nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet, des choses qui logiquement
ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l'intelligence qui n'avait rien
à faire d'elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles
ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d'un restaurant champêtre, sensation
de faim, désir des femmes, plaisir du luxe là volutes bleues de la mer
matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme
les épaules des ondines le geste, l'acte le plus simple reste enfermé comme
dans mille vases enclos dont chacun serait rempli de choses d'une couleur, d'une
odeur, d'une température absolument différentes; sans compter que ces vases disposés
sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n'avons cessé de changer,
fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses,
et nous donnent la sensation d'atmosphères singulièrement variées. Il est vrai
que ces changements nous les avons accomplis insensiblement; mais entre le souvenir
qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu'entre deux souvenirs
d'années, de lieux, d'heures différentes, la distance est telle que cela suffirait,
en dehors même d'une originalité spécifique à les rendre incomparables les uns
aux autres.
Oui, si le souvenir grâce à l'oubli, n'a pu contracter aucun lien, jeter aucun
chaînon entre lui et la minute présente, s'il est resté à sa place, à sa date,
s'il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d'une vallée, où à la
pointe d'un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément
parce que c'est un air qu'on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes
ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner
cette sensation profonde de renouvellement que s'il avait été respiré déjà, car
les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus. Et au passage, je remarquais
qu'il y aurait dans l'uvre d'art que je me sentais prêt déjà sans m'y être
consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j'en devrais
exécuter les parties successives dans une matière en quelque sorte différente.
Elle serait bien différente, celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au
bord de la mer, de celle d'après-midi à Venise, une matière distincte, nouvelle,
d'une transparence, d'une sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose,
et différente encore si je voulais décrire les soirs de Rivebelle où dans la salle
à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber,
à se déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du
restaurant tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles
au ciel. Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que
j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec
lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or cette cause, je la devinais
en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient
entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel
et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité
des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur
le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais; au
vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle
avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel,
un être qui n'apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent
et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il put vivre, jouir
de l'essence, des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que
mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu,
inconsciemment, le goût de la petite madeleine puisqu'à ce moment-là l'être que
j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes
de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté,
qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle
d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me
faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de
ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.
Et peut-être, si tout à l'heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux
en parlant des joies de la vie spirituelle, c'était parce que j'appelais vie spirituelle
à ce moment-là des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle,
avec ce qui existait en moi à ce moment exactement comme j'avais pu trouver
le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d'après des souvenirs sans
vérité, alors que j'avais un tel appétit de vivre maintenant que venaient de renaître
en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.
Rien qu'un moment du passé? Beaucoup plus, peut-être; quelque chose qui commun
à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux.
Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m'avait déçu parce que au moment
où je la percevais, mon imagination qui était mon seul organe pour jouir de la
beauté, ne pouvait s'appliquer à elle en vertu de la loi inévitable qui veut qu'on
ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l'effet de cette
dure loi, s'était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de
la nature, qui avait fait miroiter une sensation bruit de la fourchette
et du marteau, même inégalité de pavés à la fois dans le passé ce qui permettait
à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de
mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont
ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence et grâce à ce subterfuge
avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser la durée d'un
éclair ce qu'il n'appréhende jamais: un peu de temps à l'état pur. L'être
qui était rené en moi quand avec un tel frémissement de bonheur j'avais entendu
le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui
frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes
et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l'essence des
choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans
l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération
d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la
volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire
encore de leur réalité ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire,
étroitement humaine qu'elle leur assigne. Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà
entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans
le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence
permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai
moi qui parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas autrement,
s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une
minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme
affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là on comprend qu'il soit confiant dans
sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir logiquement
les raisons de cette joie, on comprend que le mot de mort n'ait pas de sens pour
lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l'avenir? Mais ce trompe-l'il
qui mettait près de moi un moment du passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l'il
ne durait pas. Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire
qui n'engage pas plus de forces de nous-mêmes que feuilleter un livre d'images.
Ainsi jadis par exemple, le jour où je devais aller pour la première fois chez
la princesse de Guermantes, de la cour ensoleillée de notre maison de Paris, j'avais
paresseusement regardé à mon choix, tantôt la place de l'Église à Combray, ou
la plage de Balbec, comme j'aurais illustré le jour qu'il faisait en feuilletant
un cahier d'aquarelles prises dans les divers lieux où j'avais été et où avec
un plaisir égoïste de collectionneur je m'étais dit en cataloguant ainsi les illustrations
de ma mémoire: "J'ai tout de même vu de belles choses dans ma vie".
Alors ma mémoire affirmait sans doute la différence des sensations, mais elle
ne faisait que combiner entre eux des éléments homogènes. Il n'en avait plus été
de même dans les trois souvenirs que je venais d'avoir et où, au lieu de me faire
une idée plus flatteuse de mon moi, j'avais au contraire, presque douté de la
réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j'avais trempé la madeleine
dans l'infusion chaude, au sein de l'endroit où je me trouvais (que cet endroit
fût comme ce jour-là ma chambre de Paris, ou comme aujourd'hui en ce moment, la
bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant la cour de son hôtel) il y
avait eu en moi irradiant d'une petite zone, autour de moi, une sensation (goût
de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation de pas inégaux qui était
commune à cet endroit (où je me trouvais) et aussi à un autre endroit (chambre
de ma tante Léonie, wagon de chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Et au moment
où je raisonnais ainsi le bruit strident d'un conduit d'eau tout à fait pareil
à ces longs cris que parfois l'été les navires de plaisance faisaient entendre
le soir au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l'avait déjà fait une fois
à Paris, dans un grand restaurant la vue d'une luxueuse salle à manger à demi
vide, estivale et chaude) bien plus qu'une sensation simplement analogue à celle
que j'avais à la fin de l'après-midi à Balbec quand toutes les tables étant déjà
couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant
ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul "plein"
de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où
commençaient à errer les navires, je n'avais pour rejoindre Albertine et ses amies
qui se promenaient sur la digue, qu'à enjamber le cadre de bois à peine plus haut
que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l'aération de l'hôtel
glisser toutes ensembles les vitres qui se continuaient. Ce n'était d'ailleurs
pas seulement un écho, un double d'une sensation passée que venait de me faire
éprouver le bruit de la conduite d'eau, mais cette sensation elle-même. Dans ce
cas-là comme dans tous les précédents la sensation commune avait cherché à recréer
autour d'elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place,
s'opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel
de Paris, d'une plage normande ou d'un talus d'une voie de chemin de fer. La salle
à manger marine de Balbec avec son linge damassé préparé comme des nappes d'autel
pour recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de l'hôtel
de Guermantes, d'en forcer les portes et avait fait vaciller un instant les canapés
autour de moi, comme elle avait fait un autre jour pour les tables d'un restaurant
de Paris. Toujours dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour
de la sensation commune, s'était accouplé un instant comme un lutteur au lieu
actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur; toujours c'était le vaincu
qui m'avait paru le plus beau, si bien que j'étais resté en extase sur le pavé
inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où ils
apparaissaient, à faire réapparaître dès qu'ils m'avaient échappé, ce Combray,
ce Venise, ce Balbec envahissants, et refoulés qui s'élevaient pour m'abandonner
ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé. Et si le
lieu actuel n'avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j'aurais perdu connaissance;
car ces résurrections du passé, dans la seconde qu'elles durent, sont si totales
qu'elles n'obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est
près d'eux, pour regarder la voie bordée d'arbres ou la marée montante. Elles
forcent nos narines à respirer l'air de lieux pourtant si lointains, notre volonté
à choisir entre les divers projets qu'ils nous proposent, notre personne toute
entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les
lieux présents dans l'étourdissement d'une incertitude pareille à celle qu'on
éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s'endormir.
De sorte que ce que l'être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de
goûter, c'était peut-être bien des fragments d'existence soustraits au temps,
mais cette contemplation, quoique d'éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais
que le plaisir qu'elle m'avait donné à de rares intervalles dans ma vie, était
le seul qui fût fécond et véritable. Le signe de l'irréalité des autres ne se
montre-t-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire comme par
exemple les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par
l'ingestion d'une nourriture abjecte, ou l'amitié qui est une simulation puisque
pour quelques raisons morales qu'il le fasse l'artiste qui renonce à une heure
de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu'il sacrifie une réalité
pour quelque chose qui n'existe pas (les amis n'étant des amis que dans cette
douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons,
mais que du fond de notre intelligence nous savons l' erreur d'un fou qui croirait
que les meubles vivent et causerait, avec eux), soit dans la tristesse qui suit
leur satisfaction, comme celle que j'avais eue le jour où j'avais été présenté
à Albertine de m'être donné un mal pourtant bien petit afin d'obtenir une chose
connaître cette jeune fille qui ne me semblait petite que parce
que je l'avais obtenue. Même un plaisir plus profond comme celui que j'aurais
pu éprouver quand j'aimais Albertine, n'était en réalité perçu qu'inversement
par l'angoisse que j'avais quand elle n'était pas là, car quand j'étais sûr qu'elle
allait arriver comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n'avais pas
cru éprouver plus qu'un vague ennui tandis que je m'exaltais de plus en plus au
fur et à mesure que j'approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l'infusion
avec une joie croissante pour moi qui avait fait entrer dans ma chambre, la chambre
de ma tante Léonie et à sa suite tout Combray et ses deux côtés. Aussi cette contemplation
de l'essence des choses j'étais maintenant décidé à m'attacher à elle, à la fixer,
mais comment, par quel moyen? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette
m'avait rendu Balbec et pendant un instant avait caressé mon imagination, non
pas seulement de la vue de la mer telle qu'elle était ce matin-là, mais de l'odeur
de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner, de l'incertitude entre
les diverses promenades, tout cela attaché à la sensation du large comme les ailes
des roues à auges dans leur course vertigineuse, sans doute au moment où l'inégalité
des deux pavés avait prolongé les images desséchées et nues que j'avais de Venise
et de Saint-Marc, dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les sensations
que j'y avais éprouvées, raccordant la place à l'église, l'embarcadère à la place,
le canal à l'embarcadère, et à tout ce que les yeux voient, le monde de désirs
qui n'est vu que de l'esprit, j'avais été tenté sinon à cause de la saison, d'aller
me promener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins de
retourner à Balbec. Mais je ne m'arrêtai pas un instant à cette pensée; non seulement
je savais que les pays n'étaient pas tels que leur nom me les peignait, et qui
avait été leur quand je me les représentais. Il n'y avait plus guère que dans
mes rêves, en dormant, qu'un lieu s'étendait devant moi, fait de la pure matière,
entièrement distincte des choses communes qu'on voit, qu'on touche. Mais même
en ce qui concernait ces images d'un autre genre encore, celles du souvenir, je
savais que la beauté de Balbec je ne l'avais pas trouvée quand j'y étais allé,
et celle même qu'il m'avait laissée, celle du souvenir, ce n'était pas plus celle
que j'avais retrouvée à mon second séjour. J'avais trop expérimenté l'impossibilité
d'atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même. Ce n'était pas plus
sur la place Saint-Marc, ce que n'avait été à mon second voyage à Balbec, ou à
mon retour à Tansonville, pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu,
et le voyage que ne faisait que me proposer une fois de plus l'illusion que ces
impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d'une certaine place,
ne pouvait être le moyen que je cherchais. Je ne voulais pas me laisser leurrer
une fois de plus, car il s'agissait pour moi de savoir enfin s'il était vraiment
possible d'atteindre ce que, toujours déçu comme je l'avais été en présence des
lieux et des êtres, j'avais (bien qu'une fois la pièce pour concert de Vinteuil
eût semblé me dire le contraire) cru irréalisable. Je n'allais donc pas tenter
une expérience de plus dans la voie que je savais depuis longtemps ne mener à
rien. Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient
que s'évanouir au contact d'une jouissance directe qui a été impuissante à les
faire naître. La seule manière de les goûter davantage c'était de tâcher de les
connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c'est-à-dire en moi-même,
de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. Je n'avais pu connaître le
plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m'avait
été perceptible qu'après coup. Et si je faisais la récapitulation des déceptions
de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que sa réalité devait résider
ailleurs qu'en l'action, et ne rapprochait pas d'une manière purement fortuite
et en suivant les vicissitudes de mon existence, des désappointements différents,
je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l'amour n'étaient
pas des déceptions différentes, mais l'aspect varié que prend selon le fait auquel
il s'applique, l'impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance
matérielle, dans l'action effective. Et repensant à cette joie extra temporelle
causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je
me disais: "Était-ce cela ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate
à Swann qui s'était trompé en l'assimilant au plaisir de l'amour et n'avait pas
su le trouver dans la création artistique; ce bonheur que m'avait fait pressentir
comme plus supra-terrestre encore que n'avait fait la petite phrase de la sonate,
l'appel rouge et mystérieux de ce septuor que Swann n'avait pu connaître, étant
mort comme tant d'autres avant que la vérité faite pour eux eût été révélée. D'ailleurs
elle n'eût pu lui servir car cette phrase pouvait bien symboliser un appel mais
non créer des forces et faire de Swann l'écrivain qu'il n'était pas. Cependant,
je m'avisai au bout d'un moment et après avoir pensé à ces résurrections de la
mémoire que, d'une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois et
déjà à Combray, du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces
réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d'autrefois, mais une vérité
nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du
même genre que ceux qu'on fait pour se rappeler quelque chose comme si nos plus
belles idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que
nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d'écouter, de
transcrire. Je me souvins avec plaisir parce que cela me montrait que j'étais
déjà le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec
tristesse aussi en pensant que depuis lors je n'avais jamais progressé, que déjà
à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait
forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou,
en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre
que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de
ces caractères hiéroglyphes qu'on croirait représenter seulement des objets matériels.
Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité
à lire. Car les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans
le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire
que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle
parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l'esprit.
En somme, dans ce cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse d'impressions comme celles
que m'avait données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme
celle de l'inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher
d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en
essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais
senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait
le seul, qu'était-ce autre chose que faire une uvre d'art? Et déjà les conséquences
se pressaient dans mon esprit; car qu'il s'agît de réminiscences dans le genre
du bruit de la fourchette, ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites
à l'aide de figures dont j'essayais de chercher le sens dans ma tête, où, clochers,
herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier
caractère était que je n'étais pas libre de les choisir qu'elles m'étaient données
telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité.
Je n'avais pas été chercher les deux pavés de la cour où j'avais buté. Mais justement
la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée, contrôlait
la vérité d'un passé qu'elle ressuscitait, des images qu'elle déclenchait, puisque
nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie
du réel retrouvé. Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait d'impressions
contemporaines qu'elle ramène à sa suite, avec cette infaillible proportion de
lumière et d'ombre, de relief et d'omission, de souvenir et d'oubli, que la mémoire
ou l'observation conscientes ignoreront toujours.
Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que
mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait,
comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture, personne ne pouvait m'aider d'aucune
règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer,
ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l'écrire, que de
tâches n'assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l'affaire
Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d'autres excuses aux écrivains pour
ne pas déchiffrer ce livre-là; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire
l'unité morale de la nation, n'avaient pas le temps de penser à la littérature.
Mais ce n'étaient que des excuses parce qu'ils n'avaient pas ou plus, de génie,
c'est-à-dire d'instinct. Car l'instinct dicte le devoir et l'intelligence fournit
les prétextes pour l'éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l'art,
les intentions n'y sont pas comptées, à tout moment l'artiste doit écouter son
instinct, ce qui fait que l'art est ce qu'il y a de plus réel, la plus austère
école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous
à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont "l'impression"
ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par
la vie qu'il s'agisse, sa figure matérielle, trace de l'impression qu'elle nous
a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l'intelligence
pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire.
Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous est notre seul livre. Non
que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous
ne savons pas si elles sont vraies. Seule l'impression, si chétive qu'en semble
la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause
de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit car elle est seule capable,
s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et
de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation
pour le savant avec cette différence que chez le savant, le travail de l'intelligence
précède et chez l'écrivain vient après. Ce que nous n'avons pas eu à déchiffrer,
à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n'est pas
à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en
nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l'art recompose exactement
la vie, autour de ces vérités qu'on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère
de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que la pénombre que nous avons traversée.
Un rayon oblique du couchant me rappelle instantanément un temps auquel je n'avais
jamais repensé et où dans ma petite enfance, comme ma tante Léonie avait une fièvre
que le Dr Percepied avait craint typhoïde, on m'avait fait habiter
une semaine la petite chambre qu'Eulalie avait sur la place de l'Église, où il
n'y avait qu'une sparterie par terre et à la fenêtre un rideau de percale, bourdonnant
toujours d'un soleil auquel je n'étais pas habitué. Et en voyant comme le souvenir
de cette petite chambre d'ancienne domestique ajoutait tout d'un coup à ma vie
passée, une longue étendue si différente du reste et si délicieuse, je pensai
par contraste au néant d'impressions qu'avaient apporté dans ma vie les fêtes
les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers. La seule chose un peu
triste dans cette chambre d'Eulalie était qu'on y entendait le soir à cause de
la proximité du viaduc les hululements des trains. Mais comme je savais que ces
beuglements émanaient de machines réglées, ils ne m'épouvantaient pas comme aurait
pu faire à une époque de la préhistoire, les cris poussés par un mammouth voisin
dans sa promenade libre et désordonnée.
Ainsi j'étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres
devant l'uvre d'art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais, que,
préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu'elle est nécessaire et cachée,
et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte
que l'art pouvait nous faire faire n'était-elle pas au fond celle de ce qui devrait
nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d'habitude à jamais inconnu,
notre vraie vie, la réalité telle que nous l'avons sentie et qui diffère tellement
de ce que nous croyons que nous sommes emplis d'un tel bonheur, quand le hasard
nous en apporte le souvenir véritable. Je m'en assurais, par la fausseté même
de l'art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n'avions
pris dans la vie l'habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui
en diffère tellement et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité
même. Je sentais que je n'aurais pas à m'embarrasser des diverses théories littéraires
qui m'avaient un moment troublé notamment celles que la critique avait
développées au moment de l'Affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre
et qui tendaient à "faire sortir l'artiste de sa tour d'ivoire", à traiter
de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers,
et à défaut de foules à tout le moins non plus d'insignifiants oisifs "j'avoue
que la peinture de ces inutiles m'indiffère assez" disait Bloch mais
de nobles intellectuels ou des héros. D'ailleurs, même avant de discuter leur
contenu logique, ces théories me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient
une preuve d'infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé qui entend des gens
chez qui on l'a envoyé déjeuner dire: "nous avouons tout, nous sommes francs",
sent que cela dénote une qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple
qui ne dit rien. L'art véritable n'a que faire de tant de proclamations et s'accomplit
dans le silence. D'ailleurs ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions
toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d'imbéciles qu'ils flétrissaient.
Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu'au genre d'esthétique qu'on
peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais
inversement cette qualité du langage (et même pour étudier les lois du caractère
on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur
peut aussi bien étudier celles de l'anatomie sur le corps d'un imbécile que sur
celui d'un homme de talent: les grandes lois morales, aussi bien que celles de
la circulation du sang ou de l'élimination rénale diffèrent peu selon la valeur
intellectuelle des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens,
ceux qui admirent les théoriciens, croient facilement qu'elle ne prouve pas une
grande valeur intellectuelle, valeur qu'ils ont besoin pour la discerner de voir
exprimer directement et qu'ils n'induisent pas de la beauté d'une image. D'où
la grossière tentation pour l'écrivain d'écrire des uvres intellectuelles.
Grande indélicatesse. Une uvre où il y a des théories est comme un objet
sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu'exprimer
une valeur qu'au contraire en littérature le raisonnement logique diminue. On
raisonne, c'est-à-dire on vagabonde chaque fois qu'on n'a pas la force de s'astreindre
à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa
fixation, à l'expression de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le
comprenais maintenant non dans l'apparence du sujet mais dans le degré de pénétration
de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le
symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la
serviette qui m'avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que
tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus de
style avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie. On peut penser
combien même les simples théories de M. de Norpois "contre les joueurs de
flûtes" avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui n'ayant pas
le sens artistique, c'est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent
être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l'art, pour peu qu'ils
soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux "réalités" du
temps présent, croient volontiers que la littérature est un jeu de l'esprit destiné
à être éliminé de plus en plus dans l'avenir. Quelques-uns voulaient que le roman
fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde.
Rien ne s'éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu'une telle vue
cinématographique. Justement, comme en entrant dans cette bibliothèque, je m'étais
souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu'elle contient,
je m'étais promis de les regarder, tant que j'étais enfermé ici.
Et tout en poursuivant mon raisonnement, je tirais un à un, sans trop y faire
attention du reste, les précieux volumes, quand au moment où j'ouvrais distraitement
l'un d'eux: François
le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par
quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu'au moment
où, avec une émotion qui alla jusqu'à me faire pleurer, je reconnus combien cette
impression était d'accord avec elles. Tel à l'instant que dans la chambre mortuaire
les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d'un
homme qui a rendu des services à la patrie serrant la main aux derniers amis qui
défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, se révolte, croyant
à quelque moquerie dont on insulte son chagrin, puis lui qui est resté maître
de soi jusque-là ne peut plus retenir ses larmes, lorsqu'il vient à comprendre
que ce qu'il entend c'est la musique d'un régiment qui s'associe à son deuil et
rend honneur à la dépouille de son père. Tel, je venais de reconnaître la douloureuse
impression que j'avais éprouvée en lisant le titre d'un livre dans la bibliothèque
du Prince de Guermantes, titre qui m'avait donné l'idée que la littérature nous
offrait vraiment ce monde du mystère que je ne trouvais plus en elle. Et pourtant
ce n'était pas un livre bien extraordinaire, c'était François le Champi,
mais ce nom-là comme le nom des Guermantes n'était pas pour moi comme ceux que
j'avais connus depuis. Le souvenir de ce qui m'avait semblé inexplicable dans
le sujet de François de Champi, tandis que maman me lisait le livre de
George Sand, était réveillé par ce titre, aussi bien que le nom de Guermantes
(quand je n'avais pas vu les Guermantes depuis longtemps), contenait pour moi
tant de féodalité comme François le Champi l'essence du roman
et se substituait pour un instant à l'idée fort commune de ce que sont les romans
berrichons de George Sand. Dans un dîner quand la pensée reste toujours à la surface,
j'aurais pu sans doute parler de François le Champi et des Guermantes,
sans que ni l'un ni l'autre fussent ceux de Combray. Mais quand j'étais seul,
comme en ce moment, c'est à une profondeur plus grande que j'avais plongé. A ce
moment-là l'idée que telle personne dont j'avais fait la connaissance dans le
monde était la cousine de Mme de Guermantes, c'est-à-dire d'un personnage
de lanterne magique me semblait incompréhensible, et tout autant que les plus
beaux livres que j'avais lus fussent je ne dis pas même supérieurs ce qu'ils
étaient pourtant mais égaux à cet extraordinaire François le Champi.
C'était une impression d'enfance bien ancienne où mes souvenirs d'enfance et de
famille étaient tendrement mêlés et que je n'avais pas reconnue tout de suite.
Je m'étais au premier instant demandé avec colère quel était l'étranger qui venait
me faire mal et l'étranger c'était moi-même, c'était l'enfant que j'étais alors,
que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne connaissant que cet enfant,
c'est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé
que par ses yeux, aimé que par son cur et ne parler qu'à lui. Aussi ce livre
que ma mère m'avait lu haut à Combray presque jusqu'au matin avait-il gardé pour
moi tout le charme de cette nuit-là. Certes la "plume" de George Sand,
pour prendre une expression de Brichot qui aimait tant dire qu'un livre était
écrit d'une plume alerte, ne me semblait pas du tout comme elle avait paru si
longtemps à ma mère avant qu'elle modelât lentement ses goûts littéraires sur
les miens, une plume magique. Mais c'était une plume que sans le vouloir j'avais
électrisée comme s'amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille
riens de Combray, et que je n'apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement
d'eux-mêmes et venaient à la queue-leu leu se suspendre au bec aimanté, en une
chaîne interminable et tremblante de souvenirs. Certains esprits qui aiment le
mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les
regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le
voile sensible que leur ont tissé l'amour et la contemplation de tant d'adorateurs,
pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s'ils la transposaient dans
le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité.
Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement; mais il est bien plus grand, une
chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte avec
le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient alors.
C'est que les choses un livre sous sa couverture rouge comme les autres
sitôt qu'elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose
d'immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de
ce temps-là et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois,
contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu'il faisait
quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment,
l'odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d'un beau temps
qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine,
dans l'incertitude du ciel matinal; une lueur est un vase rempli de parfum, de
sons, de moments, d'humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature qui
se contente de "décimer les choses", d'en donner seulement un misérable
relevé de lignes et de surfaces, est celle qui tout en s'appelant réaliste est
la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus,
car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé
dont les choses gardaient l'essence et l'avenir, où elles nous incitent à le goûter
de nouveau. C'est elle que l'art digne de ce nom doit exprimer et s'il y échoue,
on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu'on n'en tire
aucun des réussites du réalisme) à savoir que cette essence est en partie subjective
et incommunicable.
Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre que nous lûmes
ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu'il y avait autour de nous; il le
reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être repassé
que par la sensibilité, par la personne que nous étions alors; si je reprends
même par la pensée, dans la bibliothèque François le Champi, immédiatement
en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre:
François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression
du temps qu'il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu'il formait alors sur
les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose
d'un autre temps, c'est un autre jeune homme qui se lèvera. Et ma personne d'aujourd'hui
n'est qu'une carrière abandonnée qui croit que tout ce qu'elle contient est pareil
et monotone mais d'où chaque souvenir, comme un sculpteur de Grèce, tire des statues
innombrables. Je dis chaque chose que nous revoyons, car les livres, se comportant
en cela comme ces choses, la manière dont leur dos s'ouvrait, le grain du papier
peut avoir gardé en lui un souvenir aussi vif, de la façon dont j'imaginais alors
Venise et du désir que j'avais d'y aller que les phrases mêmes des livres. Plus
vif même car celles-ci gênent parfois comme ces photographies d'un être devant
lesquelles on se le rappelle moins bien qu'en se contentant de penser à lui. Certes,
pour bien des livres de mon enfance, et hélas pour certains livres de Bergotte
lui-même, quand un soir de fatigue il m'arrivait de les prendre, ce n'était pourtant
que comme j'aurais pris un train dans l'espoir de me reposer par la vision de
choses différentes et en respirant l'atmosphère d'autrefois. Mais il arrive que
cette évocation recherchée se trouve entravée au contraire par la lecture prolongée
du livre. Il en est un de Bergotte (qui dans la bibliothèque du Prince portait
une dédicace d'une flagornerie et d'une platitude extrêmes), lu jadis en entier
un jour d'hiver où je ne pouvais voir Gilberte, et où je ne peux réussir à retrouver
les pages que j'aimais tant. Certains mots me feraient croire que ce sont elles,
mais c'est impossible. Où serait donc la beauté que je leur trouvais? Mais du
volume lui-même, la neige qui couvrait les Champs-Elysées, le jour où je le lus,
n'a pas été enlevée. Je la vois toujours. Et c'est pour cela que si j'avais été
tenté d'être bibliophile, comme l'était le prince de Guermantes, je ne l'aurais
été que d'une façon, mais de façon particulière, comme celle qui recherche cette
beauté indépendante de la valeur propre d'un livre et qui lui vient pour les amateurs
de connaître les bibliothèques par où il a passé, de savoir qu'il fut donné à
l'occasion de tel événement, par tel souverain à tel homme célèbre, de l'avoir
suivi, de vente en vente, à travers sa vie; cette beauté historique en quelque
sorte d'un livre ne serait pas perdue pour moi. Mais c'est plus volontiers de
l'histoire de ma propre vie, c'est-à-dire non pas en simple curieux, que je la
dégagerais; et ce serait souvent non pas à l'exemplaire matériel que je l'attacherais,
mais à l'ouvrage comme à ce François de Champi contemplé pour la première
fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce
et la plus triste de ma vie où j'avais hélas (dans un temps où me paraissaient
bien inaccessibles les mystérieux Guermantes) obtenu de mes parents une première
abdication d'où je pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir,
mon renoncement chaque jour aggravé à une tâche difficile et retrouvé aujourd'hui
dans la bibliothèque des Guermantes précisément, par le jour le plus beau et dont
s'éclairaient soudain non seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais
même le but de ma vie et peut-être de l'art. Pour les exemplaires eux-mêmes des
livres, j'eusse été d'ailleurs capable de m'y intéresser, dans une acceptation
vivante. La première édition d'un ouvrage m'eût été plus précieuse que les autres,
mais j'aurais entendu par elle l'édition où je le lus pour la première fois. Je
recherchais les éditions originales, je veux dire celles où j'eus de ce livre
une impression originale. Car les impressions suivantes ne le sont plus. Je collectionnerais
pour les romans les reliures d'autrefois, celles du temps où je lus mes premiers
romans et qui entendaient tant de fois papa me dire: "tiens- toi droit".
Comme la robe où nous vîmes pour la première fois une femme, elles m'aideraient
à retrouver l'amour que j'avais alors, la beauté sur laquelle j'ai superposé tant
d'images, de moins en moins aimées, pour pouvoir retrouver la première, moi qui
ne suis pas le moi qui l'ai vu et qui dois céder la place au moi que j'étais alors
afin qu'il appelle la chose qu'il connut et que mon moi d'aujourd'hui ne connaît
point. La bibliothèque que je composerais ainsi serait même d'une valeur plus
grande encore, car les livres que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant
par mémoire de vastes enluminures représentant l'église Saint-Hilaire, la gondole
amarrée au pied de Saint-Georges-le-majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants
saphirs, seraient devenus dignes de ces "livres à images", bibles historiées,
que l'amateur n'ouvre jamais pour lire le texte mais pour s'enchanter une fois
de plus des couleurs qu'y a ajoutées quelque émule de Fouquet et qui fait tout
le prix de l'ouvrage. Et pourtant même n'ouvrir ces livres lus autrefois que pour
regarder les images qui ne les ornaient pas alors me semblerait encore si dangereux
que même en ce sens, le seul que je pusse comprendre, je ne serais pas tenté d'être
bibliophile. Je sais trop combien ces images laissées par l'esprit sont aisément
effacées par l'esprit. Aux anciennes il en substitue de nouvelles qui n'ont plus
le même pouvoir de résurrection. Et si j'avais encore le François le Champi
que maman sortit un soir du paquet de livres que ma grand'mère devait me donner
pour ma fête, je ne le regarderais jamais; j'aurais trop peur d'y insérer peu
à peu de mes impressions d'aujourd'hui couvrant complètement celles d'autrefois,
j'aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent que quand
je lui demanderais de susciter une fois encore l'enfant qui déchiffra son titre
dans la petite chambre de Combray, l'enfant ne reconnaissant pas son accent, ne
répondît plus à son appel et restât pour toujours enterré dans l'oubli.
***
e L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas
été dangereuse me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au
peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme "bons pour des oisifs";
or, j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables
illettrés et non les ouvriers électriciens. A cet égard un art populaire par la
forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération
générale du travail; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les
gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche
à se dépayser en lisant et les ouvriers sont aussi curieux des princes, que les
princes des ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l'artiste
(en l'espèce le Titien), doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il
ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition au moment où
il étudie les lois de l'Art, institue ses expériences et fait ses découvertes,
aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose
fût-ce à la patrie qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les
révolutionnaires qui par "civisme" méprisaient s'ils ne les détruisaient
pas les uvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient davantage
la France que tous ceux de la Révolution. L'anatomie n'est peut-être pas ce que
choisirait un cur tendre, si l'on avait le choix. Ce n'est pas la bonté
de son cur vertueux, laquelle était fort grande qui a fait écrire à Choderlos
de Laclos les Liaisons Dangereuses, ni son goût pour la petite bourgeoisie petite
ou grande qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Mme Bovary
et de l'Education Sentimentale. Certains disaient que l'art d'une époque de hâte
serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte.
Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter
le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau
les touristes vers les églises abandonnées.
Une image offerte par la vie, nous apporte en réalité à ce moment-là des sensations
multiples et différentes. La vue par exemple de la couverture d'un livre déjà
lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine
nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance
d'un beau temps qui jadis si souvent pendant que nous le buvions dans un bol de
porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, se mit à nous
sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure,
c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous
appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs
qui nous entourent simultanément rapport que supprime une simple vision
cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend
se borner à lui rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner
à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder
indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit,
la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents,
posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport
unique, de la loi causale, dans le monde de la science et les enfermera dans les
anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand en rapprochant
une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant
l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore,
et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots. La nature
elle-même, à ce point de vue sur la voie de l'art, n'était elle pas commencement
d'art, elle qui souvent ne m'avait permis de connaître la beauté d'une chose que
longtemps après dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches,
les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau. Le rapport
peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu'il
n'y a pas eu cela il n'y a rien eu. La littérature qui se contente de "décrire
les choses", de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface
est malgré sa prétention réaliste la plus éloignée de la réalité, celle qui nous
appauvrit et nous attriste le plus ne parla-t-elle que de gloire et de grandeurs,
car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé
dont les choses gardent l'essence, et l'avenir où elles nous incitent à le goûter
encore. Mais il y avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience,
à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons: un mauvais temps,
une guerre, une station de voiture, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs,
tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité était cela, sans doute
une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style",
la "littérature" qui s'écarteraient de leur simple donnée seraient un
hors d'uvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité? Si j'essayais
de me rendre compte de ce qui se passe en effet en nous au moment où une chose
nous fait une certaine impression, soit que comme ce jour où en passant sur le
pont de la Vivonne, l'ombre d'un nuage sur l'eau m'eût fait crier "zut alors"
en sautant de joie, soit qu'écoutant une phrase de Bergotte tout ce que j'eusse
vu de mon impression c'est ceci qui ne lui convenait pas spécialement: "c'est
admirable", soit qu'irrité d'un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots
qui ne convenaient pas du tout à une aventure si vulgaire: "Qu'on agisse
ainsi, je trouve cela même fantastique", soit quand flatté d'être bien reçu
chez les Guermantes, et d'ailleurs un peu grisé par leurs vins je n'aie pu m'empêcher
de dire à mi-voix, seul, en les quittant: "ce sont tout de même des êtres
exquis avec qui il serait doux de passer la vie", je m'apercevais que pour
exprimer ces impressions pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un
grand écrivain n'a pas dans le sens courant à l'inventer puisque il existe déjà
en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont
ceux d'un traducteur.
Or si quand il s'agit du langage inexact de l'amour propre par exemple, le redressement
de l'oblique discours intérieur (qui va s'éloignant de plus en plus de l'impression
première et cérébrale) jusqu'à ce qu'il se confonde avec la droite qui aurait
dû partir de l'impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoi boude
notre paresse, il est d'autres cas, celui où il s'agit de l'amour par exemple,
où ce même redressement devient douloureux. Toutes nos feintes indifférences,
toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si semblables à ceux
que nous pratiquons nous-mêmes, en un mot tout ce que nous n'avons cessé, chaque
fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l'être aimé,
mais même en attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-même, quelquefois
à haute voix dans le silence de notre chambre troublé par quelques: "non,
vraiment, de tels procédés sont intolérables" et "j'ai voulu te recevoir
une dernière fois et ne nierai pas que cela me fasse de la peine", ramener
tout cela à la vérité ressentie dont cela s'était tant écarté, c'est abolir tout
ce à quoi nous tenions le plus, ce qui seul à seul avec nous-mêmes, dans des projets
fiévreux de lettres et de démarches fut notre entretien passionné avec nous-mêmes.
Même dans les joies artistiques qu'on recherche pourtant en vue de l'impression
qu'elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté
comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même et à nous attacher
à ce qui nous permet d'en éprouver le plaisir sans le connaître jusqu'au fond
et de croire le communiquer à d'autres amateurs avec qui la conversation sera
possible, parce que nous leur parlerons d'une chose qui est la même pour eux et
pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans
les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la
nature, de la société, de l'amour, de l'art lui-même comme toute impression
est double, à demi engainée dans l'objet, prolongée en nous-même par une autre
moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là,
c'est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher et nous ne tenons
compte que de l'autre moitié qui ne pouvant pas être approfondie parce qu'elle
est extérieure, ne sera cause pour nous d'aucune fatigue: le petit sillon qu'une
phrase musicale ou la vue d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile
de tâcher de l'apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir
l'église jusqu'à ce que dans cette fuite, loin de notre propre vie que
nous n'avons pas le courage de regarder, et qui s'appelle l'érudition nous
les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de
musique ou d'archéologie. Aussi combien s'en tiennent là qui n'extraient rien
de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires
de l'art. Ils ont les chagrins qu'ont les vierges et les paresseux, et que la
fécondité dans le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des uvres
d'art que les véritables artistes, car leur exaltation n'étant pas pour eux l'objet
d'un dur labeur d'approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs
conversations, empourpre leur visage; ils croient accomplir un acte, en hurlant
à se casser la voix: "Bravo, bravo", après l'exécution d'une uvre
qu'ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature
de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci inutilisé, reflue
même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes,
des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d'art. "J'ai été à
un concert où on jouait une musique qui, je vous avouerai, ne m'emballait pas.
On commence alors le quatuor. Ah! mais non d'une pipe ça change (la figure de
l'amateur à ce moment-là exprime une inquiétude anxieuse comme s'il pensait: "mais
je vois des étincelles, ça sent le roussi, il y a le feu"). Tonnerre de Dieu,
ce que j'entends là c'est exaspérant, c'est mal écrit, mais c'est epastrouillant,
ce n'est pas l'uvre de tout le monde". Encore si risibles que soient
ces amateurs, ils ne sont pas tout à fait à dédaigner. Ils sont les premiers essais
de la nature qui veut créer l'artiste, aussi informes, aussi peu viables que ces
premiers animaux qui précédèrent les espèces actuelles et qui n'étaient pas constitués
pour durer. Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces
premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait non encore
le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol. "Et mon
vieux, ajoute l'amateur en vous prenant par le bras, moi c'est la huitième fois
que je l'entends et je vous jure bien que ce n'est pas la dernière". Et en
effet comme ils n'assimilent pas ce qui dans l'art est vraiment nourricier, ils
ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne
les rassasie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même uvre,
croyant de plus que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d'autres personnes
la leur à une séance d'un Conseil d'Administration, à un enterrement. Puis viennent
des uvres autres même opposées que ce soit en littérature, en peinture ou
en musique. Car la faculté de lancer des idées, des systèmes et surtout de se
les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent,
que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable depuis que les
revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations
factices d'écrivains et d'artistes). Ainsi la meilleure partie de la jeunesse,
la plus intelligente, la plus intéressée, n'aimait-elle plus que les uvres
ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse. Elle s'imaginait
que c'était là le critérium de la valeur d'une uvre, renouvelant ainsi l'erreur
des David, des Chenavard, des Brunetière, etc.
On préférait à Bergotte dont les plus jolies phrases avaient exigé en réalité
un bien plus profond repli sur soi-même des écrivains qui semblaient plus profonds
simplement parce qu'ils écrivaient moins bien. La complication de son écriture
n'était faite que pour des gens du monde, disaient des démocrates qui faisaient
ainsi aux gens du monde un honneur immérité. Mais dès que l'intelligence raisonneuse
veut se mettre à juger des uvres d'art, il n'y a plus rien de fixe, de certain:
on peut démontrer tout ce qu'on veut. Alors que la réalité du talent est un bien,
une acquisition universelle, dont on doit avant tout constater la présence sous
les modes apparentes de la pensée et du style, c'est sur ces dernières que la
critique s'arrête pour classer les auteurs. Elle sacre prophète à cause de son
ton péremptoire, de son mépris affiché pour l'école qui l'a précédé, un écrivain
qui n'apporte nul message nouveau. Cette constante aberration de la critique est
telle qu'un écrivain devrait presque préférer être jugé par le grand public (si
celui-ci n'était incapable de se rendre compte même de ce qu'un artiste a tenté
dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus d'analogie entre
la vie instinctive du public et le talent d'un grand écrivain qui n'est qu'un
instinct religieusement écouté, au milieu du silence imposé à tout le reste, un
instinct perfectionné et compris, qu'avec le verbiage superficiel et les critères
changeants des juges attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix
ans (car le kaléidoscope n'est pas composé seulement par les groupes mondains,
mais par les idées sociales, politiques, religieuses, qui prennent une ampleur
momentanée grâce à leur réfraction dans des masses étendues, mais restant limitées
malgré cela à la courte vie des idées dont la nouveauté n'a pu séduire que des
esprits peu exigeants en fait de preuves). Ainsi s'étaient succédés les partis
et les écoles, faisant se prendre à eux toujours les mêmes esprits, hommes d'une
intelligence relative, toujours voués aux engouements dont s'abstiennent des esprits
plus scrupuleux et plus difficiles en fait de preuves. Malheureusement justement
parce que les autres ne sont que de demi esprits, ils ont besoin de se compléter
dans l'action, ils agissent ainsi plus que les esprits supérieurs, attirent à
eux la foule et créent autour d'eux non seulement les réputations surfaites et
les dédains injustifiés mais les guerres civiles et les guerres extérieures, dont
un peu de critique port-royaliste sur soi-même devrait préserver. Et quant à la
jouissance que donne à un esprit parfaitement juste, à un cur vraiment vivant,
la belle pensée d'un maître, elle est sans doute entièrement saine, mais si précieux
que soient les hommes qui la goûtent vraiment (combien y en a-t-il en vingt ans)
elle les réduit tout de même à n'être que la pleine conscience d'un autre. Qu'un
homme ait tout fait pour être aimé d'une femme qui n'eût pu que le rendre malheureux,
mais n'ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années à
obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer ses souffrances
et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse en mettant sous elle "un
million de mots" et les souvenirs les plus émouvants de sa propre vie, cette
pensée de Labruyère: "Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y
réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et si j'ose ainsi
parler, ils sont contraints de demeurer libres". Que ce soit ce sens ou non
qu'ait eu cette pensée pour celui qui l'écrivit (pour qu'elle l'eût et ce serait
plus beau, il faudrait "être aimés" au lieu d'"aimer") il
est certain qu'en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification
jusqu'à la faire éclater, il ne peut la redire qu'en débordant de joie tant il
la trouve vraie et belle, mais il n'y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement
la pensée de Labruyère.
Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque
c'est sous de petites choses comme celles qu'elle note, que la réalité est contenue
(la grandeur dans le bruit lointain d'un aéroplane, dans la ligne du clocher de
Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d'une madeleine, etc.) et qu'elles sont
sans signification par elles-mêmes si on ne l'en dégage pas?
Peu à peu conservée par la mémoire, c'est la chaîne de toutes les impressions
inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue
pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c'est ce mensonge-là que ne
ferait que reproduire un art soi-disant "vécu", simple comme la vie,
sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et
de ce que notre intelligence constate qu'on se demande où celui qui s'y livre,
trouve l'étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre entrain et de le faire
avancer dans sa besogne. La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui
que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir,
de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle
nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur
et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons,
cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui
est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie,
la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite
à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils
ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé
est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence
ne les a pas "développés". Ressaisir notre vie; et aussi la vie des
autres; car le style pour l'écrivain aussi bien que pour le peintre est une question
non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible
par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans
la façon dont nous apparaît le monde, différence qui s'il n'y avait pas l'art,
resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement, nous pouvons sortir
de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que
le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il
peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art au lieu de voir un seul monde, le nôtre,
nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a des artistes originaux, autant
nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que
ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le
foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient
leur rayon spécial.
Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de
l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail
inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même
l'amour-propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en
nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les
cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement
la vie. En somme cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il
exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette
vie qui ne peut pas s'"observer", dont les apparences qu'on observe
ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées.
Ce travail qu'avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d'imitation,
notre intelligence abstraite, nos habitudes, c'est ce travail que l'art défera,
c'est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé
réellement gît inconnu de nous qu'il nous fera suivre. Et sans doute c'était une
grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais
il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c'était avant tout
abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l'objectivité de ce qu'on
a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots "elle
était bien gentille" lire au travers: "j'avais du plaisir à l'embrasser".
Certes, ce que j'avais éprouvé dans ces heures d'amour, tous les hommes l'éprouvent
aussi. On éprouve, mais ce qu'on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne
montrent que du noir tant qu'on ne les a pas mis près d'une lampe, et qu'eux aussi
il faut regarder à l'envers: on ne sait pas ce que c'est tant qu'on ne l'a pas
approché de l'intelligence. Alors seulement quand elle l'a éclairé, quand elle
l'a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu'on
a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance que j'avais connue
d'abord avec Gilberte, que notre amour n'appartienne pas à l'être qui l'inspire
est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer,
ce n'est que pendant que nous souffrons que nos pensées en quelque sorte agitées
de mouvements perpétuels et changeants font monter comme dans une tempête, à un
niveau d'où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois,
sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n'avons pas vue, car le calme
du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas; peut-être seulement pour quelques
grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu'il y ait besoin pour
eux des agitations de la douleur; encore n'est-il pas certain quand nous contemplons
l'ample et régulier développement de leurs uvres joyeuses que nous ne soyons
trop portés à supposer d'après la joie de l'uvre, celle de la vie qui a
peut-être été au contraire constamment douloureuse?) Mais principalement parce
que si notre amour n'est pas seulement d'une Gilberte, ce qui nous fit tant souffrir,
ce n'est pas parce qu'il est aussi l'amour d'une Albertine, mais parce qu'il est
une portion de notre âme plus durable que les moi divers qui meurent successivement
en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, portion de notre âme qui doit,
quelque mal d'ailleurs utile que cela nous fasse se détacher des êtres pour que
nous en comprenions, et pour en restituer la généralité et donner cet amour, la
compréhension de cet amour, à tous, à l'esprit universel et non à telle, puis
à telle en lesquelles tel, puis tel de ceux que nous avons été successivement,
voudraient se fondre.
Il me fallait donc rendre leurs sens aux moindres signes qui m'entouraient (Guermantes,
Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec etc.) et auxquels l'habitude l'avait fait
perdre pour moi. Nous devons savoir que lorsque nous aurons atteint la réalité,
pour l'exprimer, pour la conserver, nous devrons écarter ce qui est différent
d'elle et ce que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l'habitude. Plus
que tout j'écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l'esprit choisissent,
ces paroles pleines d'humour, comme on dit dans la conversation, et qu'après une
longue conversation avec les autres on continue à s'adresser facticement et qui
nous remplissent l'esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu'accompagne
chez l'écrivain qui s'abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace,
qui altère à tout moment par exemple la phrase parlée d'un Sainte-Beuve, tandis
que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie
mais de l'obscurité et du silence. Et comme l'art recompose exactement la vie,
autour des vérités qu'on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère
de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que le vestige de la pénombre que
nous avons dû traverser, l'indication, marquée exactement comme par un altimètre,
de la profondeur d'une uvre. (Car cette profondeur n'est pas inhérente à
certains sujets comme le croient des romanciers matérialistement spiritualistes
puisqu'ils ne peuvent pas descendre au-delà du monde des apparences et dont toutes
les nobles intentions, pareilles à ces vertueuses tirades habituelles chez certaines
personnes incapables du plus petit effort de bonté, ne doivent pas nous empêcher
de remarquer qu'ils n'ont même pas eu la force d'esprit de se débarrasser de toutes
les banalités de forme acquises par l'imitation).
Quant aux vérités que l'intelligence même des plus hauts esprits
cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très
grande; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n'ont pas de profondeur
parce qu'il n'y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu'elles
n'ont pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n'apparaissent plus
ces vérités mystérieuses, n'écrivent plus à partir d'un certain âge qu'avec leur
intelligence qui a pris de plus en plus de force; les livres de leur âge mûr ont
à cause de cela plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils n'ont plus le
même velours.
Je sentais pourtant que ces vérités que l'intelligence dégage directement de la
réalité ne sont pas à dédaigner entièrement car elles pourraient en chasser d'une
matière moins pure mais encore pénétrer d'esprit ces impressions que nous apportent
hors du temps l'essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui
plus précieuses sont aussi trop rares pour que l'uvre d'art puisse être
composée seulement avec elles. Capables d'être utilisées pour cela, je sentais
se presser en moi une foule de vérités relatives aux passions, aux caractères,
aux murs. Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par
nous à une divinité, dont elle n'est qu'un reflet fragmentaire et le dernier degré,
divinité, dont la contemplation en tant qu'idée nous donne aussitôt de la joie
au lieu de la peine que nous avions. Tout l'art de vivre c'est de ne nous servir
des personnes qui nous font souffrir que comme d'un degré permettant d'accéder
à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre vie, de divinités. La
perception de ces vérités me causait de la joie; pourtant il me semblait me rappeler
que plus d'une d'entre elles, je l'avais découverte dans la souffrance, d'autres
dans de bien médiocres plaisirs. Alors, moins éclatante sans doute que celle qui
m'avait fait apercevoir que l'uvre d'art était le seul moyen de retrouver
le temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces
matériaux de l'uvre littéraire, c'était ma vie passée, je compris qu'ils
étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse,
dans la douleur emmagasinée par moi sans que je devinasse plus leur destination,
leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront
la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée
et je me trouvais avoir vécu pour elle, sans le savoir, sans que jamais ma vie
me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j'aurais voulu écrire
et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas
de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu'à ce jour aurait pu et n'aurait pas pu être
résumée sous ce titre: Une vocation. Elle ne l'aurait pas pu en ce sens que la
littérature n'avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l'aurait pu en ce que cette
vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille
à cet albumen qui est logé dans l'ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise
sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que
l'embryon d'une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes
chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en
rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite
d'elle, ignoreraient ce qui aurait été fait pour leur nourriture comme ignorent
ceux qui mangent les graines alimentaires que les riches substances qu'elles contiennent,
ont d'abord nourri la graine et permis sa maturation. En cette matière, les mêmes
comparaisons qui sont fausses si on part d'elles peuvent être vraies si on y aboutit.
Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il
est perdu s'il le fait. Mais quand il écrit, il n'est pas un geste de ses personnages,
un tic, un accent, qui n'ait été apporté à son inspiration par sa mémoire, il
n'est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante
noms de personnages vus, dont l'un a posé pour la grimace, l'autre pour le monocle,
tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l'écrivain
se rend compte que si son rêve d'être un peintre n'était pas réalisable d'une
manière consciente et volontaire il se trouve pourtant avoir été réalisé et que
l'écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoir... Car mû par
l'instinct qui était en lui, l'écrivain, bien avant qu'il crût le devenir un jour,
omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce
qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir
ni écouter ni voir, pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles
de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l'accent avec
lequel avait été dite une phrase et l'air de figure et le mouvement d'épaules
qu'avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien
d'autre, il y a de cela bien des années et cela parce que cet accent il l'avait
déjà entendu, ou sentait qu'il pourrait le réentendre, que c'était quelque chose
de renouvelable, de durable; c'est le sentiment du général qui dans l'écrivain
futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l'uvre d'art.
Car il n'a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu'ils fussent, répétant
comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s'étaient
faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d'une loi psychologique.
Il ne se souvient que du général. Par de tels accents, par de tels jeux de physionomie,
par de tels mouvements d'épaules, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance,
la vie des autres est représentée en lui et quand plus tard il écrira, elle lui
servira à recréer la réalité soit en composant un mouvement d'épaules commun à
beaucoup, vrai comme s'il était noté sur le cahier d'un anatomiste, mais gravé
ici pour exprimer une vérité psychologique, soit en emmanchant sur ce mouvement
d'épaules un mouvement de cou fait par un autre, chacun ayant donné son instant
de pose.
Il n'est pas certain que pour créer une uvre littéraire, l'imagination et
la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne
puisse sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont
l'estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un
homme né sensible et qui n'aurait pas d'imagination pourrait malgré cela écrire
des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts
pour la prévenir, les conflits qu'elle et la seconde personne cruelle, créeraient,
tout cela interprété par l'intelligence pourrait faire la matière d'un livre non
seulement aussi beau que s'il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur
à la rêverie de l'auteur s'il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant
pour lui-même, aussi accidentel qu'un caprice fortuit de l'imagination. Les êtres
les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement
exprimés, manifestent des lois qu'ils ne perçoivent pas, mais que l'artiste surprend
en eux. A cause de ce genre d'observations, le vulgaire croit l'écrivain méchant,
et il le croit à tort, car dans un ridicule l'artiste voit une belle généralité,
il ne l'impute pas plus à grief à la personne observée, que le chirurgien ne la
mésestimerait d'être affectée d'un trouble assez fréquent de la circulation; aussi
se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux
qu'il n'est méchant quand il s'agit de ses propres passions; tout en en connaissant
aussi bien la généralité, il s'affranchit moins aisément des souffrances personnelles
qu'elles causent. Sans doute quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux
aimé qu'il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit,
que ne donnerions-nous pas pour qu'il en fût autrement. Mais le ressentiment de
l'affront, les douleurs de l'abandon auront alors été les terres que nous n'aurions
jamais connues, et dont la découverte si pénible qu'elle soit à l'homme devient
précieuse pour l'artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré
eux, figurent dans son uvre. Le pamphlétaire associe involontairement à
sa gloire la canaille qu'il a flétrie.
On peut reconnaître dans toute uvre d'art ceux que l'artiste a le plus haïs
et hélas même celles qu'il a le plus aimées. Elles-mêmes n'ont fait que poser
pour l'écrivain dans le moment même où, bien contre son gré, elles le faisaient
le plus souffrir. Quand j'aimais Albertine, je m'étais bien rendu compte qu'elle
ne m'aimait pas et j'avais été obligé de me résigner à ce qu'elle me fît seulement
connaître ce que c'est qu'éprouver de la souffrance, de l'amour, et même au commencement
du bonheur. Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin,
à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore
que toutes celles que je donne ici et qui est que penser d'une façon générale,
qu'écrire, est pour l'écrivain une fonction saine et nécessaire dont l'accomplissement
rend heureux, comme pour les hommes physiques, l'exercice, la sueur et le bain.
A vrai dire, contre cela, je me révoltais un peu. J'avais beau croire que la vérité
suprême de la vie est dans l'art, j'avais beau d'autre part n'être pas plus capable
de l'effort de souvenir qu'il m'eût fallu pour aimer encore Albertine que pour
pleurer encore ma grand'mère, je me demandais si tout de même une uvre d'art
dont elles ne seraient pas conscientes seraient pour elles, pour le destin de
ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand'mère que j'avais, avec tant d'indifférence,
vu agoniser et mourir près de moi. O puissè-je, en expiation, quand mon uvre
serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous,
avant de mourir. D'ailleurs j'avais une pitié infinie même d'êtres moins chers;
même d'indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les
comprendre avait en somme utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules.
Tous ces êtres, qui m'avaient révélé des vérités et qui n'étaient plus, m'apparaissaient
comme ayant vécu une vie qui n'avait profité qu'à moi, et comme s'ils étaient
morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j'avait
tant tenu, serait dans mon livre, si dégagé d'un être, que des lecteurs divers
l'appliqueraient exactement à ceux qu'ils avaient éprouvé pour d'autres femmes.
Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût
donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité,
cette division de l'amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant
et avant même que j'écrivisse. J'avais bien souffert successivement pour Gilberte,
pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les
avais oubliées et seul mon amour dédié à des êtres différents avait été durable.
La profanation d'un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l'avais consommée
avant eux. Je n'étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait peut-être
à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient
poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes
auraient souffert et succombé, sans même savoir ce qui pour ma grand'mère du moins
eût été une telle récompense, l'issue de la lutte. Et une seule consolation qu'elle
ne sût pas que je me mettais enfin à l'uvre, était que tel est le lot des
morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps
d'avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle
souffrance pour elle. Et certes, il n'y aurait pas que ma grand'mère, pas qu'Albertine,
mais bien d'autres encore, dont j'avais pu assimiler une parole, un regard, mais
qu'en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus; un livre est un
grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés.
Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque
chose de l'être qui le porta, survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles
profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici? Et si elle y repose
en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs?
Mais puisque nous vivons, loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les
plus forts comme avait été mon amour pour ma grand'mère, pour Albertine, au bout
de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu'ils ne sont plus pour
nous qu'un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens
du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous
aimions pourtant est mort, alors s'il est un moyen pour nous d'apprendre à comprendre
ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l'employer, fallût-il pour cela
les transcrire d'abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent,
qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition
perpétuelle pour toutes les âmes. Même cette loi du changement qui nous a rendu
ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l'expliquer, notre infériorité ne
devient-elle pas une force nouvelle.
D'ailleurs l'uvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée
pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe
heureux de consolation. En effet, si on dit que les amours, les chagrins du poète
lui ont servi, qu'ils l'ont aidé à construire son uvre, que les inconnues
qui s'en doutaient le moins, l'une par une méchanceté, l'autre par une raillerie,
ont apporté chacune leur pierre pour l'édification du monument qu'elles ne verront
pas, on ne songe pas assez que la vie de l'écrivain n'est pas terminée avec cette
uvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles
sont entrées dans son uvre, cette nature continuera de vivre après l'uvre
terminée, lui fera aimer d'autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles
si ne les faisait légèrement dévier, tout ce que le temps modifie dans les circonstances,
dans le sujet lui-même, dans son appétit d'amour et dans sa résistance à la douleur.
A ce premier point de vue, l'uvre doit être considérée seulement comme un
amour malheureux qui en présage fatalement d'autres et qui fera que la vie ressemblera
à l'uvre, que le poète n'aura presque plus besoin d'écrire, tant il pourra
trouver dans ce qu'il a écrit, la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon
amour pour Albertine, et tel qu'il en différa était déjà inscrit dans mon amour
pour Gilberte au milieu des jours heureux duquel j'avais entendu pour la première
fois prononcer le nom et faire le portrait d'Albertine par sa tante, sans me douter
que ce germe insignifiant, se développerait et s'étendrait un jour sur toute ma
vie. Mais à un autre point de vue, l'uvre est signe de bonheur, parce qu'elle
nous apprend que dans tout amour, le général gît à côté du particulier, et à passer
du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant
négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l'expérimenter
par la suite, même au moment où l'on aime et où on souffre, si la vocation s'est
enfin réalisée, dans les heures où on travaille, on sent si bien l'être qu'on
aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu'on arrive à l'oublier par instants
et qu'on ne souffre plus de son amour en travaillant que comme de quelque mal
purement physique où l'être aimé n'est pour rien, comme d'une sorte de maladie
de cur. Il est vrai que c'est une question d'instants et que l'effet semble
être le contraire, si le travail vient plus tard. Car lorsque les êtres qui, par
leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions,
se sont réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous
étions forgés, si nous nous mettons alors à travailler, notre âme les élève de
nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-mêmes à des
êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas la littérature, recommençant le travail
défait de l'illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui
n'existaient plus.
Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage
du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps
il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine
mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine,
et qui n'est même pas exempte d'une certaine joie. Là où la vie emmure, l'intelligence
perce une issue, car s'il n'est pas de remède à un amour non partagé, on sort
de la constatation d'une souffrance, ne fût-ce qu'en en tirant les conséquences
qu'elle comporte. L'intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie
sans issue. Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu'en devenant
général et si l'esprit ment à soi-même, à l'idée que même les êtres qui furent
le plus cher à l'écrivain n'ont fait en fin de compte que poser pour lui comme
chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l'état d'ébauche,
une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent
de le finir, de l'étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore
trop se plaindre car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps.
Tout de même il faut se dépêcher de profiter d'eux car ils ne durent pas très
longtemps; c'est qu'on se console, ou bien quand ils sont trop forts, si le cur
n'est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre
ennemi, est notre bienfaiteur. A un être qui n'excitait en nous qu'un insignifiant
désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous
confondons avec lui. Si nous n'avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait
pas en amour. Si nous n'en avions pas, ou si nous ne croyons pas en avoir. Car
il n'est pas nécessaire qu'ils existent réellement. Suffisante pour notre bien
est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre
jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c'est le chagrin qui développe
les forces de l'esprit. D'ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une
loi, qu'il n'en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois
dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque
fois les mauvaises herbes de l'habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l'indifférence.
Il est vrai que cette vérité, qui n'est pas compatible avec le bonheur, avec la
santé, ne l'est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. A chaque
nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe
sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c'est ainsi que
peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux
Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches
des yeux et les rides du front s'il n'y avait la souffrance du cur. Mais
puisque les forces peuvent se changer en d'autres forces, puisque l'ardeur qui
dure devient lumière et que l'électricité de la foudre peut photographier, puisque
notre sourde douleur au cur peut élever au-dessus d'elle comme un pavillon
la permanence visible d'une image à chaque nouveau chagrin acceptons
le mal physique qu'il nous donne pour la connaissance spirituelle qu'il nous apporte;
laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s'en
détache, vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de
souffrances dont d'autres plus doués n'ont pas besoin, pour la rendre plus solide
au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s'ajouter à notre uvre.
Les idées sont des succédanés des chagrins; au moment où ceux-ci se changent en
idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cur, et même
au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie.
Succédanés dans l'ordre du temps seulement d'ailleurs, car il semble que l'élément
premier ce soit l'idée et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines
idées entrent d'abord en nous.
Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de
suite des joies. Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus
exact à la vérité que j'avais souvent pressentie, notamment quand Mme
de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme
remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu'elle
avait tort, mais je ne savais pas que ce qu'elle méconnaissait, c'était les leçons
avec lesquelles on fait son apprentissage d'homme de lettres. La valeur objective
des arts est peu de chose en cela; ce qu'il s'agit de faire sortir, d'amener à
la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c'est-à-dire les passions, les
sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire
de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu'un homme
supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir selon le plan où nous vivons si
nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est
peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la
femme heureuse d'avoir fait souffrir n'aurait guère pu comprendre. En tous cas
ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long
travail. Que l'intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront
bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n'a
presque qu'une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le
bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d'attachement
pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s'appelle le malheur.
Si l'on n'avait été heureux, ne fût-ce que par l'espérance, les malheurs seraient
sans cruauté et par conséquent sans fruit. Et plus qu'au peintre, à l'écrivain,
pour obtenir du volume, de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire,
comme il lui faut beaucoup d'églises vues pour en peindre une seule, il lui faut
aussi beaucoup d'êtres pour un seul sentiment, car si l'art est long et la vie
courte, on peut dire en revanche que si l'inspiration est courte, les sentiments
qu'elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui
esquissent nos livres, le repos d'intervalle qui les écrit. Quand l'inspiration
renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous
pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à la peindre
d'après une autre et si c'est une trahison pour l'autre, littérairement grâce
à la similitude de nos sentiments qui fait qu'une uvre est à la fois le
souvenir de nos amours passées et la péripétie de nos amours nouvelles, il n'y
a pas grand inconvénient à ces substitutions. C'est une des causes de la vanité
des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une uvre,
même de confession directe est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes
de la vie de l'auteur, ceux antérieurs qui l'ont inspirée, ceux postérieurs qui
ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités étant calquées
sur les précédentes. Car à l'être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas
si fidèles qu'à nous-même, et nous l'oublions tôt ou tard pour pouvoir
puisque c'est un des traits de nous-même recommencer d'aimer. Tout au plus
à cet amour, celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière,
qui nous fera lui être fidèle même dans l'infidélité. Nous aurons besoin avec
la femme suivante des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le
soir, ou de lui donner cent fois trop d'argent. (Une chose curieuse que cette
circulation de l'argent que nous donnons à des femmes qui, à cause de cela, nous
rendent malheureux, c'est-à-dire nous permettent d'écrire des livres on
peut presque dire que les uvres comme dans les puits artésiens, montent
d'autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cur).
Ces substitutions ajoutent à l'uvre quelque chose de désintéressé, de plus
général, qui est aussi une leçon austère que ce n'est pas aux êtres que nous devons
nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par
conséquent susceptibles d'expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter
et ne pas perdre de temps pendant qu'on a à sa disposition ces modèles. Car ceux
qui posent pour le bonheur n'ont généralement pas beaucoup de séances à nous donner.
Mais les êtres qui posent pour nous la douleur, nous accordent des séances bien
fréquentes, dans cet atelier où nous n'allons que dans ces périodes-là et qui
est à l'intérieur de nous-mêmes. Ces périodes-là sont comme une image de notre
vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes,
et au moment où on croyait que c'était calmé, une nouvelle, une nouvelle, dans
tous les sens du mot; peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent
à entrer plus profondément en contact avec nous-même; ces dilemmes douloureux
que l'amour nous pose à tout instant nous instruisent, nous découvrent successivement
la matière dont nous sommes faits.
D'ailleurs, même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant, la matière de
notre uvre, elle nous est utile en nous y incitant. L'imagination, la pensée,
peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes.
La souffrance alors les met en marche.
Aussi, quand Françoise voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes
chez moi comme un chien mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant
de chagrins, me disait (car à ce moment-là j'avais déjà fait quelques articles
et quelques traductions): "Ah! si Monsieur à la place de cette fille qui
lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait
classé toutes les paperoles de Monsieur!" J'avais peut-être tort de trouver
qu'elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin
Albertine m'avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire qu'un
secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si
mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l'homme) qu'il ne puisse
aimer sans souffrir, et qu'il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie
d'un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années
perdues, on attend une souffrance pour travailler. L'idée de la souffrance préalable
s'associe à l'idée du travail, on a peur de chaque nouvelle uvre en pensant
aux douleurs qu'il faudra supporter d'abord pour l'imaginer. Et comme on comprend
que la souffrance est la meilleure chose que l'on puisse rencontrer dans la vie,
on pense sans effroi, presque comme à une délivrance à la mort. Pourtant, si cela
me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n'avons
pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres mais tout le contraire.
Le cas de Werther, si noble, n'était pas hélas le mien. Sans croire un instant
à l'amour d'Albertine j'avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m'étais ruiné,
j'avais détruit ma santé pour elle. Quand il s'agit d'écrire, on est scrupuleux,
on regarde de très près, on rejette tout ce qui n'est pas vérité. Mais tant qu'il
ne s'agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges.
Il est vrai que c'est de la gangue de ces mensonges-là que (si l'âge est passé
d'être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des
serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l'empire de qui on
tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui
par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux
qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui si proches qu'elles
doivent être l'une de l'autre, l'heure de la vérité a sonné avant l'heure de la
mort.
De ma vie passée, je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru
à me donner la leçon d'idéalisme dont j'allais profiter aujourd'hui. Mes rencontres
avec M. de Charlus par exemple, ne m'avaient-elles pas permis, même avant que
sa germanophilie me donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour pour Mme
de Guermantes, ou pour Albertine, que l'amour de Saint-Loup pour Rachel, de me
convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par
la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l'inversion
sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l'amour; celui-ci
nous montre la beauté fuyant la femme que nous n'aimons plus et venant résider
dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait
pu, pourra un jour nous déplaire; mais il est encore plus frappant de la voir
obtenant tous les hommages d'un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle
princesse, émigrer sous la casquette d'un contrôleur d'omnibus. Mon étonnement
à chaque fois que j'avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage,
le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d'Albertine, ne prouvait-il
pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l'impression
avec laquelle il a coïncidé d'abord et de laquelle il s'éloigne de plus en plus.
L'écrivain ne doit pas s'offenser que l'inverti donne à ses héroïnes un visage
masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l'inverti de donner
ensuite à ce qu'il lit toute sa généralité. Si M. de Charlus n'avait pas donné
à l'"infidèle" sur qui Musset pleure dans la Nuit d'Octobre ou
dans le Souvenir, le visage de Morel, il n'aurait ni pleuré, ni compris,
puisque c'était par cette seule voie, étroite et détournée, qu'il avait accès
aux vérités de l'amour. L'écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage
insincère des préfaces et des dédicaces, "mon lecteur". En réalité,
chaque lecteur est quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain
n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre
de discerner ce que sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance
en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité
de celui-ci et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence
entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur.
De plus le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf et ne
lui présenter ainsi qu'un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais
d'autres particularités (comme l'inversion) peuvent faire que le lecteur ait besoin
de lire d'une certaine façon pour bien lire; l'auteur n'a pas à s'en offenser
mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant: "Regardez
vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre".
Si je m'étais toujours tant intéressé aux rêves que l'on a pendant le sommeil,
n'est-ce pas parce que compensant la durée par la puissance, ils nous aident à
mieux comprendre ce qu'a de subjectif par exemple l'amour? Et cela par le simple
fait que mais avec une vitesse prodigieuse ils réalisent ce qu'on
appellerait vulgairement nous mettre une femme dans la peau, jusqu'à nous faire
passionnément aimer pendant quelques minutes une laide, ce qui dans la vie réelle
eût demandé des années d'habitude, de collage et comme si elles étaient
inventées par quelque docteur miraculeux des piqûres intraveineuses d'amour,
aussi bien qu'elles peuvent l'être aussi de souffrance; avec la même vitesse la
suggestion amoureuse qu'ils nous ont inculquée se dissipe, et quelquefois non
seulement l'amoureuse nocturne a cessé d'être pour nous comme telle, étant redevenue
la laide bien connue, mais quelque chose de plus précieux se dissipe aussi, tout
un tableau ravissant de sentiments, de tendresse, de volupté, de regrets vaguement
estompés, tout un embarquement pour Cythère de la passion dont nous voudrions
noter, pour l'état de veille, les nuances d'une vérité délicieuse, mais qui s'efface
comme une toile trop pâlie qu'on ne peut restituer. Eh bien, c'était peut-être
aussi par le jeu formidable qu'ils font avec le Temps que les Rêves m'avaient
fasciné. N'avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d'une nuit, des
temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons presque
plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse
sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s'ils avaient été des avions géants
au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire ravoir tout ce qu'ils
avaient contenu pour nous, nous donner l'émotion, le choc, la clarté de leur voisinage
immédiat, qui ont repris une fois qu'on est réveillé la distance qu'ils avaient
miraculeusement franchie jusqu'à nous faire croire, à tort d'ailleurs, qu'ils
étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu.
Je m'étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout
dans l'objet, quand tout est dans l'esprit; j'avais perdu ma grand'mère en réalité
bien des mois après l'avoir perdue en fait, j'avais vu les personnes varier d'aspect
selon l'idée que moi ou d'autres s'en faisaient, une seule être plusieurs selon
les personnes qui la voyaient (tels les divers Swann du début de cet ouvrage,
suivant ceux qui le rencontraient; la princesse de Luxembourg suivant qu'elle
était vue par le premier président ou par moi), même pour une seule au cours des
années (les variations du nom de Guermantes, et les divers Swann pour moi). J'avais
vu l'amour placer dans une personne ce qui n'est que dans la personne qui aime.
Je m'en étais d'autant mieux rendu compte que j'avais fait varier et s'étendre
à l'extrême la distance entre la réalité objective et l'amour (Rachel pour Saint-Loup
et pour moi, Albertine pour moi et Saint-Loup, Morel ou le conducteur d'omnibus
pour Charlus ou d'autres personnes). Enfin, dans une certaine mesure, la germanophilie
de M. de Charlus, comme le regard de Saint-Loup sur la photographie d'Albertine,
m'avait aidé à me dégager pour un instant sinon de ma germanophobie du moins de
ma croyance en la pure objectivité de celle-ci et à me faire penser que peut-être
en était-il de la haine comme de l'amour et que dans le jugement terrible que
porte en ce moment même la France à l'égard de l'Allemagne qu'elle juge hors de
l'humanité, y avait-il surtout une objectivité de sentiments, comme ceux qui faisaient
paraître Rachel et Albertine si précieuses l'une à Saint-Loup, l'autre à moi.
Ce qui rendait possible en effet que cette perversité ne fût pas entièrement intrinsèque
à l'Allemagne est que de même qu'individuellement, j'avais eu des amours successives
après la fin desquelles l'objet de cet amour m'apparaissait sans valeur, j'avais
déjà vu dans mon pays des haines successives qui avaient fait apparaître par exemple
comme des traîtres mille fois pires que les Allemands auxquels ils livraient
la France des dreyfusards comme Reinach avec lequel collaboreraient aujourd'hui
les patriotes contre un pays dont chaque membre était forcément un menteur, une
bête féroce, un imbécile, exception faite des Allemands qui avaient embrassé la
cause française comme le roi de Roumanie ou l'impératrice de Russie. Il est vrai
que les antidreyfusards m'eussent répondu, "Ce n'est pas la même chose".
Mais en effet, ce n'est jamais la même chose, pas plus que ce n'est la même personne,
sans cela devant le même phénomène celui qui en est la dupe ne pourrait accuser
que son état subjectif et ne pourrait croire que les qualités ou les défauts sont
dans l'objet.
L'intelligence n'a point de peine alors à baser sur cette différence une théorie
(enseignement contre nature des congréganistes selon les radicaux, impossibilité
de la race juive à se nationaliser, haine perpétuelle de la race allemande contre
la race latine, la race jaune étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif
se marquait d'ailleurs dans les conversations des neutres où les germanophiles
par exemple avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d'écouter
quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles
étaient réelles). Ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme dans la
vue elle-même, n'empêchait pas que l'objet put posséder des qualités ou des défauts
réels et ne faisait nullement s'évanouir la réalité en un pur "relativisme".
Et si après tant d'années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence
capitale du lac interne jusque dans les relations internationales, tout au commencement
de ma vie, ne m'en étais-je pas douté quand je lisais dans le jardin de Combray
un de ces romans de Bergotte que même aujourd'hui, si j'en ai feuilleté quelques
pages oubliées où je vois les ruses d'un méchant, je ne repose le livre qu'après
m'être assuré, en passant cent pages que vers la fin ce même méchant est dûment
humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets ont échoué. Car
je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces personnages, ce qui ne
les différenciait d'ailleurs pas des personnes qui se trouvaient cet après-midi
chez Mme de Guermantes et dont, pour plusieurs au moins, la vie passée
était aussi vague pour moi que si je l'eusse lue dans un roman à demi oublié.
Le prince d'Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X.? Ou plutôt
n'était-ce pas le frère de Mlle X. qui avait dû épouser la sur
du prince d'Agrigente, ou bien faisais-je une confusion avec une ancienne lecture,
ou un rêve récent? Le rêve était encore un de ces faits de ma vie, qui m'avait
toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère
purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l'aide dans la composition
de mon uvre. Quand je vivais d'une façon un peu moins désintéressée pour
un amour, un rêve, venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir
de grandes distances de temps perdu, ma grand'mère, Albertine que j'avais recommencé
à aimer parce qu'elle m'avait fourni, dans mon sommeil, une version d'ailleurs
atténuée de l'histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu'ils viendraient quelquefois
rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou
même les rencontres de la nature ne me présentaient pas, qu'ils réveilleraient
en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition
pour travailler, pour s'abstraire de l'habitude, pour se détacher du concret.
Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait
parfois à l'autre.
J'avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc
de Guermantes, par exemple), était vulgaire "vous n'êtes pas gêné",
disait-il, comme eût pu dire Cottard. J'avais vu dans la médecine, dans l'affaire
Dreyfus, pendant la guerre, croire que la vérité c'est un certain fait, que les
ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n'a pas besoin d'interprétation,
qui font qu'un cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu'a le
malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans
avoir besoin d'envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou
non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n'est pas une heure
de ma vie qui n'eût ainsi servi à m'apprendre comme je l'ai dit que seule la perception
grossière et erronée place tout dans l'objet quand tout au contraire est dans
l'esprit. En somme, si j'y réfléchissais, la matière de mon expérience me venait
de Swann non pas seulement par tout ce qui le concernait lui-même et Gilberte.
Mais c'était lui qui m'avait dès Combray donné le désir d'aller à Balbec, où sans
cela mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer et sans quoi je n'aurais
pas connu Albertine. Certes, c'est à son visage, tel que je l'avais aperçu pour
la première fois devant la mer que je rattachais certaines choses que j'écrirais
sans doute. En un sens j'avais raison de les lui rattacher car si je n'étais pas
allé sur la digue ce jour-là, si je ne l'avais pas connue, toutes ces idées ne
se seraient pas développées (à moins qu'elles ne l'eussent été par une autre).
J'avais tort aussi car ce plaisir générateur que nous aimons à trouver rétrospectivement
dans un beau visage de femme, vient de nos sens: il était bien certain en effet
que ces pages que j'écrirais, Albertine, surtout l'Albertine d'alors ne les eût
pas comprises. Mais c'est justement pour cela (et c'est une indication à ne pas
vivre dans une atmosphère trop intellectuelle) parce qu'elle était si différente
de moi, qu'elle m'avait fécondé par le chagrin et même d'abord par le simple effort
pour imaginer ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les
comprendre, par cela même elles ne les eût pas inspirées.
Mais sans Swann je n'aurais pas connu même les Guermantes puisque ma grand'mère
n'eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de
Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m'avait fait connaître la duchesse de Guermantes
et par elle sa cousine, de sorte que ma présence même en ce moment chez le prince
de Guermantes, où venait de me venir brusquement l'idée de mon uvre (ce
qui faisait que je devrais à Swann non seulement la matière mais la décision)
me venaient aussi de Swann. Pédoncule un peu mince peut-être pour supporter ainsi
l'étendue de toute ma vie. (Ce côté de Guermantes s'était trouvé en ce sens ainsi
procéder du "côté de chez Swann"). Mais bien souvent cet auteur des
aspects de notre vie, est quelqu'un de bien inférieur à Swann, est l'être le plus
médiocre. N'eût-il pas suffi qu'un camarade quelconque m'indiquât quelque agréable
fille à y posséder (que probablement je n'y aurais pas rencontrée) pour que je
fusse allé à Balbec. Souvent ainsi on rencontre plus tard un camarade déplaisant,
on lui serre à peine la main, et pourtant si jamais on y réfléchit, c'est d'une
parole en l'air qu'il nous a dite, d'un "vous devriez venir à Balbec",
que toute notre vie et notre uvre sont sorties. Nous ne lui en avons aucune
reconnaissance, sans que cela soit faire preuve d'ingratitude. Car en disant ces
mots, il n'a nullement pensé aux énormes conséquences qu'ils auraient pour nous.
C'est notre sensibilité et notre intelligence qui ont exploité les circonstances,
lesquelles, la première impulsion donnée, se sont engendrées les unes les autres
sans qu'il eût pu prévoir la cohabitation avec Albertine plus que la soirée masquée
chez les Guermantes. Sans doute son impulsion fut nécessaire, et par là la forme
extérieure de notre vie, la matière même de notre uvre dépendent de lui.
Sans Swann, mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer à Balbec. Il n'était
pas d'ailleurs responsable des souffrances que lui-même avait indirectement causées.
Elles tenaient à ma faiblesse. La sienne l'avait bien fait souffrir lui-même par
Odette. Mais en déterminant ainsi la vie que nous avons menée, il a par là même
exclu toutes les vies que nous aurions pu mener à la place de celle-là. Si Swann
ne m'avait pas parlé de Balbec, je n'aurais pas connu Albertine, la salle à manger
de l'hôtel, les Guermantes. Mais je serais allé ailleurs, j'aurais connu des gens
différents, ma mémoire comme mes livres seraient remplis de tableaux tout autres,
que je ne peux même pas imaginer et dont la nouveauté, inconnue de moi, me séduit
et me fait regretter de n'être pas allé plutôt vers elle et qu'Albertine et la
plage de Balbec et de Rivebelle et les Guermantes ne me fussent pas toujours restés
inconnus.
La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre tableau,
va nous chercher dans la rue la belle fille qu'il fallait. Elle n'était plus belle,
elle l'est redevenue, car nous sommes jaloux d'elle, elle remplira ce vide.
Une fois que nous serons morts, nous n'aurons pas de joie que ce tableau ait été
ainsi complété. Mais cette pensée n'est nullement décourageante. Car nous sentons
que la vie est un peu plus compliquée qu'on ne dit, et même les circonstances.
Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie si utile
ne naît pas forcément d'un regard, ou d'un récit, ou d'une rétroflexion. On peut
la trouver prête à nous piquer entre les feuillets d'un annuaire ce qu'on
appelle Tout-Paris pour Paris et pour la campagne "Annuaire des Châteaux"-;
nous avions distraitement entendu dire par telle belle fille qui nous était devenue
indifférente qu'il lui faudrait aller voir quelques jours sa sur dans le
Pas-de-Calais. Nous avions ainsi distraitement pensé autrefois que peut-être bien
la belle fille avait été courtisée par M.E. qu'elle ne voyait plus jamais, car
plus jamais elle n'allait dans ce bar où elle le voyait jadis. Que pouvait être
sa sur, femme de chambre peut-être? Par discrétion nous ne l'avions pas
demandé. Et puis voici qu'en ouvrant au hasard l'Annuaire des Châteaux, nous trouvons
que M.E. a son château dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque. Plus de doute,
pour faire plaisir à la belle fille il a pris sa sur comme femme de chambre,
et si la belle fille ne le voit plus dans le bar, c'est qu'il la fait venir chez
lui, habitant Paris presque toute l'année, mais ne pouvant se passer d'elle même
pendant qu'il est dans le Pas-de-Calais. Les pinceaux ivres de fureur et d'amour
peignent, peignent. Et pourtant, si ce n'était pas cela? Si vraiment M.E. ne voyait
plus jamais la belle fille mais par serviabilité avait recommandé la sur
de celle-ci à un frère qu'il a, habitant lui toute l'année le Pas-de-Calais. De
sorte qu'elle va même peut-être par hasard voir sa sur au moment où M.E.
n'est pas là, car ils ne se soucient plus l'un de l'autre. Et à moins encore que
la sur ne soit pas femme de chambre dans le château ni ailleurs mais ait
des parents dans le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant
ces dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu'importe, celle-ci,
cachée dans les feuillets de l'Annuaire des Châteaux, est venue au bon moment
car maintenant le vide qu'il y avait dans la toile est comblé. Et tout se compose
bien grâce à la présence suscitée par la jalousie de la belle fille dont déjà
nous ne sommes plus jaloux et que nous n'aimons plus.